Moïra est une journaliste Britannique, grand reporter, qui parcourt le monde . Entre deux reportages, c'est en Charente qu'elle revient car c'est là qu'elle a choisi de vivre... Du Royaume Uni, elle a le passeport mais en fait elle est Ecossaise. La Grande Bretagne a cette particularité d'être un royaume constitué de quatre nationalités : Anglaise, Galloise, Ecossaise et Irlandaise du nord... Ce qui est bien pratique en rugby, les sujets Britanniques ayant quatre fois plus de chances, que les Français ou les Italiens, de gagner le Tournoi des six nations !...
« C'est typiquement Français cette réflexion !... » remarque Moïra « ... vous, vous êtes fiers de vos régions d'origine mais à part les Basques et les Bretons, votre fierté s'exprime de manière « bon enfant »... Tandis que nous, nous revendiquons notre appartenance à notre nation, l'Ecosse en ce qui me concerne... »
« ... C'est beaucoup plus profond qu'il n'y parait !...On reproche aux Britanniques ne pas être franchement Européens, mais quel meilleur exemple que de voir quatre peuples, on pourrait même dire quatre ethnies, aussi différents entre eux que peuvent l'être les Français des Suédois, s'entendre et former une entité appelée Royaume Uni ?... »
J'interviens, railleur : « Là, tu pousses le bouchon un peu loin !... » - « A peine !... C'est sans doute pour cela que beaucoup d'entre nous, citoyens Britanniques viennent s'installer en France, en particulier en Charente, pour donner l'exemple... » Elle s'étrangle de rire et court dans la cuisine se servir un verre d'eau ...
Je connais Moïra depuis une dizaine d'années et je ne me lasse pas de l'entendre utiliser avec talent, soit l'« understatement » ( minimiser les choses importantes ), soit l'« overstatement » ( donner de l'importance aux faits insignifiants )...Et cela avec un sérieux qui déroute ceux et celles qui ne connaissent pas son humour ravageur qu'elle manie avec maestria, surtout quand l'autre prend ses propos trop au sérieux et veut se montrer sous un jour avantageux...
Nous nous connaissons bien et nous nous apprécions, aussi ces escarmouches ne sont-elles que gammes nécessaires pour garder la forme : « Tu vois... » me confie-t-elle « ... Je fais un métier captivant mais éprouvant... Je suis spectatrice de la fureur, de la misère, de la bêtise des hommes et je dois m'interdire de m'impliquer... Je suis un témoin, privilégié certes, car je ne suis que de passage et j'en reviens, parfois avec de la chance, mais je ne suis qu'un témoin... »
« ... Alors quand je vois, ici , l'intérêt croissant et hystérique des gens pour tout ce qui touche à une certaine « réalité » formatée et scénarisée comme l'étaient les matchs de catch, il y a une quinzaine d'années, je me dis qu'il y a quelque chose de perverti dans le royaume de France !... » J'interviens : « Tu t'oublies !... la France est une république !... »
Cela ne l'arrête pas : « Oui, je sais... j'ai dit royaume parce que dans votre façon de vivre la république, vous êtes beaucoup plus monarchiques que nous... Vous avez un respect, une retenue qui vous empêche de rire de vous-mêmes. C'est d'ailleurs une remarque que je fais aussi envers mes compatriotes. L'irrévérence se perd, celle du Punch **, par exemple... Elle est remplacée par ce que nous appelons les « trash news » que l'on pourrait traduire par « nouvelles de poubelle ou de caniveau »...
« ...En fait, c'est l'illustration d'une certaine impuissance à pratiquer l'irrévérence intelligente, à l'instar de quelqu'un qui se mettrait en colère parce qu'il serait à bout d'argument et qu'il ne se maîtriserait plus !... Le vrai problème est que nous ne savons plus être joyeux !... Nous pouvons rire, nous distraire, mais la joie c'est autre chose... J'ai vu la joie dans les yeux de centaines de personnes quand survenait une trêve dans un conflit meurtrier ou un mieux être dans un état de misère... »
« Alors, si nous, qui avons un métier passionnant, qui vivons correctement, en privilégiés, qui envisageons notre avenir personnel avec une certaine sérénité, sommes incapables d'exprimer la joie, que peut-on attendre de celles et ceux qui sont sans emploi et qui n'ont pas les moyens d'avoir un projet de vie ?... J'écoute avec grande attention car là, Moïra se livre....
