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En termes de droits de l'homme, les États-Unis d'Amérique se sont construits sur un paradoxe : le préambule de la constitution proclamait l’égalité des droits pour tous les hommes. Mais, parmi les treize colonies fondatrices, la Virginie, la Géorgie et les deux Caroline étaient esclavagistes. La jeune nation avait alors choisi de mettre de côté les questions qui fâchent et de tolérer l'esclavage des populations déportées d'Afrique. Cette contradiction se révéla explosive quand, dans les états du Nord, les mouvements abolitionnistes prirent de l'ampleur et de l'influence. Ce fut alors, 74 ans après la déclaration d'indépendance, la guerre que nous appelons "de sécession" et que les américains qualifient de "civile". Cette guerre était déjà inscrite dans les gènes de la jeune République, lorsque celle-ci fit le choix de faire une entorse à un de ses principes fondamentaux.
La victoire du Nord ne changea que peu de choses au sort des populations libérées de l'esclavage, car on ne leur reconnut rien de plus qu'une liberté formelle, sans qu'il soit question de droits civiques et encore moins de réparations. Dans le Sud, les cavaliers en chemise de nuit du Ku Klux Klan commencèrent à faire régner la terreur parmi les esclaves libérés sous le regard complaisant des autorités locales. Le film "le Majordome", qui relate la carrière d'un afro-américain devenue maître d’hôtel à la maison blanche sous les présidences successives d'Eisenhower à Reagan, montre comment, encore dans les années 20, un propriétaire du Sud pouvait commettre un viol et un meurtre sans être aucunement inquiété par la justice, parce que ses victimes étaient noires.
L'Amérique des années 50 est loin d'avoir exorcisé ses vieux démons : derrière une prospérité jusqu'alors inégalée - celle des 30 glorieuses dont les États-Unis sont la locomotive économique - se cache une réalité différente, celle d'une pauvreté frappant essentiellement les populations noires. Et surtout, le paradoxe de départ persiste : à côté d'une loi fédérale qui, en théorie, donne sa chance à chacun, quelle que soit la couleur de sa peau persistent, dans les états du sud, des lois ségrégationnistes : salles d'attente, wagons et places de restaurant séparés pour blancs et noirs, comme si ces derniers avaient la peste, écoles pour enfants blancs et enfants noirs, universités fermées aux afro-américains. Un des états, la Floride, va même jusqu'à pénaliser les rapports sexuels interraciaux et à interdire les mariages mixtes.
C'est dans le cadre de cette ségrégation active qu'une condamnation, celle de Rosa Parks pour avoir refusé de céder sa place de bus à un blanc, va être l'élément déclencheur d'une série de manifestations pour les droits civiques, qui vont révéler le charisme et le leadership d'un de ses grands meneurs : Martin Luther King, jeune pasteur d'une communauté de l'Alabama qui va rapidement devenir l'âme des mouvements pour l'égalité. Ces résistances des afro-américains aux lois raciales dont ils étaient victimes sont associées à trois noms de villes : Albany (Géorgie), Birmingham (Alabama) et Washington où, au terme d'une marche pour l'égalité des droits, Martin Luther King prononce un discours qui définit la nature de son engagement et fait figure de programme : "I have a dream" : "Je rêve qu’un jour, sur les collines rouges de Géorgie, les fils d’anciens esclaves et ceux d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité". Malgré les passions violentes que déchaine toute manifestation pour l'égalité raciale, malgré les arrestations arbitraires et les menaces policières, malgré les attentats à la bombe perpétrés par un Ku-Klux-Klan rené de ses cendres, le discours de Martin Luther King est un discours de réconciliation. Il maintient cette ligne directrice en organisant la désobéissance civique à des lois injustes, mais en proscrivant toute violence, comme l'avait fait Ghandi avant lui. Pour cela, il obtient en 1964 la reconnaissance par l'attribution du prix Nobel de la paix pour sa lutte non-violente contre la ségrégation raciale et pour la paix. .
Il est facile et trop fréquent de rassembler une nation ou un groupe ethnique en désignant un ennemi réel ou imaginaire. Trop peu nombreux sont ceux qui ont voulu rassembler pour une grande idée plutôt que contre d'autres humains. Après le Christ, Jaurès, Ghandi et avant Nelson Mandela, Martin Luther King a été de ceux-ci. Pour tous, cela s'est terminé par une mort violente ou des années de prison et Martin Luther King, assassiné le 4 avril 1968 à Memphis, n'a pas fait exception à la règle. Mais cette grande figure de la lutte pour l'égalité des droits fait à présent partie de la mémoire collective américaine : les lois ségrégationnistes, déclarées anticonstitutionnelles, appartiennent maintenant au passé et c'est un progrès, même si les violences persistantes contre les noirs montrent que les mentalités évoluent plus lentement que les lois. Aujourd'hui, les afro-américains ont accès à l'Université. On le doit à Martin Luther King et au soutien sans faille que lui ont prodigué les présidents Kennedy et Johnson. On peut aussi penser que, sans lui, l'Amérique n'aurait jamais eu, 40 ans après sa mort, un président noir.