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Billet de blog 18 novembre 2013

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Photographier l'histoire

Les relations entre photographie et histoire sont multiples. Sous forme de pistes de réflexion, nous abordons ici brièvement quelques aspects saillants de cette thématique: photographier l'histoire en mouvement, photographier l'histoire "figée" (ruines), le cas de la photographie aérienne.

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Les relations entre photographie et histoire sont multiples. Sous forme de pistes de réflexion, nous abordons ici brièvement quelques aspects saillants de cette thématique: photographier l'histoire en mouvement, photographier l'histoire "figée" (ruines), le cas de la photographie aérienne. Nous nous concentrons uniquement sur des éléments historiques de la photographie. Nous décrirons les exigences et contraintes scientifiques de la photographie archéologique, à travers notamment la photographie sous-marine, dans un prochain billet.

Photographier l'histoire en mouvement

Avec le portrait, le paysage et le nu, l'actualité, ou ce qu'il se passe, fait partie des grandes orientations prises par la photographie dans son enfance. Les événements, les news, saisis dans l'instantanéité, sont "enregistrés" par les clichés qui en deviennent témoins, traces historiques. Ainsi, l'histoire en mouvement est fabriquée et mémorisée par les hommes. Dans cet ordre d'idées, il existe de nombreuses images de la Guerre civile américaine (1861-1865) ou de la Commune de Paris (1871), dont le fameux reportage - photographié mais aussi dessiné d'après les clichés - consacré à la chute de la colonne Vendôme ou encore les photographies de l'évolution des barricades au fil des jours (par H. Bayard), montrant déjà une forme de narration photographique.

L'émotion joue un grand rôle dans la lecture de ce type d'images, silencieuses par définition: les photographies des guerres mexicaines éveillent le sentiment d'horreur, une carte postale de l'éruption du Vésuve de 1872, par Giorgio Sommer, étonne, surprend par son ampleur, les manifestations des suffragettes débordent d'exaltation et de désir d'indépendance. Alors que les difficultés de prise de vue "sur le terrain" se réduisent grâce aux progrès techniques, l'exploitation commerciale et politique du caractère sensible de la photographie d'actualité devient vite considérable.
A la charnière du vingtième siècle, le photographe Eugène Atget, dont le travail fut révélé par l'américaine Bérénice Abbott, s'emploie à "documenter" la ville de Paris, comme s'il fouillait le présent. Il réalise notamment des images de bâtiments destinés à être détruits (ce qui avait été aussi fait par Charles Marville à l'époque de Haussmann). Pour Atget, la photographie n'est pas un simple miroir de la réalité, elle joue un rôle dans son agencement, dans son récit. C'est un document qui contient les germes de la connaissance du monde. Chacun peut l'utiliser pour l'agencer, en tirer un savoir, pour autant qu'il soit cadré, précis. L'image n'a pas de sens seule, elle a besoin d'une personne pour l'extraire du flux et d'une autre pour s'en servir. Cette "entreprise d'archivage", on la retrouve chez le photographe allemand August Sander, dont le corpus immense reste cependant incomplet. Sander photographie de façon frontale, utilisant peu d'artifices, maniant la profondeur de champ pour donner plus de détails. Il trie ensuite en catégories comme "le paysan" ou "l'artisan". Sander documente la réalité de façon méthodique, notamment les destructions en Allemagne au lendemain de la Seconde guerre mondiale. C'est une forme d'archéologie photographique du présent.  
La fondation des grandes agences photographiques, comme Rapho dès 1933, permet la diffusion massive d'images événementielles dans les médias sans en diminuer la charge affective. La "découverte" d'un ensemble de négatifs inédits de Robert Capa, fondateur de Magnum, réalisés pendant la Guerre d'Espagne, crée encore l'émotion des décennies après. Comme le montrera la prochaine exposition de la Fondation Cartier pour l'art contemporain, les photographes latino-américains dès années 1960 à aujourd'hui interviennent à leur façon dans l'évolution des sociétés d'Amérique du Sud.
Dorénavant, la photographie, par sa généralisation sur les téléphones portables, est conviée directement sur le théâtre des opérations et circule de façon massive sur des canaux dédiés sur Internet, défiant la censure pour dire l'histoire au quotidien des quatre coins de la planète.

