Une mission archéologique belge étudie les sites sacrés du lac Titicaca, ainsi que son « paléo-rivage ». En arrière-plan de découvertes parfois spectaculaires, se dessinent les pratiques rituelles des cultures précolombiennes de Tiahuanaco et des Incas. Un enjeu scientifique mais aussi politique pour le président Evo Morales qui cherche à valoriser le patrimoine historique du peuple bolivien.
À 3800 mètres d'altitude, dans les Andes, un très grand lac offre un paysage somptueux de bleu profond, d'îles éparses et de sommets enneigés. Des villes et villages jalonnent ses rives, comme autant de ports pour de nombreux navires à voile et à moteur. C'est le lac Titicaca, formé de deux étendues distinctes sur un axe nord-sud et administrés par deux pays, le Pérou à l'ouest et la Bolivie à l'est. Si le lieu conserve beaucoup de majesté aujourd'hui, il est un centre d'attraction depuis au moins deux mille ans pour les populations andines et un endroit hautement sacré pour les cultures précolombiennes, celle de Tiahuanaco d'abord et des Incas ensuite.
Tiahuanaco, ou Tiwanaku, le nom est aussi celui des impressionnantes ruines qui se trouvent à une douzaine de kilomètres dans les terres au sud du lac. Ce site restauré et exploité pour le tourisme a été étudié mais conserve une part de secret en raison de l’importance de ses ruines. Il a été construit, comme un haut-lieu de pèlerinage, par une civilisation "Tiahuanaco" qui n'a pas raconté son propre récit et qui avait déjà périclité bien avant l'arrivée de l'ethnie inca. Les cultes anciennement pratiqués ici sont reliés directement à la place qu'occupe le lac Titicaca dans les cosmogonies Tiahuanaco et Inca. L'étendue d'eau serait le berceau même du monde, du soleil et de la lune. Il reste d'ailleurs des traces de ces mythes parmi les croyances et pratiques des populations contemporaines de la région, qui conservent aussi des éléments hérités des langues antérieurement parlées autour du lac Titicaca (puquina, puis quechua, et aymara, langue principale actuelle du Titicaca).
Projet Huiñaimarca
C'est dans la partie bolivienne du lac que travaille l'équipe d'archéologues belges, européens et boliviens, plus précisément dans les environs de l'île du Soleil, l'île de la Lune et de tout un chapelet d'îles voisines, à quelques centaines de mètres du continent. Sous le nom de projet "Huiñaimarca" ("lac mineur"), cette équipe vient de terminer un premier cycle de trois ans de fouilles subaquatiques et s'apprête à en entamer un second. Le directeur du projet et coordinateur général est un jeune chercheur belge, doctorant, Christophe Delaere. Archéologue américaniste, il est rattaché au Centre de Recherches en Archéologie et Patrimoine "Crea patrimoine" de l'ULB (Université Libre de Bruxelles) et bénéficie du financement du FNRS belge, le fonds de la recherche scientifique. Il est placé sous la direction scientifique du docteur Peter Eeckhout, directeur du projet "Ychsma" de recherches archéologiques à Pachacamac (Pérou).
Pourquoi fouiller dans le lac? Quelle chance a-t-on d'y trouver des éléments scientifiques porteurs d'informations sur les cultures locales avant l'arrivée des Espagnols? Ayant débuté son étude sur la capitale éponyme de Tiwanaku, Christophe Delaere s'est tourné vers les sites de l'époque Tiahuanaco tout autour du lac. Il a découvert une culture qui intégrait la navigation, les aménagements portuaires, le commerce, le caractère sacré du lac. Mais ça ne s'arrête pas là car climatiquement, on sait que le niveau du lac a beaucoup varié, diminuant parfois mais surtout augmentant de façon continue. Il a donc pu émettre l'hypothèse que nombre d'infrastructures, habitations, ports, temples et artefacts se trouvent actuellement sous l'eau.
