Esther est une petite fille de 8 ans aux cheveux auburn et bouclés. Ses yeux sont d’un beau vert babylonien. Elle possède, aussi, un esprit de répartie qui, sans être insolent pour autant, surprend d’une enfant de son âge . Un soir de l’année dernière, un invité de ses parents la complimenta : « Toi au moins, tu n’as pas froid aux yeux et tu ne les as pas dans ta poche ! »
Avec un large sourire, elle lui répondit : « Je vous remercie Monsieur, mais heureusement que je n’aie pas froid aux yeux sinon je serais obligée de les couvrir avec un foulard et… je ne verrais rien ! Et puis c’est une chance qu’ils ne soient pas dans ma poche, parce que là où ils sont, ils me sont beaucoup plus utiles !... ». En bref c’est une petite futée, tendance chipie à l’occasion…
Cela fait quatre nuits que Bagdad est bombardée à outrance. Les fameuses bombes «propres», au laser, réservées aux objectifs militaires, "s'égarent" et procèdent proprement au massacre d'innocents: les pudiques dommages collatéraux des bulletins officiels...
Ce matin, le réveil est difficile car la nuit a été particulièrement agitée : descentes aux abris, remontées à l’appartement, six fois de suite entre 10 heures du soir et 5 heures du matin… Euterpe, la maman d’Esther, exerce le métier d’architecte, mais elle n’a plus beaucoup de clients. Quand la guerre sera terminée, si elle se termine un jour, elle aura sans doute les quelques commandes que ses confrères auront refusé, quand viendra le temps de la reconstruction,… Mais elle ne se fait guère d’illusions, le camp des vainqueurs potentiels a, parait-il, attribué les marchés, à l’avance...
Et puis, grave handicap en Orient, elle est femme. La mère d’un fils ,de préférence, y est considérée; mais une femme, à présent seule avec sa fille, ne peut prétendre à avoir des amis…Ami, voilà un terme qui lui parait utopique. Son mari, architecte comme elle, a été dénoncé aux sbires du régime par leur meilleur ami à qui ils s’étaient ouverts, en confiance, de leur farouche opposition au pouvoir en place.
Depuis, son mari est porté disparu. Malgré ses démarches incessantes, personne ne peut, ou ne veut, la rassurer sur son sort… Est-il vivant, prisonnier, torturé ?... Est-il mort de cette mort de fosse commune qui interdit le deuil ?... Elle avait dû de ne pas être arrêtée au seul fait qu’elle était la nièce d’un homme éminemment respecté de la communauté catholique de rite chaldéen. Mais pour combien de temps encore ?...
Esther réclame souvent son père et à chaque fois, Euterpe biaise. Mais ce matin, après cette nuit de cauchemar, la question est plus précise: « Mais où est Papa ? Ce n’est pas normal ! On a peur sans lui…, quand est-ce qu’il revient, dis maman ? » Et sa maman ne trouve comme réponse que « Ton Papa construit des maisons pour l’avenir, au pays de la liberté… » - « Mais maman, toi et moi nous sommes libres, non ? Alors pourquoi il ne construit pas ses maisons ici ?... »
Euterpe est prise de court. –« Ce n’est pas aussi simple que cela, ma chérie,…tu le sais bien, » Un silence, puis : « … Il y a une raison aux alertes chaque nuit… » - « Ah bon ?...Laquelle ? » demande posément Esther..-« …Eh bien,.. ces alertes, les avions, les bombes, c’est pour nous libérer !... »
La petite fille ne répond pas. Sa maman sent bien qu’elle ne l’a pas convaincue. Comme la grande majorité des parents, à bout d’arguments elle change de ton : « Bon, et puis ça suffit ! Ne fais pas ta bête, va ranger ta chambre ! » Le regard d’un beau vert est incrédule. Son visage se ferme, mais Esther obéit.
Elle fait quelques pas, écrasée par un immense sentiment d’incompréhension, cela se voit… Euterpe la rappelle à l’ordre : « Ne boude pas !… Monte dans ta chambre, et plus vite que ça !... » Esther se voûte un peu plus, franchit la porte du salon, et là, se retourne : elle est en larmes....
Entre deux sanglots, elle ose : « Une dernière question, maman, je t’en supplie… » - " Laquelle ? » - « D'après toi, si nous sommes tués par les bombes, comme nos voisins hier, nous serons morts, mais libérés ?... » -«Quelle drôle de question, ma chérie,… pourquoi me la poses-tu ? » - « Parce que, maman, libérée ou pas,… moi je veux vivre !... »
Pierre RATERRON
* Chroniques de la folie ordinaire