Cinq mois à peine après le mouvement national du 10 janvier dernier, un appel à la mobilisation des chauffeurs de taxi est lancé pour le 27 Juin prochain.
En lançant leur ultimatum au Gouvernement en menaçant de « tirer à nouveau sur le frein à main » pour ralentir le pays, les chauffeurs de taxi révèlent un profond malaise. Souhaitant se faire entendre, leur réflexe risque néanmoins d’être contre-productif voire mortifère pour leur profession :
Priver les français de la liberté de circuler pour la deuxième fois en six mois, c’est susciter une nouvelle fois l’antipathie de l’opinion publique et jeter une partie de leur clientèle dans les bras de leurs concurrents parfois « déloyaux », les désormais fameux véhicules de tourisme avec chauffeurs (VTC).
Ces VTC, avatars du rapport ATTALI dont le statut fut créé un an après son rejet massif prolifèrent désormais notamment à Paris…
Ravis d’obtenir une publicité gratuite à chaque mouvement d’exaspération d’une profession vilipendée pour son statut protégé, les VTC sont pour l’instant aujourd’hui les grands gagnants d’un marché déréglementé dans les faits !
Une déréglementation illégitime cachée, imposée dans les faits.
Car il nous faut regarder la vérité bien en face : Le marché du transport public de personnes est désormais déréglementé en France, mettant les chauffeurs de taxi devant le fait accompli. Ce coup de force illégitime est le résultat de deux faits historiques conjugués, l’un législatif, l’autre technologique :
1) Au plan législatif, dès 2009 à la faveur de la promulgation de la Loi NOVELLI sur la modernisation du Tourisme, la création du nouveau statut de VTC a ouvert une brèche sur le marché du transport public de personnes. Ce texte a tout simplement préparé le terrain de la « blitzkrieg technologique » qui déferle aujourd’hui sur « la ligne Maginot réglementaire » des taxis français.
2) Au plan technologique, servis par la diffusion massive des smartphones depuis 2007, des start-up éditrices d’applications gratuites ont émergé ici ou là à peine deux ans plus tard partout sur la surface du globe, faisant fi pour la plupart d’entre elles des textes réglementaires nationaux régissant le transport public local dont notamment la réglementation taxi encadrant la commande immédiate d’un véhicule de transport public :
A Tel-Aviv, Hambourg, San Francisco, Singapour, Athènes, Londres mais aussi à Paris, des aventuriers de la géolocalisation ont saisi leur chance avec une approche globale, convaincus qu’il existe un modèle économique pour un marché du « e-hailing » mondialisé, autrement dit, la commande universelle en temps réel d’un véhicule de transport public en n’importe quel point du globe à tout instant. Qu’il soit taxi ou pas, là n’est pas leur affaire, la norme, c’est la satisfaction du client qui d’un clic sur son smartphone peut alerter un chauffeur alentour, le voir arriver sur son écran, connaître le temps d’approche, le prix de la prestation, la régler de façon dématérialisée, diffuser son avis sur la qualité de service rendu à la communauté abonnée…
Des levées de fonds, des prises de participation qui laissent rêveur en période de crise ont été enregistrées ici et là :
1,5 millions d’euros pour une jeune société grecque, 10 millions de dollars pour une entreprise israélienne, prise de participation du constructeur automobile Daimler Benz à hauteur de 15% au capital d’une start-up allemande pour un montant là encore de plusieurs millions d’euros…
Une anecdote fameuse raconte même que c’est en désespérant de trouver un taxi à Paris fin 2008 que deux américains souhaitant se rendre à la conférence « LeWeb » ont eu l’idée de créer leur start-up aujourd’hui soutenue par Goldman Sachs à hauteur de 32 millions de dollars…
Désormais, un vent de libéralisme débridé souffle sur ce marché partout dans le monde, et fait écho particulièrement à Bruxelles dans une Europe au taux de chômage record, et à l’économie anémiée.
Quelles responsabilités des pouvoirs publics ?
Si le législateur français ne parvient plus à protéger la profession de chauffeur de taxi, il détient une part de responsabilités dans l’état actuel de décomposition des textes et de leur application. Le législateur n’a pas su anticiper et contenir les effets (y compris pour l’Etat) de la distorsion de concurrence provoquée par les conditions d’accès à la profession difficiles des uns face à celles beaucoup plus faciles des autres conjuguées aux profondes transformations provoquées par la révolution numérique mobile. Rappelons qu’une autorisation administrative de stationnement de taxi (licence) coûte aujourd’hui 235 000 euros à Paris pour un véhicule exploité, lorsqu’elle ne coûte que 100 euros pour une entreprise de VTC quelque soit le nombre de véhicules inscrits au registre ATOUT France.
Ce manque d’anticipation patent conduit aujourd’hui à des absences de recettes pour les caisses de l’Etat :
Chaque jour à Paris, des chauffeurs auto-entrepreneurs sous-traitent leurs factures exonérées de TVA à leur donneur d’ordre (lui même immatriculé dans le paradis fiscal du Delaware), au titre de l’application de l’article 293 B du CGI. Dans le même temps leurs concurrents chauffeurs de taxi sont assujettis à un taux de 7% multiplié par zéro pour chaque course perdue...
