« Ici vous êtes, mesdames et messieurs, en un lieu neutre, territoire insipide et lisse qui justifie son existence par sa situation particulière entre les lieux de ruines et les lieux de vie. Ces lieux de vie, vous les connaissez, c’est chez nous, un monde bien protégé des famines et des conflits armés, dieu merci, où nous abordons avec gravité les problèmes de l’obésité pour cause alimentaire… »
« Les lieux de ruines, eux, c’est ce qui reste des villes multiculturelles, multi-cultuelles, tolérantes, ouvertes à tel point qu’elles ont accueilli le fanatisme sans le reconnaître, qu’elles ont accueilli la mort sans la prévoir, pas la mort sereine, non celle qui déchire, celle qui fait mal, qui torture avant et qui vous oblige à la demander comme une faveur, comme une délivrance… »
La scène se passe dans l’un des jardins ouvriers en périphérie de Tours. L’homme est grand, il parle de l’intérieur, il semble donc être habité… Lui faisant face, quelques couples de vacanciers : on est en juillet, il fait chaud. Liliane et Raymond, en uniforme estival-, bermuda bariolé et bob publicitaire - se demandent ce qu’ils font là. Ils avaient suivi un fléchage depuis la RN 10 qui promettait : « Venez découvrir le Monde comme si vous y étiez ! » et ils se trouvent ici, avec quelques uns, dans un jardin même pas beau, à écouter un frapadingue ! « Allez, Raymond, on se tire, on a rien à faire ici et d’abord je comprends rien à ce qu’il raconte ! Tiens, on va passer par cette plate bande…»
- « Madame ! », - « Qui , moi ? » demande Liliane … « Attention » continue l’homme « vous venez de mettre le pied dans la Méditerranée. Si vous persistez, vous allez vous noyer ! » - « Non mais ça va pas ,non ? je suis sur une plate bande où y a que des mauvaises herbes qui poussent ! Le monde comme si vous y étiez, je vous en ficherais moi… Vous êtes un escroc ! allez, viens Raymond ! »
Calmement l’homme répond : « Non Madame, je ne vous ai demandé aucun droit de visite, je suis le gardien des ruines et Le Monde comme si vous y étiez, c’est le monde réel que vous ne voulez pas voir, alors il faut bien l’imaginer pour que vous acceptiez de le voir ! »
« L’imaginer, l’imaginer, on a pas le temps nous, on travaille et ça c’est bien réel ! » -« Bravo mon Raymond, tu lui as bien rivé son clou ! Allez viens donc ! »
Le dernier mot restant à ceux qui travaillent, les autres applaudissent et sortent du jardin pour rejoindre leurs voitures.
L’homme s’adosse à la petite cabane à outils, frappe deux coups. Quelqu’un de l’intérieur demande : « Qu’est-ce qu’il y a ? » - « T’as pu tout prendre ? « - « C’est dans la boite, super ! » L’homme reprend « T’as vu le choc des cultures ?, Ca va faire un sacré sujet pour le talk-show de la semaine prochaine ! » - « C’est quoi le thème de l’émission ? »- « Je crois que c’est En quoi les Français actifs sont concernés par les conflits et les drames dans le monde, ou quelque chose comme ça… »
« Et tu vas montrer quelle séquence ? » - « Celle d’aujourd’hui, des trois jours, c’est de loin la meilleure. Elle est courte, percutante et c’est le français lambda qui conclut, un vrai témoignage ! ... Au montage, ce sera parfait.» - « Mais tu ne crois pas qu’il est un peu forcé, le côté caméra cachée, ça ne te gêne pas ? « - « Oh, réveille toi ! On fait de la télé réalité. Et ce témoignage n’est pas plus forcé que la kyrielle de professeurs de philosophie, qui s’auto-proclament philosophes !... »
- « Elle était quand même pas mal ton envolée sur les ruines, les cités multiculturelles qui accueillent la mort sans la reconnaître… » - « Ah, tu trouves ?... Ca c’est le métier,… tu verras, dans quelques années, parce que tu es doué, tu les feras aussi pleurer dans les chaumières… Allez, on range les clous et on va se casser une petite graine, tout ça m’a donné faim, pas toi ?... »
* Extraits de Chroniques de la folie ordinaire