Légendes et explorations
Mais cette idée n'est pas neuve et se trouve d'ailleurs à l'origine des nombreuses légendes qui ont le lac pour cadre… ainsi que des premières recherches et missions subaquatiques rendues possibles avec la mise au point du scaphandre autonome. Dans un premier temps, on connaît l'accusation officiellement portée à l'encontre d'Hernan Pizzarro en 1541 (les Conquistadores étaient entrés au Pérou en 1532) d'avoir monté une expédition pour trouver de l'or dans le Titicaca, une expédition qui avait coûté la vie à une douzaine de personnes (raconté par A. Bandelier dans The Islands of Titikaka and Koati, 1910). Au dix-septième siècle, la légende du trésor inca jeté ou caché dans le lac est largement répandue. Sous la domination espagnole, on colporte encore des récits sur des trésors, routes et cités englouties quand des variations du niveau de la surface, pour des raisons climatiques, font apparaître ce qui semblent être des alignements de pierre. Une première expédition subaquatique est dirigée en 1966 par l'argentin Ramon Avellaneda, suivie deux ans plus tard par le passage de Jacques Cousteau et l'équipe de la Calypso. Tous vont confirmer qu'il ne s'agit pas de temples ou de cités englouties mais tantôt de pierres jetées là pour protéger les bateaux des vagues (et sans véritable ancienneté), tantôt de formations naturelles.
Mais le site magnétique, attractif et mystérieux, des temples proches de Tiwanaku fait miroiter ses secrets jusque dans les profondeurs du lac, auquel il aurait été directement connecté autrefois!… Le lac est de fait probablement une très ancienne lagune isolée par le soulèvement de l'altiplano. Dès 1945, l'aventurier et chercheur Arthur Posnansky publie les premiers volumes de son œuvre monumentale "Le Berceau de l'homme américain", qui fait remonter les origines du grand centre culturel et cultuel de Tiwanaku à 17000 ans, soit 15000 ans avant J.-C. Cette étude, invalidée dès les années 1950 (mais encore très répandue sur Internet), a un impact fort dans les années 1960-70 et va inspirer une foisonnante autant que fantaisiste littérature parascientifique. Mais les questions soulevées par Posnansky sont parfois pertinentes et interpellent notamment sur le problème du transport de blocs cyclopéens sur de grandes distances: entre les carrières et le site des temples, n'a-t-on pas hissé des pierres de plusieurs (dizaines de) tonnes sur les embarcations traditionnelles du Titicaca, fabriquées simplement en roseaux? C'est à cette question que répond Carlos Ponce Sangines, directeur du Centre d'investigations archéologiques de Tiwanaku, dans un article traduit par la revue "Archéologia" en décembre 1972. Les scientifiques ressentent alors le besoin de lutter contre les thèses diverses qui s'inspirent et amplifient les approximations autour de Tiahuanaco et du lac.
Le même chercheur bolivien Carlos Ponce organise une expédition subaquatique en 1975 autour de l'île de Koa (ou Khoa), en face de la pointe sacrée de l'île du soleil. En 1977, des plongeurs japonais sont appréhendés alors qu'ils filmaient et fouillaient sans autorisation officielle. Les premiers objets apparaissent : une tête de puma en céramique (Tiwanaku), quatre coffrets de pierre incas (trois ronds et un rectangulaire) et quatre figurines en coquillage spondylus incas (ou huître épineuse). Les coffrets avaient visiblement été conçus pour être fermés par un couvercle et descendus dans l'eau, littéralement déposés sur le fond. On sait aujourd'hui que le puma correspond à une céramique permettant de brûler de l'encens lors de rites (ou incensario). Une explication se dessine alors: des prêtres effectuaient des offrandes depuis des points précis (temple du rocher sacré?) situés sur des îles. Des offrandes à quelles divinités? Et quels sont les liens avec ce grand centre cultuel si proche et ses pèlerins?
