C’était un soir. De désespoir.
C’était un soir où l’Humanité me semblait étrangère à toute forme d’humanité, où l’absurdité de l’existence était l’évidence, où plus rien ne signifiait rien.
C’était un bout d’un rouleau. C’était soixante euros à extraire du distributeur, en inspirant profondément à pleins poumons l’air frais d’une nuit d’hiver, comme pour s’enivrer d’une absence de culpabilité à peine contenue. C’était cinq minutes plus tard une porte avec une lanterne rouge, une sonnette dans l’île Saint-Louis, un lieu bien précis :« l’Escapade ».
Elle était à peine vêtue, ou plutôt vêtue pour suggérer que je ne m’étais pas trompé d’endroit. Le vestiaire, comme formalité d’usage puis cet escalier, sans rampe, en pierre de taille où elle me précédait comme pour me guider dans cet univers interlope où je mettais les pieds pour la première fois.
Qu’étais-je venu y chercher, si ce n’est une part de moi-même que je n’osais découvrir ?
Le bar, la piste de danse, les banquettes de moleskine suggestives, quelques coins dans la pénombre, mais pas trop… pour pouvoir voir, et être vu.
Mais quelle sensation étrange m’habitait soudainement ?
Comme l’impression d’être un spectateur qui pouvait basculer à tout moment pour devenir l’acteur d’un spectacle improvisé… avec celles qui venaient là, seules ou accompagnées…de leurs complices. Impression de déjà vu mais quoi au juste ?
Eros et Thanatos. La pulsion de vie, le désir, et la pulsion de mort, envie de détruire. Le mélange de tout ça, quelque chose d’instinctif aussi, d’animal, comme si les mots n’avaient plus d’importance. Comme si les psychismes suffisaient à communiquer, que ce qui comptait c’était l’immédiateté du corps en substitution au cheminement toujours plus tortueux, toujours plus long, toujours plus déroutant et pout finir toujours plus irrémédiablement erroné de la pensée, de la parole. La vérité des corps contre la futilité des mots. La brutalité de la Nature, contre le raffinement de la Culture. La physique contre la métaphysique.
Voilà j'y suis... je me souviens maintenant... Cette impression de tout à l'heure :
C’était semblable à une corrida.
Les femmes toréaient avec leurs fesses, leurs jupes courtes servant de muleta. Les hommes, stupidement condamnés à leur « petite mort » irrémédiable, alors qu’elles au contraire pouvaient enchaîner les jouissances multiples et nous donner le coup de grâce tout en nous faisant croire que le danger venait de nous. Quels idiots nous sommes parfois, nous, les hommes !
En sortant j’ai compris qui j’étais. J’ai gagné en lucidité. J’ai perdu en innocence. Mais curieusement je ne me suis pas senti coupable, juste conscient d’avoir rencontré Eros et Thanatos en cette nuit d’hiver de l’île Saint-Louis… d’avoir enfin tutoyé les tabous les plus profonds de l’Humanité…de les avoir touché du doigt. D’y avoir pris du plaisir, mais d’en avoir perçu les limites également… Jouir du corps sans amour, sans que l’âme ne puisse s’exprimer, c’est une mise à mort.
Les femmes à condition qu’elles soient réellement détachées en ces circonstances, finissent toujours par nous tuer.
J’en ai fait une chanson : « Corrida Saint-Louis ».