Le documentaire produit par Arte, "Opération Lune, l'épave cachée du Roi-soleil", a reçu un très bon accueil des téléspectateurs lors de sa diffusion en juin 2013. Mais ce film, disponible en vod ou dvd et dont une version écourtée se vend actuellement bien à l'international, n'est que la facette grand-public d'une extraordinaire aventure archéologique, en réalité un laboratoire technologique très propice aux innovations et qui pourrait, avec un surcroît d'enthousiasme, devenir un projet de rayonnement international pour Toulon. D'ores et déjà, "La Lune" est liée à une première européenne, le traitement des objets archéologiques par les fluides subcritiques. Analyse des enjeux.
Contexte historique
L'épave de la frégate "La Lune", qui a coulé en 1664, est un chantier archéologique en soi, un véritable musée immergé de la première moitié du XVIIème siècle. Le film produit par Arte attire assez bien l'attention sur la richesse du site et laisse entrevoir le contexte historique.
Initialement, "La Lune" est un vaisseau de ligne construit juste après la naissance de Louis XIV (1638) dans un chantier naval breton près de Nantes. Il peut porter une cinquantaine de canons et nécessite un équipage de plusieurs centaines d'hommes. Plus de vingt ans après son lancement, le jeune roi l'emploie dans "l'expédition de Gigeri" qui s'inscrit dans les aléas de l'alliance franco-ottomane et du contrôle militaire et commercial de la Méditerranée. Concrètement, Louis XIV cherche à établir une tête de pont sur la côte kabyle pour lutter contre les corsaires barbaresques. La cible est la ville de Gigeri (l'actuel Jijel, chef-lieu de la wilaya du même nom) mais les occupants, au bout de quelques semaines, sont débordés par les Turcs et les Maures. Ils doivent rembarquer dans la précipitation. C'est là que le roi, ne disposant que d'une faible marine militaire, envoie notamment ce vaisseau de ligne, pourtant vieillissant et mal en point, pour ravitailler un corps expéditionnaire de dix mille hommes. Mais le navire prend l'eau, à tel point que cent hommes sont employés jour et nuit rien que pour pomper.
Sur la côte algérienne, c'est la débandade; il faut évacuer d'urgence le corps expéditionnaire. On ne sait pas précisément combien d'hommes embarquent à bord de "La Lune" mais au moins deux fois la capacité du bateau. Il y a des militaires du premier régiment de Picardie, des nobles et leurs domestiques, des lavandières et l'équipage. Combien d'objets se trouvent à bord ? On ne le sait pas mais sans doute un très grand nombre car, d'après Michel L'Hour, directeur du Drassm, l'ordre "n'a pas été donné de décharger la cargaison à Gigeri. Sinon, on aurait aussi pris la peine de réparer ou au moins de chercher la cause des avaries". En effet, les Français emportent ce qu'ils ont, d'où la découverte d'une jarre berbère parmi la vingtaine d'objets remontés du fond par le Drassm. Une "variété infinie de mobiliers" (selon L'Hour) impossible à estimer. Un point de comparaison pourrait être les fouilles de "La Belle", par les archéologues américains à partir de 1995. Ce navire de l'expédition La Salle, lui aussi sous les ordres de Louis XIV, s'est échoué une vingtaine d'années après "La Lune" dans la baie de Matagorda au Texas (Golfe du Mexique). Les Américains ont remonté des dizaines de milliers d'objets ainsi que les structures en bois. Mais "La Belle" ne faisait que 45 tonneaux alors que La Lune en comptait près de 800…
De retour à Toulon, le pacha de "La Lune", le capitaine de Verdille, se plaint de l'état du navire. Il avait constaté que le bateau se remplissait par le fond. Mais ordre est donné de l'envoyer en quarantaine aux Iles d'Or, peu éloignées. D'après des témoins oculaires, ce matin du 6 novembre 1664, il y a 350 ans, le bateau était là, sur l'eau, et l'instant d'après, non. "La Lune" a coulé à pic, "comme du marbre". Pour Michel L'Hour, c'est sans doute une pièce majeure du fond du bateau qui a lâché. Le vaisseau est parti sans cabaner, ni s'éparpiller, "rien à voir avec par exemple la fin de "L'Orient", qui explosa en baie d'Aboukir en 1798" précise le directeur du Drassm. "La Lune" s'est simplement posée sur le fond, par 90 mètres, puis s'est effondrée sur elle-même avec le temps, créant un tumulus. Il y eut très peu de survivants, dont certains de surcroît moururent de faim sur l'île de Port-Cros.
