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Billet de blog 8 mars 2024

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Lettre ouverte à monsieur Vergriete, nouveau ministre des transports

L'interview du nouveau ministre des transports par le journal Le Monde suscite beaucoup plus de questions qu'il n'apporte de réponses, tant par les interrogations qu'il amène que par les lacunes qui le caractérisent.

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Monsieur le Ministre

L'interview que vous avez bien voulu accorder au journal Le Monde amène beaucoup plus de questions qu'il n'apporte de réponses, tant par les interrogations que suscitent vos propos que par les lacunes qui le caractérisent.
Dès votre première réponse, on comprend aisément que l'aérien ne fait pas partie de vos priorités, malgré toutes les réserves et oppositions que suscitent les projections de croissance énoncées dans l'indigent plan de prévention contre le bruit (PPBE) de l'aéroport Charles de Gaulle. On comprend aussi que vos plans de décarbonation se focalisent autour de "la mobilité de tous les français" - c'est à dire essentiellement le transfert modal de la voiture vers les transports collectifs et la généralisation du covoiturage, sans toutefois que vous sembliez avoir conscience de la contradiction entre ces objectifs et la création de structures routières qui favorisent l'usage de la voiture, telles que le Boulevard du Parisis, l'A69 ou A104bis. Vous attribuez généreusement au transport routier 95% des émissions de gaz à effet de serre émis par les transports, mais un rapport de la DGAC (page 5) portant sur les données numériques de 2019 indique "qu'après réintégration des soutes internationales (aériennes et maritimes) dans les bilans, le secteur aérien représente respectivement 15,6% des émissions des transports et 6,8% du total des émissions de CO2 de la France." Et on ne parle ici ni des autres gaz à effet de serre dont la prise en compte doublerait ce bilan en termes d'équivalents carbone, ni des émissions liées à la fabrication du carburant, qui devraient, elles aussi, entrer dans le bilan carbone de l'aviation !!! Une contribution sur Médiapart d'un collectif de chercheurs dresse le catalogue des supercheries permettant de minimiser les émissions de gaz à effet de serre du transport aérien. En ce qui concerne vos données numériques, ce n'est que par un tour d'illusionniste, consistant à occulter les émissions liées a l'international, que vous pourriez justifier le pourcentage que vous avancez. Car celui-ci est mathématiquement incompatible avec les 15,6% annoncés par la DGAC. Si vous pensez qu'il en est autrement, comment expliquez-vous le miracle arithmétique par lequel l'addition de ces deux pourcentages dépasse les 100% ?

Sur le thème "les voyages forment la jeunesse", vous vous dites opposé à toute limitation du secteur aéronautique et préférez "mille fois décarboner l'aérien", mais sans apporter la moindre précision sur la façon d'y parvenir. Sur ce sujet, un paragraphe du décodeur publié par le journal Le Monde , sous le titre "Secteur aérien : une décarbonation bien plus lente et difficile que ce que le Gouvernement laisse entendre", le fait à votre place, en  énumérant une liste de difficultés qui fait douter de la faisabilité de l'opération. Et la principale d'entre elle est le manque de temps pour développer une filière de production de carburants durables, pour remplacer l'ensemble de la flotte par des appareils moins énergivores, pour mettre au point l'avion à hydrogène, etc. Chacune de ces solutions, à supposer qu'elles soient faisables et réalistes, ne sera pas pleinement opérationnelle avant les années 2050 et au vu de l'accélération des dégradations climatiques, nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre. De surcroit, un responsable du réseau action climat souligne un autre problème, celui "des concurrences d’usage avec le chauffage, le bâtiment, la construction" concernant les biocarburants, illustrant ainsi le raisonnement cloisonné des dirigeants de l'aviation qui se comportent comme si leur secteur pouvait disposer de toutes les ressources énergétiques disponibles, sans apporter sa participation à l'effort collectif.  C'est pourquoi, monsieur le Ministre, le seul avion vert étant celui qui ne vole pas, l'unique méthode de décarbonation efficace est la décroissance du secteur aérien, imposée s'il le faut comme veut le faire le Gouvernement néerlandais à Amsterdam Schiphol. Car il est vain d'espérer remplir l'objectif d'une division par deux des émissions du secteur entre 2019 et 2030 avec la politique de bisounours de monsieur Macron : ce qu'il faut, c'est l'interdiction des vols sur les trajets où une alternative ferroviaire de moins de 4h30 existe, comme l'a préconisé en vain la Convention Citoyenne pour le Climat ; l'interdiction des jets privés qui ont un bilan désastreux en termes d'émissions de gaz à effet de serre par passager transporté ; l'interdiction des extensions d'aéroports, logique dans une optique de décroissance du transport aérien. Et les politiques seraient bien inspirés de donner l'exemple, en évitant de prendre un avion pour aller voter ! Sans ces mesures, ni la politique de décarbonation que vous entendez mettre en place sans en préciser les contours, ni les objectifs de réduction des gaz à effet de serre ne sont crédibles.