Photographier l'histoire "figée"


Un Daguerreotype célèbre de 1839 donne à voir des fossiles et des coquillages bien rangés sur trois planches superposées. Un autre représente des statues antiques. Un autre encore montre la basilique San Marco de Venise. Dès les débuts de la photographie, on s'attache à photographier des objets et architectures historiques. Le souci documentaire est évident, facilité par l'inanimation des sujets, bien pratique quand les temps de pose sont très longs. En 1851, la Commission des monuments historiques, sous l'autorité de Prosper Mérimée, propose la "mission héliographique" à des photographes comme Le Gray ou Bayard. Le but est de recenser mais aussi de montrer les rénovations en cours ou à planifier. Des initiatives suivent sans discontinuer (celle de la Datar, par exemple).
Les temples d'Egypte, irrésistiblement, attirent les calotypistes et les photographes, qui marchent dans les pas de l'aquarelliste David Roberts, du linguiste Champollion et des dessinateurs embarqués dans la Campagne d'Egypte (1798-1801). Théodule Dévéria photographie cinq ans durant, à Memphis, les découvertes de Mariette. L'édition de six albums de deux cent vues vues de Syrie, Palestine, Egypte et Espagne sera remarquée dans les années 1860 sous les signatures de Louis De Clercq et du comte de Vogüé. On peut aussi citer Maspero, Teynard ou John B. Greene parmi les "photographes du Nil" et mentionner l'album "Italie monumentale" publié en 1851 par Eugène Piot. D'autres exemples d'utilisation systématique de la photographie dans l'étude de sites archéologiques qui ont fait montre d'inventivité: les expéditions photographiques de Désiré Charnay (1857-1886) au Mexique, les missions de l'Ecole Française d'Extrême-Orient à Angkor et sur les grands temples cambodgiens, etc.
La photographie, depuis ses débuts, sert le propos de l'archéologie, par son enregistrement mécanique des détails sans les interpréter. Elle peut aussi faire connaître, par sa reproduction, le patrimoine et en suggérer, dans ses penchants romantiques, le caractère éphémère, modelé par les années et les siècles écoulés. Le passage du temps est la grande affaire de la photographie, qui fige une "réalité" pour une seconde, un instant T. Comme le montrent les productions Blanquart-Evrard, qui reproduisent les images prises par Maxime du Camp en compagnie de Gustave Flaubert, une vision personnelle, sensible, peut ne pas être incompatible avec une certaine connaissance de l'architecture antique et un certain "sens des ruines". Il attache une grande importance, au milieu du dix-neuvième siècle, à l'exactitude de ses représentations, il a "foi" dans ses images pour rendre les détails précis.

Dans un hommage au graveur et architecte Piranèse, le photographe Ferrante Ferranti habille des ruines romaines d'une aura dramatique et romantique. Pour paraphraser les titres de ses livres, les pierres sont vivantes, les lieux possèdent un esprit. Les figuiers envahissent un tombeau, les ombres s'emparent des colonnes, un cheval noir galope dans les rues d'un village abandonné en Sicile. Le travail de la lumière, les contrastes, donnent du mystère, une ambiance onirique et évocatrice à ce qu'il reste de ce qui fût un jour passé élégant, raffiné, monumental.


Aujourd'hui, la photographie est une pratique banale, quotidienne, ultra-démocratique. Alors que de plus en plus d'archéologues utilisent des Ipad et autres tablettes directement sur les chantiers de fouilles, d'innombrables "photographies de l'histoire" sont réalisées et mises en ligne quasiment chaque jour. Certains photographes connus ont fait entrer les monuments dans leur pratique artistique, comme Denis Roche manipulant l'élément "pyramides de Gizeh" ou Martin Parr qui photographie les touristes en train de photographier des monuments.
Enfin, citons le travail du photographe tchèque Josef Koudelka, l'album "Théâtre du temps" et par exemple, l'exposition "Vestiges" qui reprend vingt et un ans de photographies dans tout le bassin méditerranéen. Koudelka efface des grands sites antiques grecs et romains presque toute présence humaine, il va jusqu'à estomper la ville d'Amman dans la brume pour photographier le temple d'Hercule sans son arrière-fonds urbain. Paradoxalement, il n'y a pas là une pratique de déshumanisation (les ruines comme symboles de la mort, absence de la vie) mais une recherche homérique de "la beauté" (dans les termes du photographe lui-même), un propos purement artistique sur les fondements des sociétés modernes. Koudelka suggère en fait un non-dit subtil sur la modernité à travers des photos de sites archéologiques. Il emploie notamment la verticalité pour révéler une dimension cachée des ruines.

