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La mère de ma grand-mère maternelle, donc mon arrière grand-mère, était originaire de Charente Limousine. A vingt ans, elle rencontra un beau Creusois, ils se marièrent , elle suivit son mari en Creuse et y fit souche. Sa fille, donc ma grand-mère, racontait de belles histoires quand j’allais la visiter aux grandes vacances, certaines qui me faisaient un peu peur et d’autres, issues de la tradition orale, qu’on appelait alors « Contes de l’âtre »…C’étaient, en effet, des histoires que l’on échangeait autour de l’âtre tout au long des longues veillées d’hiver, rude en ces contrées…
J’avais sept ans . Le soir, au souper, je raffolais de « mijoux » , ce bol de lait qui vient d’être trait au fond duquel on place quelques grains de gros sel accompagnés d’un peu de mie, émiettée d’un « pain bie » (1) . Même en vacances, je devais monter me coucher, au plus tard à vingt et une heures. Comme je n’avais pas sommeil, au lieu de rester éveillé dans mon lit bateau, je me débrouillais, presque chaque soir, à sortir de la chambre en silence. Alors,, avec la prudence d’un Sioux, afin de ne pas faire craquer les lames du parquet plus que séculaire, je m’installais sur les dernières marches de l’escalier avec vue panoramique sur la salle de séjour…
Vers les dix heures du soir, la longue table de bois était poussée contre le buffet et les deux bancs étaient disposés en triangle, face à l’âtre. Des chaises paillées, habituellement rangées le long du mur, étaient approchées pour les personnes très âgées. Des voisins, des voisines arrivaient par vagues successives, qui avec un pot de confiture de myrtilles et qui avec quelques branches de bois fruitier, ce qui donnait à la flambée une senteur très particulière que j’appréciais avec délectation…
Il faut vous dire qu’à ces veillées, il y avait surtout des femmes, de l’âge de ma grand-mère, enfin me semblait-il… Elles ne parlaient pas chiffons, non, elles se racontaient de vraies histoires de femmes fortes, de celles qui courent les campagnes à propos d’héroïnes oubliées de l’Histoire, mais rudes à la tâche et rebelles quand les hommes n’en avaient plus les moyens….
Il m’en revient une en mémoire, qui m’avait particulièrement impressionné : On est au 18ème siècle, quelques années avant la Révolution, dans un hameau de Charente Limousine. Le Bailli, l’Officier du Roi, collecteur d’impôts et l’ Intendant du Fermier général se concertent pour offrir une petite fête à ce dernier, à l’occasion de sa tournée annuelle dont l’itinéraire passe par ce hameau.
Or, il se trouve que ce petit village a une particularité bien réjouissante : les femmes, jeunes et plus âgées, excellent dans l’art de danser les danses du terroir, bourrées, gavottes, rondes et autres figures… « Quel bel effet un tel divertissement aurait sur sa Seigneurie !... » pensent de concert ces édiles locaux, d’autant que cela le mettrait de bonne humeur et permettrait de mieux passer sous silence certaines opérations hasardeuses …
Sitôt décidé lors de riches agapes, le divertissement est mis au programme, le Bailli se faisant fort d’ordonner aux filles et femmes du hameau de vêtir leurs plus beaux atours et de faire bonne figure à sa seigneurie…Dans cette entreprise, le curé de la paroisse dont dépend le hameau se révèle d’un grand secours en insistant auprès de ses ouailles sur le grand honneur qui leur est fait…
Cet homme de Dieu est un homme bon, proche des idées de ce qui sera quelques années plus tard le Tiers Etat…Toutefois, il pense sincèrement que c’est un honneur qui échoit à ce hameau de sa paroisse. Et puis, Monsieur le Bailli est si prévenant avec lui, le ravitaillant deux fois l’an ( à Pâques et à Noël ) en poulardes, carpes et gigots qu’il s’empresse de partager avec ses ouailles les plus démunies !...