Les interprétations de Johan Reinhard
En 1980 et 1981, Carlos Ponce plonge dans le lac au niveau de Puerto Acosta, sans résultat très notable. En 1988, c'est à nouveau une équipe japonaise qui fouille, cette fois accompagnée du bolivien Max Portugal. Ils trouvent d'autres coffrets de pierre, d'origine inca, qui contiennent des statuettes. Pour l'archéologue américain Johan Reinhard, il s'agit de la première recherche archéologique digne de ce nom dans le lac. Lui-même sera co-responsable (avec les Boliviens de l'Instituto Nacional de Archeologia) de fouilles dans les années suivantes, synthétisant ses recherches stratigraphiques, historiques et linguistiques dans une publication éditée en 1992, "Underwater archaeological research in Lake Titicaca, Bolivia" (Oxford, voir aussi le National Geographic Vol.181, n°3, de mars 1992).
Reinhard souligne l'état souvent excellent de préservation des objets archéologiques dans le lac, bien que les sites cérémoniels puissent avoir été rendu confus par les vagues et éventuellement une période sèche où le niveau a fort baissé, permettant aux riverains de toucher des objets. Les coffrets ont été taillés dans de l'andésite, une pierre locale que l'on trouve par exemple dans la péninsule de Copacabana, proche des îles, et qui a aussi largement servi à la construction des temples. Il distingue les offrandes d'époque "classique" Tiahuanaco (céramiques associées à des os de lama ou d'alpaga, entre 374 et 724 AD, voir infra pour la chronologie) des offrandes incas, mettant ainsi en évidence la continuité de la pratique sacrificielle entre les deux cultures qui ne se sont pourtant pas connues. Reinhard note que le nom de l'île de Koa peut désigner le "chat des montagnes" associé habituellement à la météo et à l'eau dans un culte largement répandu dans les Andes. Et que "Titikaka", ou roc sacré à la pointe de l'île du Soleil, peut s'interpréter comme le "rocher du chat des montagnes". Ce roc était adoré avant l'arrivé des Incas, puis est devenu l'autel de la divinité Viracocha. Les Incas respectaient-ils les sites rituels associés à la culture Tiahuanaco?
Pour interpréter plus avant, il faut considérer que dans les Andes, on ne séparait pas religion, économie et politique. Il y avait donc un culte associant l'eau et la montagne, ainsi que le soleil, qui garantissait la fertilité et en conséquence, les échanges économiques, la tenue des pèlerinages, etc. La population de Tiahuanaco étant d'au moins 40000 personnes (un chiffre qui pourrait être fortement augmenté si on considère les récentes études sur les canaux d'irrigation de type suka kollus), il était nécessaire de disposer d'une agriculture performante et d'un système d'irrigation complexe, dont il reste d'ailleurs des vestiges. Ainsi, la déité qui contrôle l'eau pour les récoltes vivant dans le lac, on lui faisait des offrandes rituelles. Pour Reinhard, les figurines de lamas et d'alpagas symbolisent la fertilité espérée des troupeaux et le coquillage spondylus est associé à l'océan (très distant et qu'on croyait connecté au Titicaca), essentiel pour la pluie. Les figurines humaines, souvent par deux, homme et femme, peuvent faire référence à Mamacocha, mère de l'eau et Viracocha, dieu créateur. Enfin, les os de poissons font des offrandes idéales pour obtenir une meilleure pêche, une pratique qui existe toujours aujourd'hui. Reinhard concluait son étude en estimant que la possibilité de trouver plus de coffrets et de céramique était mince sauf à enlever la couche de sédiment parfois très épaisse. Ce que va entreprendre Christophe Delaere vingt ans plus tard…
Plonger dans le lac
Pour autant, réaliser des fouilles subaquatiques dans le lac Titicaca, même avec les moyens actuels, n'est pas une chose des plus aisées. A 3800 mètres d'altitude, l'air est frais et les nuits froides. La température de l'eau varie entre 10 et 12 degrés, ce qui se pratique bien en combinaison adaptée. La visibilité est bonne. Mais l'altitude a pour conséquence que la pression à la surface du lac n'est que de 0,6 bar. Cette contrainte "hypobare" diminue l'oxygène et augmente l'azote dans le mélange que respirent les plongeurs, entraînant une saturation de fait plus rapide dans le sang. Pour le dire autrement, il faut réduire le temps de plongée par rapport aux fouilles en mer et éviter d'aller très en profondeur (le Titicaca peut dépasser les trois cent mètres de fond). Ce qui n'est pas nécessaire car l'essentiel des recherches scientifiques se concentre sur ce qu'on appelle la "courbe de sécurité", de 0 à moins 20 mètres, c'est à dire là justement où l'on peut trouver des vestiges du paléo-rivage et d'activités humaines. Pour Christophe Delaere, "le site doit se comprendre en fonction des problématiques paléo-environnementales et paléo-climatiques. Autrement dit, le niveau du lac est plus haut aujourd'hui qu'il y a par exemple mille ans. Pour l'époque Tiahuanaco, on peut enlever 5 mètres d'eau pour retrouver le niveau de la surface d'époque. On travaille donc sur des zones paléo-lacustres, qui ont toujours été dans l'eau, et des zones paléo-terrestres, entre 0 et 5 mètres de fond. Ces zones d'occupation, aujourd'hui sous l'eau, ont vu des hommes faire du feu, enterrer leurs morts, etc."