Des archives à la science-fiction
A cinq nautiques de Toulon et de Carqueiranne, l'épave de "La Lune" forme donc un tumulus homogène, un "pudding gigantesque à traiter" (L'Hour). C'est le premier enjeu: comment répondre aux défis spécifiques de ce chantier? Le site fait 42 mètres de long, 11 mètres de large et probablement 3 à 4 mètres d'épaisseur, impossible d'être plus précis pour l'instant. En dessous des canons, il y a le mobilier, de l'outillage et sans doute des squelettes… Peu d'hommes ont pu sauter à la mer car le bateau a coulé tôt le matin, il y avait probablement peu de monde sur le pont, et dans les cales, les hommes étaient entassés, malades, blessés, endormis dans les hamacs. Chaque objet constitue donc un défi scientifique en lui-même, qu'il soit en bois, en verre, en fer, en bronze ou en os. Canons, mousquets, vaisselle, objets du bord et objets personnels, etc. Pour l'instant, les archéologues ont peu touché à cette épave géante, exceptionnelle. Elle est très préservée, à l'abri de la houle, des courants, relativement à l'abri des pillages et elle n'a pas été pulvérisée par les chalutiers. "C'est l'épave introuvable" dit encore le très enthousiaste Michel L'Hour.
Ce n'est pas lui qui a découvert "La Lune" mais le submersible de recherche de l'Ifremer, le "Nautile", en mai 1993. Le site fut alors cocooné sous l'autorité de la préfecture maritime de la Méditerranée et France 3 a réalisé un court documentaire ("La Lune et le Roi Soleil" de Marie-Chantal Aiello). Au début des années 2010, la situation devient propice à un retour sur l'épave: les moyens technologiques ont progressé, il y a le remplacement programmé du navire du Drassm, "l'Archéonaute", par "l'André Malraux" et Michel L'Hour, qui est aussi membre de l'Académie de marine, lutte activement contre les pilleurs de patrimoine maritime, pas seulement devant Toulon d'ailleurs, qui ont remonté clandestinement certains objets. Il est temps d'agir mais, selon L'Hour, "avant de développer des programmes ambitieux, il fallait faire tout un travail sur le terrain, définir ce qu'il était possible de faire et vérifier si les pillages avaient entamé le potentiel du site".
C'est dans ce contexte que s'inscrit le partenariat avec l'audiovisuel public, qui apporte financement et campagne de sensibilisation des publics. Arte montre l'état de l'épave et la fièvre passionnée qui anime les partenaires de l'opération dans une perspective simplifiée, télévisuelle. Concrètement, le tournage a été précédé d'une semaine de travaux sur le site qui, d'ailleurs, n'est pas une zone militaire mais un territoire comme les autres, sous l'autorité de l'Etat. Le budget était limité, ce qui a défini le nombre de jours sur le terrain (c'est en soi la norme en archéologie) et cette fouille a été l'occasion d'un véritable partenariat-mécénat du Ministère de la Culture, de la multinationale Dassault (Dassault Systèmes, images 3D), des militaires du Cephismer qui détiennent un exemplaire du fameux newtsuit, ce scaphandre moderne que Michel L'Hour voulait tester depuis les fouilles de la jonque chinoise en 1998 au large du sultanat de Brunei, et encore d'autres partenaires comme A-Corros. Les seuls qui étaient sous contrat rémunéré étaient les techniciens de la Comex, avec leur submersible le "Remora". Durant le tournage, des industriels curieux sont venus voir ce "chantier-laboratoire", avec lesquels le Drassm discute actuellement pour les fouilles des années 2014 à 2016. Car l'idée fondamentale est de profiter de ce banc d'essai géant, aux applications complexes, pour faire faire un saut qualitatif à la fouille subaquatique. C'est le second enjeu.
Fouilles profondes par robots filoguidés
Il ne s'agit pas simplement de ramasser des objets, "sinon je prends une benne, j'embarque tout et je trie au sec!" plaisante le directeur du Drassm. C'est un projet robotique complexe pour tâches innovantes qui associent des technologies diverses et pointues. Il est question de mettre au point les techniques de demain pour des recherches en grande profondeur. A 90 mètres, on s'approche des limites de la physiologie humaine. Il devient difficile de travailler en scaphandre autonome, surtout pour des scientifiques qui ne sont pas tous des plongeurs classe III. Au-delà de 130 mètres, c'est tout simplement impossible. Alors, on ne pourra jamais fouiller d'épaves à 300, à 1000 mètres ou au-delà? Et alors que les chaluts raclent aujourd'hui à 1500 mètres? Les drônes, les ROV (remotely operated vehicule), leurs cousins les AUV (autonomous underwater vehicule) peuvent constituer des réponses à ces questions. Les machines doivent satisfaire les exigences scientifiques des archéologues, "qui ne sont pas minces : on ne doit pas se contenter d'attraper des objets avec une pince" (M. L'Hour). Dans cette vitrine expérimentale de la fouille sur "La Lune", qui convient bien à ce genre de plans ambitieux, on a pu voir la coordination d'un scaphandrier newtsuit, de différents robots d'éclairages, de prises de vue, habités ou non, de chercheurs et concepteurs d'imagerie 3D appliquée à des travaux scientifiques ou industriels (Dassault Systèmes), de plusieurs navires, etc. C'était un test grandeur nature qui prépare les partenariats des années à venir, auxquels sont intéressés nombre de start-ups et de partenaires potentiels en robotique française. Dans quels délais? Pour Michel L'Hour, "on fixe des délais, des challenges, c'est nécessaire mais on est dans un laboratoire où ce qui prime, ce sont la recherche et la science. On ne va pas remonter l'épave à la benne, on ne va pas aller à toute vitesse, on doit apprendre et tout s'apprend".
