L’histoire se passe dans la région du Proche-Orient où Israël et Ismaël se déchirent, s’asphyxient, se tuent en un cycle infernal au nom de la plus noble, la plus essentielle des raisons,… celle d’exister. Mourir en tuant l’autre, pour vivre,… La fatwa et la loi du talion réclament des vies, toujours plus de vies en une exigence routinière absurde dont nous percevons mal l’horreur à travers les statistiques quotidiennes qui parviennent, à peine, à troubler notre conscience toute entière mobilisée dans la course au » mieux vivre » ou, à tout le moins, au « vivre le moins mal possible… »
Absurde la fatwa ?... Absurde la loi du talion ?... Blasphème !...hurleront les uns et les autres, unis dans la justification de leurs droits légitimes de tuer... Oui, tragique blasphème qui nie l’espoir, qui ne donne à la vie que la possibilité de mourir en martyr ou en héros… Mais ce n’est qu’une pauvre mort humaine effacée de la mémoire des hommes par la mort suivante qui ,elle non plus, n’aura pas l’exclusivité du deuil sauf, dans le meilleur des cas, au mur d’un ossuaire qui fera le bilan macabre de ces héros et de ces martyrs, quand les tueries cesseront, car il faudra bien qu’elles cessent un jour….
Cela, deux enfants l’ont compris, Ephraîm douze ans et Aïssa treize ans. Le premier et Israelien, le second Palestinien. Ils vivent de part et d’autre du check-point tenu par un réserviste de Tsahal et par un garde territorial Palestinien. Tous deux se connaissent bien, ils ont été camarades de classe. Parfois, ils prennent le thé ensemble, … à la menthe,.. comme dans le temps. Le secteur est plutôt calme, à l’écart des points chauds. Les escarmouches sont rares et les quelques rafales qui partent ne font pas de victimes, mais elles affirment la présence des forces de part et d’autre,… pour combien de temps encore ?...
Un jour, Ephraïm apprend par son institutrice, d’origine française, qu’Aïssa vient chaque semaine chez elle, prendre des leçons de français. Ainsi, il n’est pas seul à apprendre le français…Le fait est remarquable, car tous ses camarades apprennent l’anglais. Redoutant que ses parents lui interdisent de le rencontrer, il s’enquiert du nom de famille d’Aïssa, trouve son numéro de téléphone et l’appelle. Eh oui, le téléphone fonctionne entre la partie Israèlienne et la partie palestinienne du village...
Pour ne pas éveiller les soupçons, il prend une voix de femme : « Bonjour Madame, je voudrais parler à Aïssa, je suis son professeur de français ». A l’autre bout du fil, on lui demande « Enntah Françayouïye ? « ( Tu es Française?... en arabe ). Il répond " Aïwa "…( oui ). Quelques instants plus tard, Aîssa questionne : « C’est vous madame ? » … « Non, je suis Ephraïm, on a la même professeur de français »… Un long silence , puis, à voix basse : « Tu es Israelien ?.. » « Oui, et toi tu es Palestinien » Un silence « Il faut parler français… Mais comment as-tu fait ?" Ephraïm lui raconte . Aïssa éclate de rire « Toi, t’es un malin !… » Et puis il se mettent à dialoguer, par petits bouts, dans le désordre, avec des silences, des moments de défiance, des mots complices, des rires aussi…
Enfin, comme il n’est pas question qu’ils se voient chez leurs parents respectifs, ils conviennent de se retrouver dans deux jours au retour de la leçon de Aïssa, , le long du ruisseau en contrebas du check-point. En cette fin d’après-midi, c’est Ephraïm qui l’attend en plaisantant avec le réserviste. A l’approche d’ Aïssa, il saute de la barrière et l’accueille par un « Shalom » joyeux. L’autre a un mouvement de recul, puis prend la main qui lui est tendue et répond « Alekum Salam .. » Ephraïm : « Tu es plus grand que je ne le croyais »… Aïssa : « Et toi plus gros !... » Ils sourient et descendent en silence jusqu’ au bord du ruisseau.
Là, Aïssa demande « Tu sais que ton nom, EPHRAÎM , est celui du second fils de Joseph ? » … " Eh,Eh .. Comment tu sais ça toi ?... « Parce que je le sais ! » … silence…« Et toi, tu sais que tu as le nom du Dieu des chrétiens, Jésus ?... " … « C’’est normal, il est l’un de nos prophètes» Ils s’asseyent sur un poteau téléphonique couché à terre. « Tu veux jouer aux billes ? » … - « Tu en as ?... fais voir ! » Ils se déplacent, trouvent un espace dégagé et jouent aux billes, d’abord en silence mais la passion du jeu aidant, ils s’exclament, se disputent, se congratulent et rient…Le réserviste et le garde territorial les surveillent d’en haut en échangeant des plaisanteries. Soudain, Aïssa ramasse son cartable : « Il faut que je rentre, sinon ma mère va venir me chercher et si elle me trouve avec toi … Aie, Aie, Aie, elle me tue !.. » lance-t-il en riant.. « Allez , salut, à dans trois jours, c’est moi qui t’attendrai à la barrière… »
Et tous les trois jours, soit Ephraïm, soit Aïssa attend l’autre à la barrière, puis ils descendent en contrebas, jouer aux billes… Cela dura deux mois pendant lesquels l’un et l’autre attendent avec impatience ces bribes de bonheur. Jusqu’à cet après-midi où, en pleine partie de billes, une explosion, surgie de quelque ciel, ravage la guérite du check-point, tue le réserviste, le garde territorial et ensevelit les corps des deux enfants…. La fatwa et la loi du talion n’ont pas eu, ailleurs, leur ration de vies, alors elles sont venues dans cet endroit paisible exiger leurs dûs. Les hommes, dans leur folie, séparèrent Aïssa et Ephraïm pour les faire figurer dans les martyrologes de leurs propres haines...
Quelques billes d’agathe dans l’eau vive du ruisseau,… C’est le seul mémorial digne de ces victimes innocentes qui avaient cru en l’autre, en son amitié, … à la vie !...
Pierre RATERRON
(*) de « Chroniques de la folie ordinaire » - 2002