Pour éviter tout risque dû à la pression, les équipes de Christophe Delaere restent dès lors à l'intérieur de la courbe de sécurité. S'ils ont utilisé un ROV - appartenant au Laboratoire d’Informatique, de Robotique et de Microélectronique de Montpellier (LIRMM) - pour aller voir plus profond, ils abandonnent progressivement cette idée car non seulement les traces d'activité humaine (constructions à l'époque où le niveau était plus bas ou offrandes) se retrouvent entre 0 et 20 mètres mais aussi parce qu'il existe un phénomène de sédimentation fort dans le lac, qui ensevelit tout objet sous au moins un mètre de sédiment, sauf dans le cas particulier de la pointe d'un éperon rocheux (comme l'arrecife de Khoa). Si John Reinhard, en 1992, pensait le site "vidé", les archéologues belges et boliviens estiment aujourd'hui qu'à peine 1% du site a été fouillé. En procédant par sondages, en dégageant à la suceuse des couches de sédiment, Christophe Delaere est tombé sur un "gros dépotoir" avec une imposante concentration de tessons de céramique au mètre cube. Ces céramiques sont relativement bien conservées, sauf dans les zones qui ont subi des effondrements dus au phénomène d'érosion. Elles subissent aussi l'action conjuguée du ressac et de la pollution de plus en plus marquée dans le lac.
Contexte et chronologie
Mais avant de nous intéresser plus nettement aux résultats obtenus par le projet Huiñaimarca, il est nécessaire de préciser le contexte, notamment chronologique, du lac Titicaca, un des endroits les plus hospitaliers et les plus sacrés des Andes précolombiennes. Plus haut lac navigable du monde, le Titicaca est un foyer d'occupation humaine très ancienne (il existe des traces d'occupation pré-Tiahuanaco) offrant des conditions de vie attractives. Le climat y est tempéré, relativement stable. Sur ces haut-plateaux verts et dans ces vallées encaissées, on trouve des minéraux, des ressources. Les contreforts protègent les habitants. Alors qu'autour, on rencontre des milieux hostiles, l'altiplano aride, les déserts de l'Atacama et du Potosi, la jungle amazonienne et l'océan pacifique, inconnu et imprévisible. Les précolombiens, dont les Incas, n'étaient pas des grands navigateurs et on ne les retrouve qu'épisodiquement sur le littoral pacifique (un débarcadère inca retrouvé au Chili), ainsi que quelques rares groupes ethniques sur la façade atlantique. Dans la région, les foyers importants de civilisation, des véritables nations hiérarchisés, sont situés dans la Cordillère des Andes et particulièrement dans le bassin du lac Titicaca, considéré comme le lieu de naissance sacré du monde andin par plusieurs cultures.