Photographie aérienne


Il est amusant de constater que l'héliogravure réalisée par Nicéphore Niepce en 1826, première photo de l'histoire, est un point de vue "aérien" puisqu'elle représente, depuis une fenêtre, un paysage composé de bâtiments, de toits et d'un arbre. Ainsi que la première photographie à représenter un être humain (après un petit portrait de 1837), un Daguerreotype de 1839 montrant le Boulevard du Temple à Paris depuis un point de vue élevé…

Une des premières images archéologiques aériennes attestées est la prise de vue depuis une montgolfière du site préhistorique de Stonehenge par P. H. Sharpe (1906). Par la suite, Arthur Batut installe un dispositif de prises de vue sur un cerf-volant dont le principe est utilisé en 1913 au-dessus de fouilles au Soudan. A la fin de la Première guerre mondiale, le chercheur allemand Theodor Wiegand réalise les premières authentiques photographies archéologiques aériennes. Puis Osbert Crawford révèle des tombes enfouies grâce à ses clichés pris au-dessus de l'Oxfordshire.


En ce qui concerne la mise au point de la photographie archéologique aérienne dans le contexte oriental, l'aventure d'Antoine Poidebard est fondamentale. Ce jésuite officier de l'armée française parcourt la Turquie et l'Arménie au début du vingtième siècle. Dans le milieu des années 1920, il est envoyé en mission de repérage géographique dans le nord de la Syrie, alors sous mandat français. Dans ses "Etudes" publiées en 1929, il écrit: "De terre, avant le départ [les tells] apparaissaient comme un troupeau en désordre. Vus de 1500 mètres de haut, ils s'alignent maintenant de façon très nette […] Aucun doute, j'ai maintenant sous les yeux tout le réseau des antiques voies de communication". De cette découverte un peu fortuite, Poidebard tire un certain succès scientifique qui lui permettra de s'engager financièrement dans des recherches à plus grande échelle. Il met au point son propre dispositif de façon à obtenir des images stables à bord d'avions que l'on qualifierait aujourd'hui de "coucous" (inspiré de ce qui se faisait déjà depuis la Première guerre mondiale pour des objectifs militaires), expérimente sur les variables de hauteur, de focale, d'angles et obtient finalement des images fascinantes montrant par exemple des ruines dans le désert syrien ou les vestiges immergés des ports libanais de Tyr et de Sidon. Il expérimente aussi la prise de vues sous-marine, notamment en fabriquant un caisson flottant.


Image aérienne, image sous-marine, c'est une double pratique que l'on retrouve chez un jeune photographe d'aujourd'hui, Lionel Roux. Il réalise des panoramiques à bord d'une nacelle embarquée sur un camion. Inspiré par la cartographie par triangulation que les Cassini utilisaient pour dessiner le royaume de France à un instant T, Roux utilise cette nacelle pour dépasser la haie des arbres, gagner en perspective et en informations, retrouver le point de vue plongeant des peintres qui se plaçaient sur des promontoires. Son sujet favori, le pastoralisme (notamment dans le "désert" de la Crau mais aussi en Ethiopie), s'apparente à une archéologie du contemporain là aussi. Par ailleurs, il a été un des quatre photographes à documenter l'énorme travail accompli sur le chantier d'Arles-Rhône 3, photographiant à toutes les étapes: état des lieux avant fouille, levage de portion de bateaux, stratigraphie, planimétrie. Tout cela dans des conditions difficiles, vision quasi nulle, éclairage brutal, particules en suspension.
Mais le cas particulier de la photographie archéologique sous-marine fera l'objet d'un billet pour lui seul sur ce blog, ainsi que les exigences et contraintes scientifiques de la photographie archéologique.

Pour un aperçu des possibilités modernes de la photographie archéologique aérienne, nous renvoyons volontiers aux travaux de Georg Gerster qui a réalisé depuis les années 1960 des milliers d'images au-dessus de cinquante-deux pays. Il a cerné les conditions favorables à la prise de vue patrimoniale aérienne: sens de la végétation, indices hydrographiques, colorations du terrain, "faible luminosité quand le soleil est bas", partenaires fiables…
Enfin, citons l'utilisation actuelle de drones et l'accessibilité pour tous sur Internet aujourd'hui d'images satellites représentant avec précision presque chaque centimètre carré de la surface de la Terre, ce qui a donné lieu parfois à d'amusantes controverses, comme la découverte de l'Atlantide par Google Earth!
150 ans de photos de presse, Könemann, 1995.
Antoine Poidebard, Une Aventure archéologique, Parenthèses/MDAA, 2004.
Archéologues à Angkor, Paris Musées, 2010.
Charnay D., "Le Yucatan est ailleurs", Actes Sud/Musée du quai Branly, 2007.
Eclats d'histoire, Actes Sud/Institut de France, 2003.
Fernandez D., Ferranti F., Alexandre P., Imaginaire des ruines, Actes Sud, 2009.
Frizot M. (sous la dir.), A new History of photography, Könemann, 1998.
Gerster G., Le Passé au présent, Actes Sud, 2007.

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