Même que sa vieille gouvernante, la Marie- Fernande, rouspète dans sa moustache : « Vé !... leur donnez pas tout, pauvr’ homme, qué vous restera que les yeux pour pleurer !... » A quoi le curé lui répond, à chaque fois : « N’ayez crainte, le Seigneur y pourvoira !... » Ce qui n’empêche pas Marie Fernande de grommeler : « Baisseuteu mountagne, Lèveteu valloun (2), ça le Seigneur y peut le faire, mais moi j’sais c’que j’dis !... »
Bref, tout est réglé dans le meilleur des mondes … Tout ?... sans doute du côté des « officiels » mais c’est compter sans la détermination d’un groupe de femmes du hameau, autour de Catherine, accorte femme mûre qui avait appris à lire, écrire et compter chez les sœurs…
Deux longues veillées, elles se concertent, mais rien ne filtre au-dehors et même les maris ne savent rien… Il y a bien quelques bruits qui traînent par ci, par là ,mais rien de significatif qui mérite d’être rapporté à monsieur le curé, encore moins au bailli….
Le jour dit, de bon matin, l’Intendant, qui coordonne toute l’opération, présente l’itinéraire à son maître le Fermier général : «… Plaise à votre Seigneurie, en fin de matinée, nous passerons par ce hameau, là, où les femmes ont tenu à vous faire une surprise fort agréable… » Devant l’air dubitatif de son maître, il s’empresse de préciser : « … surprise des plus décentes qui précèdera votre collation , dressée, non loin de là, sur une éminence et à l’orée d’un charmant petit bois… »
Le Fermier général, grand blasé, lève un sourcil et lâche du bout des lèvres « Pourquoi pas ? Cette mise en bouche en vaut bien une autre… » Une heure plus tard, les deux carrosses se mettent en route, précédés d’une escouade de gabelous et de gens d’armes à cheval … Comme prévu ils arrivent au hameau où tous ses habitants sont réunis,… enfin pas tous, les femmes seulement, autour de Monsieur le curé et du maire du village dont le hameau dépend.
Les femmes n’ont pas mis leurs atours, elles sont en tenues de champs ou d’étable…Le curé et le maire, surpris, craignent la réaction de tous ces beaux messieurs…Avant que l’on ne place l’escabeau pour la descente de carrosse, l’Intendant , en homme d’expérience, se doute qu’il se passe quelque chose. Il saute de cheval, appelle le maire et lui demande d’un ton comminatoire: « Où sont les hommes de ce hameau ?... Et ces femmes, pas lavées, en tenue de labeur ?... Qu’est-ce que cela signifie ? »
Le maire, tout penaud, bredouille quelques mots incompréhensibles. C’est le moment que choisit Catherine, la meneuse, pour se précipiter jusqu’aux carrosses et s’adresser au fermier général : « Votre Seigneurie !... » L’interpellé s’avance sur ses coussins et la portière étant ouverte, fait signe d’approcher… L’intendant tente de s’interposer mais d’un geste son maître lui intime l’ordre de laisser passer. Soudain, Catherine est intimidée… Sa seigneurie l’encourage benoîtement : « Parle ma belle !...N’aies pas peur, je t’écoute… »
Catherine reprend courage : « Monseigneur, vous voyez, nos hommes sont aux champs, ils triment à s’user les mains au sang,… nous n’avons ni grains, ni fourrage pour les bêtes et du sel, nous n’en avons point non plus !... La faute en est aux gabelous et à votre intendant qui sont passés trois fois cette année… Ils ont dit agir à votre commandement…Ils ont tout pris… C’est grande pitié Monseigneur de voir les écuelles vides de nos enfants et de nos hommes!.. Nous devions vous donner aubade et nous l’aurions fait de bonne grâce… .Mais nous n’avons guère le temps à danser, nous les femmes et guère l’humeur aussi…
