Le metteur en scène de cinéma Youssef CHAHINE est mon ami d’enfance, à Alexandrie. Il s'appelait alors Gaby CHAHINE. Bien qu’étant restés en contact par téléphone, télex, fax et e-mail, depuis 1946 nous ne nous étions jamais revus en personne. Après 57 ans, nous nous retrouvons à sa Maison de production, au Caire en juillet 2003…
P. - Cela va peut-être te paraître curieux, mais après si longtemps, j’ai l’impression que nous nous sommes quittés hier . A l'époque tu t'appelais Gaby...
G.- Il n’y a rien d’étonnant à cela. En t’accueillant, je t’ai dit : Pierre, il y a longtemps que je t’attends. Cela veut dire que je j’attendais, physiquement, mais tu as toujours été avec moi, j’ai même une de tes lettres dans mon portefeuille, c’est dire… En dépit de tous les aléas de la vie, nous nous retrouvons 57 ans après. Aujourd'hui mon prénom est Youssef, mes amis m'appelle Joe mais pour toi je serai toujours le Gaby de la rue Calamaque... Nous avons même, l’un et l’autre, surmonté l’aléa suprême, la perte de vie. Alors, il ne peut rien nous arriver dans les 50 prochaines années ! ( rires)
P.-Tu as été très malade l’an dernier…
G. - J’ai tout simplement failli mourir. J’étais en plein tournage, puis plus rien, le noir complet…, le film a été arrêté, avec toutes les conséquences que tu peux imaginer. Enfin, grâce à Dieu, j’ai survécu et nous avons pu reprendre le tournage. Je considère que ma guérison est une grâce du Ciel.
P. - Toi qui es si « laïque » dans tes déclarations et tes films,alors tu crois ?...
G. - Evidemment que je crois !... Pourquoi me poses- tu cette question ?
P. -Pour savoir, c’est tout…
G. - Je suis un Alexandrin, donc je crois ! C’est toi-même qui as écrit dans un texte que « … nous étions tous deux des Alexandrins au sens ptoléméen le plus large… ».Quand on est curieux, ouvert à l’autre et à sa culture, impatient d’apprendre, critique et humaniste, on croit,… à tout le moins en l’homme. Tu sais que l’Alexandrin est particulier : quand on lui impose quelque chose, une attitude, une conduite, un ordre, il acquiesce mais, au bout du compte, son bon sens prend le dessus. Il s’accommode mais il ne désarme pas… La laïcité, c’est le meilleur garant de la liberté de croire individuelle… Et puis, pour faire ce que je fais, tu ne peux pas mener à bout tes projets si tu ne crois pas … Tu peux parler, toi… Tu en as reçu des rebuffades et tu as pris des risques en Pologne et en Bosnie, pendant le siège de Sarajevo… Tu crois que je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde et que ne te surveille pas de loin ?... Rappelles toi que tu es mon petit frère( rires… On se tope la main droite)
P. - Mais il y a croire et croire…Tout le monde n’a pas ton ouverture d’esprit. Il est de notoriété publique que tu as rencontré quelques « difficultés » à ce sujet.
G. - Certes, mais il faut être conscient qu’après une période d’ultra nationalisme, l’Egypte est devenu un élément pondérateur au Moyen-Orient. Certes, le fondamentalisme est présent, certes beaucoup plus de femmes portent le foulard, mais tu remarqueras, particulièrement à Alexandrie, que les femmes restent séduisantes, parce qu’elles savent tirer parti de la situation à leur avantage, tout en respectant la règle. Et puis, moi je continue à travailler dans mon pays. Je ne me suis pas expatrié, car je crois au bon sens et aux forces vives de l’Egypte. Et si je rencontre plus ou moins de difficultés, je me dis qu’il n’y a pas d’« œuvre » sans obstacle à surmonter, le tout premier étant d’avoir quelque chose à raconter.
P. - Wim Wenders a coutume d’affirmer : « Une image qui n’est pas sous-tendue par un récit n’a pas lieu d’être. » Qu’en penses-tu ?
G - C’est tout à fait vrai. Le récit ne veut pas dire, nécessairement, dialogue. Un film muet raconte une histoire. Quand je m’intéresse à un sujet, c’est l’histoire, et elle seule,qui m’interpelle, qui m’intéresse et qui provoque en moi le désir incoercible d’entreprendre l’aventure d’un film.