L'Unesco est aussi très intéressée par ces perpectives. Le 07 février 2013, la France a ratifié la Convention de l'Unesco de 2001 sur la Protection du patrimoine culturel subaquatique. Cette convention s'applique aux différentes zones (territoriale, contiguë, économique exclusive, haute mer) qui entourent les îles administrées par la France sous différents statuts, par exemple celui des Terres Australes et Antarctiques Françaises, où on a vu s'illustrer un certain Michel L'Hour. Elle "fournit une protection légale a tous les sites du patrimoine submergé, aussi ceux en dehors des eaux territoriales. Elle couvre tous les territoires et lieux de juridiction des États parties" précise à Paris le docteur Ulrike Guérin en charge de cette Convention et de son application (voir à ce sujet les volumineux PDF mis en ligne par l'Unesco). Or, si "La Lune" repose en zone territoriale, elle n'est pas complètement à l'abri des pilleurs, dont les moyens se sont améliorés eux aussi, notamment par l'utilisation des récents scaphandres "recycleurs". Tout ce qui peut contribuer à la sauvegarde du patrimoine immergé, comme l'amélioration des technologies de fouilles légales, intéresse donc l'Unesco qui encourage "la coopération entre Etats et la protection légale universelle". C'est une préoccupation forte aussi à la direction du Drassm.
Déchloruration accélérée, la technique subcritique
Vingt-cinq objets, "qui étaient posés sur le site", ont été remontés, dont des pièces de céramique et un chaudron de cuisine. Ils sont presque tous revenus au Drassm après leur traitement chez A-Corros, un laboratoire spécialisé dans la conservation-restauration des patrimoines et la corrosion. Comment traiter l'ensemble des éléments de l'épave de "La Lune" (ou de tout autre site plus ou moins profond, voire terrestre), à quel coût, et combien de temps cela prendra-t-il? Là aussi, il y a de l'innovation dans l'air.
Rappelons qu'un objet, ou artefact, subit les effets de la corrosion, en surface et dans une certaine mesure "à cœur", de façon naturelle. Quand cet objet est extrait du milieu où il reposait, dans ce cas la mer, les ions chlorures (sels) "réagissent avec l’humidité de l’air (l’hydrogène en particulier) pour former de l’acide chlorhydrique (HCl). Ce phénomène est naturel et autoentretenu et, si rien n’est fait, il provoque la ruine du métal, c'est-à-dire l’autodestruction de l’objet et la perte irrémédiable des informations techniques, historiques et épistémologiques que sa surface porte. Il est donc prioritaire et vital, dès qu’un objet est sorti de son milieu de fouille, d’extraire ces sels", explique le docteur en corrosion Jean-Bernard Memet, co-fondateur d'A-Corros, un personnage que l'on a croisé aux cotés de Michel L'Hour sur différents chantiers: les épaves de la Natière à Saint-Malo, les navires de La Pérouse à Vanikoro ou encore le chaland gallo-romain d'Arles, "Arles-Rhône 3".
Traditionnellement, quatre étapes se succèdent dans le traitement des objets archéologiques. Les deux étapes les plus longues, le dégangage et la stabilisation, ou "déchloruration" dans le cas des matériaux métalliques, consistent respectivement à enlever la gangue de concrétion et à extraire ces fameux sels de l'objet en l'immergeant dans une solution chimique. Le résultat, 90% d’ions chlorures extraits, est obtenu au bout d'une durée qui varie de plusieurs mois à quelques années. Ce sont des phases passives, l'objet trempe dans son bain. Ensuite viennent le nettoyage des concrétions par le restaurateur, la restauration proprement dite, à l’aide d’un outillage spécifique, qui permet "de retrouver la surface originelle de l’objet, porteuse de l’information archéologique, c'est-à-dire la surface qui recèle décors, motifs et inscriptions permettant l’analyse typologique, historique ou épistémologique de l’objet" (Memet) et la finition qui consiste en "l’application de revêtements de surface, de type vernis, cires ou peintures, respectivement réversibles ou irréversibles, qui confèrent à l’objet une résistance à l’atmosphère dans lequel il sera placé (musées en général)". Bien qu'on utilise en plus l'électrolyse, les durées de traitement restent très longues.