Les chauffeurs de taxi bousculés…
Les taxis organisent une résistance partout avec le même réflexe corporatiste de Washington à Paris, de Milan à New-York, craignant une perte de recettes mais aussi la dévaluation de leurs licences chèrement acquises. Toutefois ils seraient bien avisés d’anticiper ces changements technologiques radicaux qui s’installent peu à peu sur leur marché au mépris d’une réglementation qui ne les protège plus en se posant cette simple question :
Si la technologie dépasse aussi facilement l’application des textes réglementaires, peut-on brider la technologie ou doit-on faire évoluer les textes en intégrant le progrès technologique ?
Au plan stratégique, les chauffeurs de taxi qui appellent à la mobilisation le 27 juin prochain doivent s’interroger sur la pertinence d’une de leurs revendications : à quoi bon servira-t-il d’exiger de contraindre les VTC de répondre exclusivement à des réservations d’un véhicule au moins deux heures à l’avance pour ménager leurs parts de marché lorsqu’il sera si facile de contourner la Loi en la rendant inapplicable ? Car cette revendication reviendrait tout simplement à interdire la neige de tomber en hiver lorsque chacun peut télécharger une application librement accessible via internet pour lancer une commande en temps réel géolocalisée afin de solliciter un chauffeur alentour…
Qui peut croire sérieusement que quelques milliers de chauffeurs de taxi français parviendront à contraindre Apple ou Google à bannir des applications gratuites de commandes immédiates géolocalisées sur les « stores mobiles » français ? La parade serait immédiate : Il suffirait de changer l’application de « store », pour la télécharger !
Encore une fois, le principe de réalité impose deux prises de conscience :
1) celle du saut technologique par dessus l’esprit et la lettre de la réglementation taxi actuelle devenue obsolète dans les faits ;
2) Sur un marché donné, c’est le client qui choisit son offre de services, c’est lui qui commande !
On ne peut pas obliger un client détenteur d’un smartphone de comprendre pour quelles raisons un fournisseur doit s’endetter sur quinze ans pour être autorisé à lui rendre service lorsqu’un autre dans le même temps n’a payé que 100 euros pour le faire… On ne peut pas davantage le contraindre à parfois régler en numéraire sa course, lorsqu’il a le choix d’être débité directement sur son compte une fois la prestation réalisée… On ne l’obligera pas non plus à comprendre le bien-fondé du paiement d’un compteur d’approche lorsqu’on lui proposera par ailleurs l’intégration de ce coût dans un forfait calculé et connu à l’avance !
Et si comparaison n’est pas raison, il n’est pas inutile de se remémorer que l’industrie musicale s’est transformée radicalement sous la pression des nouveaux consommateurs convertis au numérique. Quelques années plus tard l’une de ses nombreuses conséquences fut notamment la chute d’une chaîne de magasins de renommée internationale qui avait pourtant pignon sur la plus belle avenue du monde…
A Paris comme ailleurs, l’effet Smartphone est une réelle opportunité.
Bien employées, les nouvelles technologies apportent une réponse aujourd’hui indéniable :
L’intelligence des nouveaux outils numériques mobiles, s’affranchit des contraintes de l’espace et du temps, et ouvre des perspectives nouvelles à la régulation de l’offre face à la demande.
Les acteurs historiques dominants du marché du taxi (centralisateurs et dispatcheurs des commandes immédiates et des réservations des clients) le vivent comme une menace bien réelle. A juste titre car ce changement technologique est surtout une opportunité nouvelle qui s’offre à la fois aux consommateurs comme aux chauffeurs indépendants d’esprit qu’ils soient artisans, locataires ou salariés.
L’ère de la soumission aux donneurs d’ordre, véritable « salariat déguisé » est révolue pour les chauffeurs artisans et surtout locataires. Car la requalification du contrat de location de radio en contrat de travail du fait de l’assujettissement à leur seule et exclusive distribution de chiffre d’affaires par la voix des airs a créé un précédent dans le milieu du taxi parisien : « l’affaire BAHTITI » fait désormais jurisprudence après une longue procédure de huit ans jusqu’en Cour de Cassation…
Hier encore la domination de certains « centraux radio » était donc sans partage, faisant la pluie et le beau temps en organisant la rareté de l’offre à leur avantage. Mais aujourd’hui ces mêmes acteurs sont sanctionnés par leurs anciens clients (chauffeurs comme clients) bien conscients d’avoir été abusés pendant de trop longues années…
C’est donc une double opportunité que les nouvelles technologies apportent :
- la liberté au travail, des gains de productivité pour les uns
- le choix et l’amélioration de l’offre par la pression concurrentielle pour les autres.
Gardons nous toutefois d’un angélisme béat : Des chauffeurs américains ont dénoncé récemment les excès d’un éditeur d’application smartphone VTC ayant abusé de sa position d’intermédiaire avec les clients (notre vidéo). Partout les mêmes causes peuvent reproduire les mêmes effets, au détriment des chauffeurs et des consommateurs… Pour prévenir ces dérives, il convient d’assurer les conditions d’une libre et saine concurrence.