Vous préconisez également la tenue d'une Convention Citoyenne avec une série de thèmes à la Prévert (passe-rail à l'allemande, trains de nuit, devenir des concessions autoroutières...) au sujet desquels vous n'avez visiblement aucune réponse. Nous avons déjà fait l'expérience d'une certaine Convention Citoyenne pour le Climat, dont les préconisations devaient être appliquées "sans filtre". En un sens, soyons justes : notre président, d'une certaine façon, a tenu sa promesse : ce n'est pas un filtre qui a été utilisé, c'est un bouchon !!! Mais après ce précédent, vous nous comprendrez si nous n'exprimons qu'une confiance limitée dans ce type de démarche. 

Nous voudrions enfin aborder un sujet sur lequel vous n'avez pas été interrogé, celui du problème de santé publique concernant l'exposition au bruit et à la pollution dont souffrent les riverains des aéroports et ceux des autoroutes : En ce qui concerne les avions, il y a eu le PPBE de Roissy, qui a suscité, outre le rejet massif des associations, la parution dans le journal "Le Monde" d'une tribune émanant des personnels de santé - principalement médecins - qui ont été plus de 200 à dénoncer l'exposition des riverains à un bruit permanent et ses conséquences sur la fréquence et la mortalité des maladies cardio-vasculaires, sur le stress chronique qu'il engendre, sur les troubles du sommeil, sur les perturbations de l'apprentissage subies par les enfants d'âge scolaire. Cette tribune s'appuyait sur des expertises reconnues, une étude officielle (DEBATS) et de nombreux articles parus dans la presse internationale. Malgré cela, les autorités persistent à considérer ces nuisances sonores comme une "simple gène" : avec le PPBE de Roissy, piloté par la DGAC qui se trouve ainsi en situation de juge et partie, on tombe dans l'aberration la  plus totale puisqu'on prétend résoudre le problème des nuisances sonores en augmentant le trafic aérien de 40% et en refusant obstinément le couvre-feu demandé par les associations. Pourtant, ce PPBE a été validé dans l'état et cette fois-ci "sans filtre", suscitant un recours judiciaire en annulation mené par les associations de défense des riverains. 
Mais il n'y a pas que Roissy : pour ne citer qu'un seul exemple, les nuisances de l'aérien font tache d'huile à Beauvais, où les associations dénoncent un projet de doublement du trafic aérien. Le mépris insupportable qu'ont certains de nos décideurs pour la vie et la santé de nos concitoyens se manifeste jusque dans les territoires ruraux !!! 
Quant aux infrastructures routières, les différents projets en cours témoignent de la même volonté de saccage de l'environnement et de la biodiversité. Il y a le projet d'autoroute A69, que vous annoncez vouloir poursuivre en dépit des oppositions, conformément à une conception très personnelle que vous vous faites de la démocratie. Mais l'exercice de la démocratie ne se limite pas à un dépôt de bulletin dans une urne une fois tous les cinq ans, il consiste aussi à informer et à écouter. Or, dans le cas de l'A69, un sondage révèle que 61% des habitants des deux départements concernés rejette le projet. Cela devrait vous amener à réviser votre conception de la démocratie car, ce projet que vous voulez poursuivre contre vents et marées, vous le faites contre les électeurs de ces départements. 
Il y a aussi ce monstrueux projet du BIP, piloté par le département du Val d'Oise : c'est un projet obsolète, datant d'avant la guerre, qui, de façon inattendue, ressort des cartons, sans qu'il soit tenu aucun compte des changements de contexte qui ont eu lieu depuis : densification de la population sur le trajet projeté, réchauffement climatique, atteintes à la biodiversité. Là encore, c'est la préservation nécessaire de nos cadres de vie qui est en jeu puisque cette voie routière, tendue entre le port de Gennevilliers et les zones d'activité de Roissy, verrait l'affluence d'un défilé incessant de camions qui gratifieraient les habitants d'un bruit soutenu et d'une pollution aux microparticules. Jusque dans les écoles, puisque les brillants concepteurs n'ont rien trouvé de mieux que de le faire passer à moins de 500 mètres d'une trentaine d'établissements scolaires, avec à la clé dix mille élèves impactés. Monsieur le Ministre, l'est du Val d'Oise est déjà un des territoires les plus sollicités en France sur le plan environnemental, ne le rendons pas inhabitable. Et là encore, tenons compte de l'avis des habitants, qui s'exprime par l'opposition de quatre des communes concernées. 

Monsieur le Ministre, vous venez d'arriver et nous comprenons qu'il faut vous laisser le temps de trouver vos marques. Mais l'ampleur des arbitrages qui vous attendent dépasse de très loin les points abordés dans l'interview du Monde. En ce qui concerne l'aviation, il va falloir d'abord nous préciser si vous entendez tenir les engagements pris par votre prédécesseur : la réalisation des études d'approche équilibrée qui sont prescrites par les directives européennes, mais qui n'avaient jamais été réalisées et aussi l'engagement d'étudier les scénarios qui permettraient l'instauration d'un couvre-feu à Roissy, réclamé par les associations depuis des années. Quant aux mesures concernant la préservation de l'environnement, vous avez le choix soit de les prendre en considération, soit de vous en défausser sur le ministre de la transition écologique en disant que c'est lui que ça concerne. Mais les associations de défense de l'environnement attendent que le Gouvernement, dans son ensemble, prenne en considération l'article 1 de cette charte de l'environnement annexée à la constitution, qui dit que "chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé". Et le mot "chacun" exclut toute notion de minorité ou de majorité.

Nous vous prions de croire, monsieur le Ministre, à l'assurance de notre considération respectueuse.

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