Ceci est une fiction. Le narrateur aurait participé à une entreprise de maquillage d'un meurtre (ou d'un assassinat) en suicide. Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence :
C'était la nuit du 29 au 30 Octobre 1979...
Etait-ce déjà deux heures ou trois heures du matin ? Ou était-ce plutôt une heure ?
Le petit matin. Certain. En tout cas, quelques heures à peine après minuit.
Cela faisait déjà un mois tout juste que l'on était passé à l'heure d'hiver. C'était le 30 Septembre cette année là...
Fichtre ! Je ne me rappelle jamais si on avance les aiguilles ou si on les retarde d'une heure.
Mais ce dont je me rappellerai toujours, c'est qu'on a suspendu le temps plus d'une heure cette nuit là...
Cinq, ou six voire sept !!!
Vous vous rendez compte ? Suspendre le fonctionnement des Institutions de la République pendant cinq heures et demi ?
Plonger l'Etat dans un coma profond, le temps de l'opération sous anesthésie locale... Quelle histoire !
Ca venait forcément d'en haut, vu le pédigrée du client...
Il nous a donné du fil à retordre... Il ne voulait pas parler... Pour se donner du courage, il répétait et répétait encore :
- "Les sanglots longs des violons de l'automne, bercent mon coeur d'une langueur monotone..."
Le supplice de la baignoire, la suspension les pieds à cinq cm du sol, son poignet attaché au palan... Tout y passait : les coups, les menaces sur la famille, il ne voulait rien savoir... il mordait son baillon à s'en "pêter" les dents. Dès que les coups pleuvaient, il se mordait la langue... comme si la douleur qu'il s'infligeait à lui même l'aidait à supporter le reste...Il gigotait même, attaché au palan jusqu'à en déchirer son veston dans le dos...Un dur à cuire.
Du temps... on en perdait. Lui il en gagnait. Son calcul était simple : Porter un maximum de stigmates pour nous rendre la tâche difficile.
Le chef régulièrement appelait :
- "Alors ?"
-"Rien toujours rien... il ne parle pas ! Il dit qu'il en a planqué partout.. Inutile d'aller chez lui. Il a passé son Dimanche à faire des photocopies !"
- " Mais je demande en vain quelques moments encore, Le temps m'échappe et fuit ;"
J'ai raccroché... Plus beaucoup de temps. Il fallait en finir...
"Ô temps suspend ton vol..." Je hais Lamartine depuis cette nuit. Il a joué la montre... Sa façon à lui de saboter notre sale besogne.
C'était trois heures du matin. Admettons. La voiture, le corps sans vie du "Ministre"... Un accident ? Oui voila, un accident, un dérapage, un malencontreux malentendu, une explication houleuse qui s'était mal terminée... Appelez ça comme vous voudrez. Un accident, je vous dis !
Les nuits étaient propices au camouflage de nos forfaits...
Après tout l'autoroute n'est pas si loin... Tous feux éteints sur la voie de droite, frein à main serré avec le plein d'essence à cette heure-ci, ça devait le faire... La méthode était rôdée. D'ailleurs, six mois plus tard...
Mais non là, ça ne collait pas ! Pas cette fois-ci : La lettre.... cette foutue lettre... "On avait retrouvé sa....(blanc)" sa lettre ! Oui c'est ça je me souviens maintenant !
On avait retrouvé sa lettre, où quelqu'un avait retapé à la hâte "J'ai décidé de mettre fin à mes jours"... Mais il nous manque encore le signal...
Nouveau coup de fil :
"Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit."
Des messages codés en vers de Verlaine, ou de Lamartine... Un vieux truc de résistants.
Pas d'ordre donné directement. Pas de nom. Pas de visage... Juste des vers de Lamartine distillés par une voix au bout du fil dans une cabine téléphonique, ou chez un tiers prètant pour la circonstance son téléphone sans comprendre un traître mot du fin mot de l'histoire.
Le fameux "feu orange" ou le supérieur hiérarchique n'aparait jamais pour mieux se protéger.
C'était l'opération "Lamartine".
Va pour un suicide, plombé par son affaire de terrain de Ramatuelle, c'était raccord. Dont acte. On s'exécute, on est aux ordres.
J'avais donc fini par le reconnaître notre client "Ministre". Mon binôme m'énervait à répéter tout le temps :
- "C'est l'gars du Canard... je le reconnais j'te dis... C'est le gars du Canard !"...
