A l'origine de cette particularité, la volonté du fondateur de la cinquième République de mettre fin à une instabilité politique permanente : la vie politique de la troisième et de la quatrième république a été émaillée de gouvernements issus de coalitions éphémères et renversés par le Parlement au bout de quelques mois ou même quelques semaines. Ainsi, le Gouvernement de Pierre Mendes-France, après avoir mis fin à la guerre d'Indochine, a connu une longévité relative : il tient huit mois avant d'être renversé sur la question du statut de l'Algérie. Une anecdote raconte que le Président Roosevelt demandait à son chef de cabinet de lui rappeler quotidiennement qui était le Président du Conseil en France. Le général De Gaulle, voulant mettre fin à cette emprise négative du Parlement, avait introduit dans la constitution de la cinquième république un article permettant de couper court au débat parlementaire, en l'assortissant de la possiblité d'une motion de censure, laissant le choix au Président de dissoudre l'Assemblée Nationale ou de changer le Gouvernement. Mais, si le 49-3 a été utilisé cent fois - les records appartenant à Michel Rocard (22 fois) et à Elisabeth Borne (déjà 11 fois) - une seule motion de censure a été votée au cours de la cinquième République contre le gouvernement Pompidou, suivie d'une dissolution par le Président De Gaulle. Ainsi, la possibilité de censurer le Gouvernement est, dès l'origine, tombée en desuétude et c'est cette absence de contrôle par le Parlement qui est la cause de la toute-puissance de l'exécutif et de la crise institutionnelle que nous vivons aujourd'hui.
En Allemagne, la vie politique connait d'importantes différences avec la notre : d'abord, dans le mode des élections législatives, qui font appel à un double scrutin : la moitié des députés sont élus nominalement, selon une procédure similaire à la notre ; la moitié à la proportionnelle sur les listes électorales constituées par les partis - avec un seuil de 5% des voix, comme pour les élections européennes. Ce système a l'avantage d'assurer à chaque parti une représentation au Bundestag, que notre système uninominal à deux tours est incapable de garantir. Comme il est hautement improbable qu'un parti obtienne à lui tout seul la majorité absolue, la constitution du gouvernement résulte d'un accord entre formations politiques. Ainsi le gouvernement allemand actuel est soutenu par une coalition de gauche incluant le SPD, les verts et les libéraux. Pour que nous puission agir de même en France, il faudrait qu'enfin, les points de divergence ne l'emportent plus sur ceux de convergence.
Pourquoi l'absence de 49-3 en Allemagne est elle "symptomatique" ? L'article du juriste allemand note d'abord le poids de l'Histoire : "Après l'expérience malheureuse d'un président du Reich élu au suffrage universel et ayant en main tous les pouvoirs, la constitution allemande de 1949 - ou loi fondamentale (Grundgesetz) - a été pensée pour limiter cette concentration". La constitution de la République de Weimar concentrait donc tous les pouvoirs entre les mains du Président, ce qui n'en faisait pas un Etat fort, comme l'a révélé la facilité avec laquelle les nazis se sont emparés du Pouvoir. Au contraire, en France, "la cinquième République a été instaurée en réponse à l'instabilité parlementaire et aux nombreux changements de Gouvernement. Il en est résulté un Etat fort avec, à sa tête, un Président aux multiples prérogatives qui font passer le compromis comme une faiblesse et le Parlement comme le simple accessoire d'un pouvoir personnalisé". La prépondérance de l'exécutif est telle quelle permet de faire passer des lois même en l'absence de majorité parlementaire et c'est précisément la trajectoire historique de l'Allemagne d'avant guerre, entre exécutif en apparence tout puissant et dictature fasciste, qui devrait être un sujet d'inquiétude : ne sommes-nous pas en train d'ouvrir la voie à un système totalitaire ?
Concernant les institutions, une autre différence notable entre la France et l'Allemagne réside dans la composition de la cour constitutionnelle allemande, l'équivalent de notre conseil constitutionnel. Ce ne sont pas d'anciennes personnalités politiques qui y figurent, mais des personnes compétentents, " juristes , dont des magistrats de carrière et professeurs de droit constitutionnel". Comme l'a écrit Giraudoux, "jamais poète n'a interprété aussi librement la nature qu'un juriste la réalité". Cela apparaît clairement comme une critique dans "la guerre de Troie n'aura pas lieu", mais peut aussi être interprété comme une possibilité de rendre un jugement non pas conforme à la lettre de la Constitution, mais à l'esprit de la démocratie. Ainsi, l'éclairage du droit aurait peut-être évité de rendre ces arbitrages partisans qui ont tour à tour validé complètement une réforme des retraites passée en force et barré la route au référendum d'initiative populaire, pour des raisons contestables sur le plan juridique.
L'Allemagne a vécu, sous le Gouvernement de Gerard Schröder, une situation semblable à celle de notre réforme des retraites , avec les réformes "Harz IV" qui touchaient aussi aux droits sociaux. Ce qui fait la différence entre les deux pays, c'est une "culture du compromis" qui a a associé aux débats les partenaires sociaux : "Les réformes Harz IV ont émergé de propositions émises par une commission réunissant syndicats et employeurs". Là encore, c'est tout le contraire qui s'est passé en France avec le refus d'un Président persuadé qu'il est le seul à avoir raison d'associer les syndicats au débat, ce qui, commente l'article du Monde, "serait impensable en Allemagne". Cette absence de concertation avec les syndicats et les associations; qui peut aussi être constatée dans le domaine de l'environnement, est indiscutablement un facteur de rejet des projets gouvernementaux. Et aussi un signe que la cinquième République est à bout de souffle. La France Insoumise a donc raison d'en souhaiter une sixième, mais pour que la greffe réussisse, il faudrait que la France se convertisse à cette culture du compromis qui est celle des allemands.