La technologie subcritique, on le devine, vise donc à diminuer très fortement les temps de stabilisation, passant de trois mois à trois jours, pour donner un ordre d'idées. Elle consiste à augmenter à la fois la température et la pression du liquide de traitement qui dès lors, va acquérir les propriétés du gaz (meilleure diffusion, viscosité et densité réduites et tensions de surfaces très faibles) tout en restant liquide. Entré dans ce domaine subcritique, le fluide va provoquer de manière instantanée les réactions d’extraction des sels.
Cette technique "subcritique" est utilisée en France depuis une vingtaine d'années mais pas dans le traitement des objets archéologiques. Pour cette application spécifique, elle a été mise au point au Centre de Conservation de l'université de Clemson (Caroline du Sud) dans les années 2000, laboratoire avec lequel A-Corros entretient une relation privilégiée. Les avantages sont nets : diminution drastique des temps de traitement, technique transportable sur site de fouille, stabilisation totale de l’objet à 100% des ions chlorures, etc.
J.-B. Memet et Philippe de Viviés, spécialiste français du subcritique en application patrimoniale, ont donc conçu pour A-Corros un pilote de 2 litres, en quelque sorte un mini-accélérateur de déchloruration. Les partenariats en gestation pour les fouilles futures de "La Lune" leur ont permis de signer, en juin 2013, une convention de collaboration scientifique avec le Drassm et la société Eiffage Branche Métal (que l'on connaît par exemple pour le tablier du viaduc de Millau) pour la construction de la machine de grande capacité, de 200 litres, dans son unité de Fos-sur-Mer. Une machine de 2000 litres est en projet ensuite, ce qui constitue un nouvel enjeu pour la conservation-restauration du patrimoine archéologique avec la possibilité de traiter simultanément un plus grand nombre d'objets et de plus grande taille (… les canons de "La Lune", par exemple!). Actuellement, A-Corros est "la seule structure en Europe capable de traiter les objets archéologiques par les fluides subcritiques" (Memet).
L'espace muséal, une opportunité pour Toulon
Traiter plus rapidement les objets remontés de "La Lune", et d'épaves en plus grande profondeur, très bien mais où seront-ils exposés? Pour Michel L'Hour, il "est essentiel de discuter avec les publics à flux tendu, d'informer, de dialoguer", puis de "rendre" visible les résultats des recherches, les objets, la compréhension des événements et de l'Histoire dans un espace qualitatif et accessible à tous. Aujourd'hui, le patrimoine se conçoit dans une perspective dynamique mais à Toulon, il faudrait créer ex-nihilo un véritable espace muséal répondant aux normes actuelles. C'est le dernier enjeu soulevé par les fouilles de "La Lune" et non le moindre pour le directeur du Drassm, qui ne ménage pas ses efforts pour enclencher une évolution vertueuse, malgré un manque apparent de volonté politique, voire d'intérêt pour le projet. On peut pourtant facilement imaginer un lieu neuf qui accueillerait en son centre toute l'histoire de "La Lune", mais aussi quantité d'autres thèmes, qui dialoguerait avec le musée de la Marine sur le port, qui vibrerait d'activités, de conférences, d'expos temporaires, de cours, etc. Un tel espace vivant constituerait à coup sûr un pôle d'attraction international qui améliorerait l'image de Toulon et augmenterait le nombre de visiteurs. Le potentiel de "La Lune" convient à un tel projet, avec ses cales remplies d'objets, ses canons en fer et en bronze, son évocation de la France du XVIIème siècle, ses hiérarchies, ses armes, ses aventures, ses errements aussi… Des discussions confidentielles laissent entendre que des terrains constructibles pourraient être récupérés du côté de Bregaillon, à Toulon… Il manque peut-être un soupçon de passion, d'émerveillement de la part de ceux qui peuvent rendre ce rêve possible. Sans quoi "La Lune" risque de couler une seconde fois, à nouveau victime de la raison d'Etat…
Lire aussi:
National Geographic magazine, n° de juin 2013, pp 76-85. Présentation générale.
Plongée magazine, n° d'octobre 2013, pp 12-13. Intéressantes remarques sur les difficultés de prise de vues photographiques sur le site.