Monseigneur est intelligent, aussi écoute t-il avec attention… Il jette un regard tueur à son intendant, puis se tourne en souriant vers Catherine : » Tu t’exprimes bien, comment t’appelles-tu ?... » - « Catherine, femme Brangier, Monseigneur ! » -« Eh bien , femme Brangier, nous allons vérifier tout cela… Tu ne me lanternerais pas, par hasard ?... ( Catherine proteste)… Bien !... Mais je te préviens que si tout cela n’est que calembredaines, j’enverrai mes gens qui prendront vos troupeaux et passeront par le feu vos étables… Quant à toi, tu finiras tes jours à la Maison des femmes de Limoges !... » - « Je le sais Monseigneur !... »
On ne devient pas fermier général sans savoir jauger les êtres… « Cette femme dit vrai ! » pense-t-il. Aussitôt, il s’adresse à son intendant : « Faites faire demi-tour, nous rentrons ! » Celui-ci tente de protester « Mais votre collation Monseigneur ?... » - « Elle sera déduite de vos gages Monsieur, pour autant que vous en ayez encore à mon service !... Dès ce soir j’attends des explications précises de votre part et de celle de vos amis !... » L’homme est loin d’être bienveillant, mais il ne supporte pas d’être volé par les siens ! Et puis, il reconnaît à cette femme un courage certain au regard des risques encourus…
Ils s’en furent comme ils étaient venus, laissant le curé et le maire atterrés… Les femmes attendirent que le dernier cavalier disparaisse derrière le petit bois, puis elles se lancèrent dans une farandole effrénée en chantant à tue-tête. Les hommes accoururent ...et ne comprirent pas…
L’intendant fut renvoyé, le bailli et l’officier du roi sanctionnés… Catherine fut fêtée, un peu trop, si bien que, quelques temps après, sous un faux prétexte elle fut emmenée sous bonne garde à la Maison des femmes de Limoges. Elle y resta deux ans , libérée par le Tribunal Révolutionnaire qui siégeait à Limoges. Elle fut accueillie dans son hameau comme une héroïne,… puis on l’oublia…
Cet épisode est connu par les conteuses comme étant « La Révolte de la gavotte »….
Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette histoire d’un évènement survenu au Darfour, partie ouest du Soudan, où règnent la famine, la corruption et où des communautés sont, soit systématiquement massacrées, soit poussées à l’exil vers le Tchad…
L’omnipotente Commission à l’Aide Humanitaire ( CAH) désirait accueillir avec faste le représentant de l’ONU en visite officielle au camp de réfugiés de Ryad. Une fête « à l’africaine » est préparée avec un groupe de danseuses locales. Mais , le jour venu, quand ces dernières apprirent que c’était pour le compte du CAH, elles se sont révoltées, détruisirent la tribune et lancèrent des pierres sur les voitures officielles…Fatima, l’une d’elles, rajuste son voile. …
Elle est furieuse : « …Les gens du CAH ont eu tellement peur qu’ils se sont enfuis comme des oiseaux !...Nous n’avons rien à manger et ils veulent que l’on danse !… Nous avons perdu nos maris, nos enfants, nos frères, nos sœurs !... Nous sommes en deuil et ils veulent que l’on danse ?... » Contrairement à d’autres camps de réfugiés, celui de Ryad n’a jamais reçu d’aide alimentaire !... (3)
« Quand les femmes se révoltent, ça décoiffe !... » m’a confié mon petit-fils à qui je racontais cette histoire….
Pierre RATERRON
* Chroniques de la folie ordinaire
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(1) Pain bie ou bi(s) : tourte, mi-froment, mi-seigle
(2) « Baisseteu mountagne…. » : « Baisse toi montagne, Relève toi vallon… » Début d’une très ancienne et célèbre chanson en patois limousin, proche de l’occitan
(3) Sources ; Le Monde, édition du 28-08-2004