« Dans notre société où les ambitions et les appétits sont énormes mais ne s'expriment que par le truchement d'expressions comme « un petit peu », on ne peut qu'être consterné par le culte frénétique voué à la célèbrité, pas la notoriété, non, la célébrité... D'après une enquête récente auprès d'adolescents des banlieues dites « défavorisées » de grandes villes en France et en Grande Bretagne, à la question classique « Que veux-tu faire plus tard ?... », soixante cinq pour cent des interrogés ont répondu : « Etre célèbre !... »
« ... Si encore cette réponse exprimait le désir de réaliser de grandes choses, ce serait justifié, mais il ne s'agit là que d'un appétit, à l'état brut, pour les avantages matériels et le prestige attachés à la célébrité du type « télé réalité »...où sont décrétés célèbres des « has been », des « utilités », même des « potiches » de défuntes émissions « people » dont le seul talent est d'avoir su convaincre de passer à la télé, souvent à n'importe quel prix !... » J'ai rarement vu Moïra dans cet état d'excitation dans l'expression alors que son argumentation dénote une parfaite maîtrise et une grande lucidité...
Quand même, je réagis : « Quel sombre tableau !... » Elle me lance un regard narquois : « Ne t'inquiètes pas pour moi... Tout va pour le mieux !...Mais enfin, quand défilent ces mannequins tristes et désabusés, à l'allure androgyne , un petit peu femme et un petit peu homme..., à part les spectateurs privilégiés des Collections qui s'imaginent qu'être joyeux c'est sortir en boîte , crois-tu vraiment que ces mannequins respirent la joie de vivre et t'incitent à les considérer autrement que comme des icônes inaccessibles, vestiges d'un paradis déchu ?... »
L'image est belle, je le lui dit... Elle n'y prête pas attention et poursuit : « Je suis folle de théâtre et de cinéma !... Eh bien même là où il faut un savoir faire certain, l'obsession de la réalité fausse tout : dans de très nombreux cas, on engage un acteur, non pour ses qualités d'interprétation et sa capacité à rentrer dans le rôle, non, on l'engage parce qu'il fait vrai !... Je rejoins Jacques Weber qui déclare qu'à force de choisir des acteurs « vrais » on participe à une entreprise de dénaturation du théâtre qui est l'antithèse du vrai !... »
Soudain elle s'arrête, surprise d'avoir monologué aussi longtemps. Confuse, elle tente une explication : « Si je parle avec tant de passion, c'est que j'aime la France, c'est mon pays à présent... Je suis profondément désolée de voir cette forme de morosité qui s'installe et, d'ailleurs, qui est actée par les préfets... Bien sûr, tout n'est pas rose, bien sûr il existe d'énormes problèmes d'ordres politique, économique, social, mais au regard de celles et ceux qui ont tout perdu et qui expriment la joie d'avoir été épargnés ou d'avoir survécu, celles et ceux qui ressentent une bourrasque de bonheur quand ils ont échappé à la balle que le sniper leur destinait, celles et ceux dont l'état est stationnaire alors qu'il était critique auparavant...Ne crois-tu pas que nous avons de quoi rendre grâce et exprimer notre joie ?... »
Je ne sais que répondre... Nous restons assis, en silence, à regarder les joyeux ébats des premiers passereaux.... Nous sommes dans les premiers jours du mois de mars, les jours rallongent et certains rameaux commencent à bourgeonner... Oui, vraiment, cette réalité n'est pas morose.... Elle appelle demain...
** Punch : Célèbre revue satirique qui a cessé de paraître à Londres, sous sa forme originale, il y a une vingtaine d'années.
* Extraits de Chroniques Charentaises