En l'absence de datation précise, de noms de rois ou de dynasties, la chronologie de la région reste incertaine. La culture Tiahuanaco a connu une période formative que l'on peut faire remonter à 300 av. J.-C, voire antérieure. Mais ce n'est qu'au quatrième siècle après J.-C qu'un état structuré se développe et que l'on entame la construction d'une capitale. Une phase d'expansion va suivre jusqu'au dixième siècle, étendant la culture Tiahuanaco jusque dans les actuels Pérou et Chili, absorbant des cultures voisines. L'élite assoit son pouvoir centralisé sur les récoltes et c'est un événement de type sécheresse persistante qui va entraîner son affaiblissement sans doute au dixième ou onzième siècle par diminution des stocks de nourriture. Il n'existe pas de récit, c'est une culture "protohistorique" (mais ce terme ne recouvre pas ici les datations européennes), documentée à travers l'étude de son patrimoine matériel, des objets, des ruines. Des traditions Tiahuanaco ont subsisté après le déclin (fin de cette culture vers 1150). Quand les Incas arrivèrent vers la moitié du quinzième siècle, ils rencontrèrent quand même encore une certaine résistance à leur colonialisme agressif. Les Incas ont repris à leur compte la sacralité du lac, lieu de naissance du soleil et de la lune. Leur culture est d'ailleurs mieux connue car elle a été au contact des Conquistadores (arrivés au Pérou en 1532) et des jésuites. L'époque coloniale prend fin avec l'indépendance bolivarienne en 1825 et c'est en 2009 qu'une nouvelle constitution sacre l'état plurinational de Bolivie, sous la présidence d'Evo Morales.
Premier cycle de "Huiñaimarca"
Pour pouvoir travailler au Titicaca, Christophe Delaere a dû, avec l'aide du département d'archéologie précolombienne de l'ULB, importer quasiment l'intégralité du matériel car il n'y avait rien sur place, ni compresseur, ni bouteilles, ni maîtrise véritable des tables de plongée, ni caisson de décompression… ni hélicoptère pour embarquer une personne en urgence! Il a de fait organisé une chaîne opératoire complète depuis l'étude sur le terrain jusque la mise en place muséale, avec différentes équipes qui font de la plongée, de la conservation préventive, de la restauration, etc. Le projet Huiñaimarca bénéficie aujourd'hui de ses propres infrastructures pour dessaler (présence de sel quarante fois moindre que dans le Pacifique mais sel quand même!) et stabiliser les objets remontés. Son laboratoire est aménagé directement sur l'île du Soleil, intégrant l'arrivée d'eau, les bacs, les microscopes, etc. Les restauratrices Aline Huybrechts et Marie‐Julie Declerck ont récemment partagé leur expérience de travail sur ce terrain, mettant en évidence la décoloration des artefacts causée par l'indice UV élevé en altitude, les variations fortes de température et d'humidité en fonction des saisons, les risques sismiques ou encore la difficulté de trouver des solvants.
Actualisant les données des chercheurs américains, dont la topographie, les équipes belgo-boliviennes ont réalisé des sondages en fouilles intensives sur le site (un éperon rocheux de vingt mètres sur 5 mètres) de découverte des offrandes incas et en fouillant plus, sont "tombés" sur un grand dépotoir votif d'époque Tiahuanaco. Les objets Tiahuanaco représentaient même 98% du site archéologique, selon C. Delaere, rendant anecdotiques les objets incas. Bien qu'il s'agisse d'offrandes différentes, réparties différemment, aux fonctions distinctes, et qu'il n'y ait pas eu de contact entre les Incas et les Tiahuanaco, les lieux sacrés, ou "huacas", ont toujours été utilisés.
Typologie des offrandes
Les Incas faisaient des offrandes dans des coffrets en pierre, de 20 cm sur 30 cm, contenant théoriquement des petites statuettes en or dans leur tissu retenu par des broches en argent. On retrouve ce type d'offrandes ailleurs (en montagne, par exemple) et les sources écrites nous les font connaître assez bien. Dans le contexte du Titicaca, qui est le lieu de naissance du soleil, il y a des offrandes au nord du l'île du Soleil, donc à l'origine sacrée du monde. Les Incas descendaient le coffret au fond du lac depuis un bateau, ils le déposaient de façon cérémonielle. D'après C. Delaere, certaines statuettes ont été conçues à Cuzco, à 800 kilomètres de là. On retrouve aussi des petits lamas fabriqués à partir de coquillages provenant de l'actuel Equateur. Il s'agit des indices d'une organisation cérémonielle très poussée.