Dérèglementer ou mieux réguler ?
Ce monde technologique merveilleux où tout paraît fluide et simple au client n’est que la face visible de l’iceberg. La face cachée se révèle parfois cruelle pour les chauffeurs s’ils dépendent exclusivement d’un seul intermédiaire fournisseur de courses… Il peut-être aussi un leurre voire un danger si on oublie l’essentiel pour le client :
Proposer un service de transport public, c’est aussi assurer un service complet nécessairement assujetti à la sécurité publique, placé sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur, nécessitant des moyens de contrôle. On imagine mal comment les pouvoirs publics assureraient la sécurité des clients ne serait-ce qu’à Paris dans un marché du taxi déréglementé avec 30 000 à 40 000 véhicules supplémentaires !
Les clients qui expriment légitimement leur exaspération devant le manque de taxis aux heures de pointe sont les victimes bien malgré elles d’un amalgame dont on peut interroger la motivation réelle aux plans politique et économique. Car la réglementation protège avant tout le consommateur là où la régulation devrait s’occuper d’améliorer l’adéquation entre l’offre et la demande, notamment particulièrement défaillante à Paris !
l’Histoire de notre pays nous l’a déjà enseigné : la voie de la déréglementation fut explorée dès 1931 par Pierre LAVAL avec le succès que l’on connaît : Passés de 12 000 à 32 000 taxis en trois années à peine, les faillites en cascades et les nombreux suicides des chauffeurs ont finalement conduit à un retour en arrière, avec la limitation de l’offre dès 1937…
Plus récemment, le cas irlandais mérite attention :
Après la libéralisation, ce sont aujourd’hui des centaines de taxis qui stationnent dans l’attente du client hypothétique, des recettes en baisse, une attractivité du métier minorée… tout ceci au final au détriment de la qualité du service, la chasse à la course crispant les comportements des chauffeurs.
Osons donc l’écrire : Bruxelles ne peut ignorer le risque de précarisation des 55 000 chauffeurs de taxi français comme conséquence finale de la déréglementation qu’elle préconise. Sauf à créer les conditions d’une stimulation efficace et importante de la demande qui ne se décrète pas, on se remémorera utilement que Huw Pill, l’économiste en chef de Goldman Sachs recommandait au début de l’année 2013 une baisse drastique de 30% des salaires en France pour relancer son économie… La célèbre banque américaine serait-elle juge et partie dans cette affaire en cherchant à favoriser indirectement le développement de l’une de ses filiales sur ce nouveau marché ?
l’Innovation au service de la régulation et de l’intérêt général
Alors que faire ?
Les chauffeurs de taxi seraient-ils condamnés à disparaître face à l’émergence de nouvelles puissances financières et technologiques, nouvelle forme de concurrence déloyale, s’affranchissant des règlementations du fait du saut technologique des nouveaux outils au service de la mobilité ?
Certainement pas. Bien au contraire, les taxis jouissent de nombreux atouts, à commencer par leur nombre (55 000 en France) et la capillarité de leur implantation sur tout le territoire national leur conférant proximité et réactivité notamment en milieu rural. S’il appartient au législateur de déterminer les conditions d’une concurrence apaisée entre VTC et chauffeurs de taxi telles qu’elles puissent être applicables et appliquées sur le terrain, la meilleure façon de réagir pour ces derniers est bien de se saisir des nouveaux outils technologiques désormais répandus en quantité industrielle, et donc particulièrement accessibles pour le consommateur comme pour eux mêmes.
A l’innovation il faut donc répondre par l’innovation :
L’alliance de la géolocalisation, des nouvelles technologies mobiles, et des réseaux sociaux vont favoriser l’émergence de nouveaux usages.
Dont un en particulier déjà expérimenté en région parisienne : Le covoiturage par taxi.
Le partage de taxi par covoiturage est une piste intéressante à explorer qu’il faut approfondir, car elle stimule la demande par la division par deux, trois voire quatre ou plus encore du montant de la course, elle augmente la recette du chauffeur davantage sollicité lors de sa journée, mais elle apporte également des bénéfices à la collectivité toute entière :
- au plan écologique, par la diminution de l’empreinte carbone des chauffeurs de taxi au nombre de personnes transportées par trajet ;
- au plan de la santé publique, par la réduction des émanations des particules fines de gazole déclarées cancérogènes par un récent rapport de l’OMS ;
- au plan de la disponibilité de l’offre de transport public à parc de véhicules constant, par la capacité à traiter plus efficacement les pics de demande pendant les heures de pointe…
Entré dans les mœurs désormais, le covoiturage est devenu un phénomène de société avec le développement de sites spécialisés enregistrant plusieurs centaines de milliers de membres et des millions de kilomètres parcourus, notamment en France…
Demain, très prochainement on covoiturera en région parisienne puis dans les grands centres urbains pour le bénéfice de tous. Les taxis détiennent un facteur clé d’amélioration de la mobilité urbaine du « Grand Paris » et des projets « Métropole »… Qu’ils accélèrent leur mouvement vers la modernité au bénéfice de la société toute entière !