Moi ça m'arrangeait pas justement. Décidément, il n'avait que deux neurones mon binôme ! Quand il réfléchissait ça ne faisait jamais qu'un seul synapse possible ! Si notre client était connu, je ne donnais pas cher de notre peau, une fois l'affaire terminée. Quel c.. ! Mais qui m'a collé un crétin pareil ?! Je commençais à comprendre : Son QI décelable au microscope était inversement proportionnel à sa carrure de rugbyman. A nous deux on formait un couple équilibré : fallait réfléchir pour deux. D'ailleurs on s'était bien réparti les rôles :
- Je posais les questions, et lui était censé faciliter les réponses. Pour la première et la dernière fois, probablement. Sûrement.
Nous disposions de peu de temps. Nous ne savions pas exactement qui interviendrait, mais chacun à sa place savait ce qu'il avait à faire...Tout était parfaitement cloisonné, chacun tenait son rôle dans la chaîne des responsabilités de "l'Etat profond". Là où rien ne se voit, mais tout s'opère en silence... Un réseau ça s'organise, le chef, connaissait ça par coeur... Des années de métier.
Mais cette nuit là...On a dû improviser... au dernier moment. Le grain de sable...
"Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit."
Je les entends encore les deux derniers vers de Lamartine ! Et ils étaient appropriés aux circonstances !
L'aurore... Tenir l'objectif de l'aurore... Après il serait trop tard ! Il s'en est fallu de peu. Les gendarmes seront prévenus vers six heures pour déclencher les recherches.
Alors lorsque les premières brumes automnales fumeront sur ce petit étang en contrebas d'un lacet d'une départementale des Yvelines, elles dévoileront peu à peu un corps trop encombrant... dont il aura fallu se débarrasser à peine quelques heures plus tôt...
Un corps de noyé ça remonte à la surface au bout de soixante-douze heures... On peut le chercher au fond d'un étang avec des hommes grenouilles, diligentés sur place après avoir repèré la voiture de la victime abandonnée sur la berge...
Mais pas un corps de "suicidé" battu à mort dans soixante cm d'eau !
On n'a pas eu le temps de faire du bon boulot...
Travail d'amateurs...
Le chef et mon collègue nous ont foutu dans la m.... C'était à gauche ou à droite qu'il fallait tourner ?
"- A gauche après le virage à droite..."
"- Oui mais, c'est pas clair ! C'est à gauche , et puis après le virage, on tourne à droite ? Ou bien à gauche après le virage qui tourne à droite ?"
Ces explications n'étaient pas claires ! Et puis lire une carte IGN la nuit à la loupiote avec un maccabbée dans le coffre au bord d'une départementale ?.. On a fait plus discret.
Quelqu'un a déjà annoncé la nouvelle, les "gros bonnets" sont au courant... dès trois heures du matin !
Mais bon sang ! Pourquoi ici ? Pourquoi ce p... d'étang ne fait que soixante centimètres d'eau de profondeur ?! On ne voyait rien la nuit... On avait beau marcher dans la vase, on aurait pu aller jusqu'au millieu de cette foutue marre, de l'eau jusqu'à mi-cuisse !
A un moment donné j'ai eu un doute... J'ai murmuré à mon binôme de faire demi-tour...Et puis non.
Une fois sur la berge, devinant cette masse inerte flotter comme ça, je me doutais bien que ça ne collerait pas... Une histoire à dormir debout, dans trente ans on en reparlerait encore !
Mais aller rechercher le corps, le porter dégoulinant, alourdi par la flotte, le remettre dans la voiture tout trempé, salir les sièges, mettre de la boue partout... Non.
Plus possible.
Le lendemain au téléphone, pour le débriefing de l'opération, je m'en souviens encore.
Je n'en menais pas large...je tenais l'écouteur et mon collègue avait décroché sans prononcer un mot à l'heure dite, comme c'est l'usage :
- "Bande d'amateurs ! Je vous avais dit aux étangs de Hollande ! Vous vous êtes trompés d'endroit ! C'était de l'autre côté de la D138 ! Juste en face ! Même pas foutus de lire une carte... Disparaissez ! Brûlez votre voiture après avoir passé la frontière... Aucune trace ! Vous m'entendez ? Aucune trace...Vous avez assez fait de conneries comme ça ! Vous êtes cramés ! ".