Les offrandes incas apparaissent donc comme des objets subaquatiques (et non des objets terrestres ensuite "noyés" par la montée du niveau) intentionnellement déposés sous l'eau, concentrés à certains endroits. Bien que le niveau était plus bas à l'époque Tiahuanaco, le "récif" de l'île du Soleil sur lequel les archéologues ont travaillé dans le premier cycle de recherches était déjà une paloé-île sacrée où les prêtres "Tiahuanaco" arrivaient en bateau et faisaient des offrandes depuis le bateau ou directement depuis le rivage. On peut penser qu'ils y faisaient du feu, y sacrifiaient le lama pour ensuite immerger une céramique en forme de puma, associée à des feuilles d'or. On sait qu'il y a eu beaucoup d'événements de ce type, que l'on étudie progressivement. Les "offrandes Tiahuanaco" sont donc en cours d'étude. Il s'agit de céramiques associées à des objets en or, principalement des feuilles (laminées), des coquillages importés, du lapis-lazuli, du jade, des ossements de lamas. A la pointe de l'île du Soleil, le projet Huiñaimarca a dégagé un espace d'occupation terrestre et une sorte de jetée, des aménagements du littoral de l'époque. Il y avait là du mobilier terrestre (des restes de vie terrestre de façon générale) alors que quand ils ont fouillé plus bas, sous le niveau du lac à l'époque Tiahuanaco, les archéologues ont trouvé un dépotoir intentionnel. De façon générale, le potentiel archéologique est énorme sur de larges portions de territoire non encore étudiées.
L'enjeu politique des découvertes
Bien qu'il se défende de toute pression politique et qu'il affirme son indépendance scientifique, Christophe Delaere reconnaît que le projet Huiñaimarca n'échappe ni à l'attention des médias, qui ont largement montré les objets restaurés, ni à celle des politiques. Le chercheur y voit d'ailleurs un bénéfice pour ses chantiers. Le président bolivien a pris la parole en octobre 2013 lors de la conférence de présentation des résultats à La Paz pour signifier l'importance d'une meilleure connaissance des racines du peuple bolivien, pour l'affirmation de son identité. Christophe Delaere précise: "Tout ce qui est découvert est patrimoine bolivien et reste en Bolivie. Quand Evo Morales a fondé le nouvel état plurinational de Bolivie, il a aussi institué une loi d'autonomie qui donne aux communautés locales une certaine souveraineté sur leur territoire. Or, c'est parfois difficile pour nous qui travaillons sur un grand lac de savoir quel est le territoire de chaque village. Telle île est revendiquée par plusieurs communautés, qui veulent toutes intervenir, ce qui est normal. Concrètement, nous travaillons avec 12 communautés, ce qui nous oblige théoriquement à créer 12 dépôts de fouilles, 12 entrepôts de stockage du matériel, etc." Autre conséquence inattendue, les scientifiques doivent requérir l'autorisation des divinités et participer à des cérémonies durant lesquelles on danse et on sacrifie des lamas…
Le deuxième cycle du projet Huiñaimarca jusqu'en 2017 sera l'occasion de former des plongeurs boliviens qui vont fouiller dans le "lac mineur" (au sud), ou "Huiñaimarca" en langue "aymara" actuelle. Les actions du prochain cycle sont définies par C. Delaere, qui écrira simultanément sa thèse de doctorat: cartographier les zones littorales, continuer les fouilles sur les zones portuaires et immergées et continuer l'étude sur les sites d'offrandes. Les objectifs restent les mêmes: comprendre l'exploitation du lac Titicaca à travers l'Histoire sur les plans socio-économiques et religieux, comprendre la nature de l'occupation du littoral. L'ambition sur le long-terme est la prise en charge à 100% par de nouvelles équipes boliviennes autonomes.