P. - Tu es très attaché à la France. Comment expliques-tu cela ?
G. - D’abord, nous savons tous les deux que je suis aussi de culture Française. A l’époque de mon adolescence, celle que j’ai voulu raconter dans « Alexandrie pourquoi ? » j’avais demandé à suivre les cours d’une Ecole de Cinéma, je crois que c’était l’IDHEC. Je ne me souviens plus exactement mais, soit il n’ y avait plus de place, soit on ne m’a jamais répondu… Alors je suis parti en Californie, à Pasadena. Tu te rends compte que l’on me l’a reproché en son temps !...Je suis un homme de tempérament fidèle et malgré mon grand âge ( rires), je n’oublie pas les témoignages d’amitié et les aides, que j’ai pu recevoir de France. Toutefois, cela ne m’empêche pas de ne me faire aucune illusion : il existe chez certains une forme de condescendance vis à vis du cinéma Egyptien et en particulier du mien. Je ne suis pas un Occidental et ma culture-mère est Orientale. Mes films sont à découvrir sans l’ a priori qui résulte de la consommation intensive de produits formatés pour les publics Américains ou Européens. Il n’en reste pas moins que je suis fier d’avoir reçu la Palme d’Or du Cinquantenaire du Festival de Cannes, pour « Le Destin ». Mais je reste lucide…
P. - Tu m’as dit être en plein tournage à Alexandrie…
G. - Oui, c’est pourquoi je te reçois en coup de vent, entre deux séances de tournage. Quand je commence un film, je crains toujours de ne pas savoir le terminer… C’est comme ça à chaque fois. Inch’Allah, celui-là je le terminerai ! ( rires) A ce propos, voici une anecdote qui me parait savoureuse : Je voulais tourner une scène dans le Cimetière Juif, à Alexandrie,… tu sais , prés de la Gare pour Le Caire. Mes assistants me disent « Il faut demander l’autorisation au Chef de la communauté Juive d’Alexandrie ». Je fais prendre rendez-vous avec ce monsieur et, le jour dit, je le rencontre :… surprise ; c’était mon dentiste !...
P. - Regrettes-tu l’Alexandrie que nous avons connue ?...
G. - Et toi, Pierre ?...
P. - Je n’éprouve pas ce type de nostalgie. Cette partie de ma vie a joué un rôle primordial dans ma formation et ma façon d’appréhender les êtres , les situations. Ce sont des souvenirs agréables, attendrissants, mais ils restent des souvenirs. J’estime beaucoup Serge Moati et son œuvre. Pourtant, j’ai été déçu par son « Alexandrie » où il a été, en grande partie, question du passé, certes par des témoins intéressants, mais qui ne variaient pas dans le genre : « Ah, si vous saviez comme c’était beau avant et comme on était bien ! »… Ce qui m’intéresse, c’est l’Alexandrie actuelle… et celle de demain. Tu sais comme moi que la démarche de création impose, d’abord de se désencombrer l’esprit , puis d’être « en état de projet chronique ». Le passé nous intéresse, soit comme référent, soit comme base de travail pour une œuvre à venir.
G. - C’est vrai , je m’en rends compte chaque jour un peu plus…Tu verras, Alexandrie est une très belle ville, surtout depuis plusieurs années. Tu t’en rendras compte, particulièrement si tu loues un « arbagguïeh » (1) sur la Corniche. (2) Le nouveau gouverneur a exigé un très gros effort concernant l’hygiène et la propreté des lieux publics…Les arbagguieh sont les commères ou si tu préfères, les tambours de ville, comme vous en aviez en France. Ils ne tarderont pas à découvrir que le « Boutros fill Escandria » ( Pierre d’Alexandrie) est revenu au pays. Tu sais, c’est une énorme ville à présent, mais entre la place Mohammed Ali, l’Eglise Sainte Catherine et la place Saad Zagloul ( terminus des trams qui desservent toute la baie d’Alexandrie), tout ce sait, comme dans un village ! Et puis tes Chroniques Alexandrines qui racontent notre jeunesse, eh bien, je vais trouver moyen d’en faire un film ! Dans « Alexandrie pourquoi ? » c’était un comédien qui jouait ton rôle, tu l’as vu ça !...Je crois que nous sommes, toi et moi et quelques autres heureusement, les derniers témoins d’hier qui rêvons de demain. Qu’il en soit ainsi. …Que Dieu te garde, Boutros mon frère !...
Le Caire 7 juillet 2003 Pierre RATERRON
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(1) Arbagguïeh = Cocher de calèche, que l’on peut louer pour une course ou une durée(Cette appellation populaire désigne, par extension,l’ensemble cocher/calèche ) C’est un des charmes d’Alexandrie.
(2) Corniche :il y a la baie de Rio et la Corniche d’Alexandrie. Très belle avenue de bord de mer( à 4 voies) qui part pratiquement, à l’ouest, de l’ancien emplacement du « Pharos » et s’étend sur la presque totalité du front de mer d’Alexandrie ( plus de 20 Kms en arc de cercle ) jusqu’à Monthaza, à l’est, l’ancien Palais d’Eté du Roi Farouk.