Depuis bien avant la deuxième guerre mondiale, l'équilibre géopolitique qui a permis aux démocraties de s'imposer repose sur la puissance d'un seul pays : les États-Unis. Sans l'intervention américaine à la fin de la première guerre mondiale, l'issue de celle-ci aurait pu être toute autre. Sans leur entrée en guerre contre l'Allemagne et le Japon à partir de l'attaque de Pearl Harbour, c'est peut-être l'Europe entière qui parlerait allemand aujourd'hui. Après la deuxième guerre mondiale, la sécurité du monde libre a reposé exclusivement sur un pacte d'assistance défensive, l'OTAN dont le principal contributeur était les États-Unis.
Mais nous sommes peut-être à la veille d'un renversement de situation en raison d'une éventualité dont il ne faut pas sous-estimer la probabilité : la réelection de Donald Trump aux prochaines élections présidentielles des États-Unis. L'hebdomadaire Le Point, sur sa page de couverture du 4 janvier, résume cette menace en deux phrases : "Trump, la menace" et "L'Europe bientôt seule face à Poutine".
En réalité, la première de ces menaces concerne les américains eux-même et c'est celle d'une dictature. A l'occasion de cette nouvelle candidature de Donald Trump, les failles du système démocratique américain apparaissent béantes et le candidat lui-même déclare ouverte la chasse aux sorcières, dans un discours aux relents de maccarthisme : "Nous allons démanteler l'état profond et chasser les mondialistes et les communistes pourris. Nous assécherons le marécage (il s'agit de Washington) et libérerons notre pays de ces traitres et de ces tyrans". Pendant le temps de sa présidence, Donald Trump a peu à peu poussé ses pions : il a joué sur toutes les tendances de l'Amérique profonde (racisme, suprémacisme blanc, défiance de l'immigrant) pour se constituer une image, il s'est assuré à la Cour Suprême une majorité de juges qui lui sont favorables, il a tenté de falsifier les élections dans plusieurs états, il a embrasé ses partisans au point de les inciter à attaquer le Capitole. Commentant son élection possible, le politologue Robert Kagan écrit (1) : "Une dictature de Trump est de plus en plus inévitable. Nous devrions arrêter de nous voiler la face". Aux propos de ce néo-conservateur font écho ceux de la républicaine Liz Cheney, tombée en disgrâce pour avoir participé à la commission d'enquête sur l'attaque du Capitole : "Voter pour Donald Trump pourrait faire de cette élection la dernière à laquelle vous participerez". La bonne nouvelle, c'est qu'il y a encore des républicains qui n'ont pas perdu tous leurs repères démocratiques. Mais cela sera-t-il suffisant pour inverser une conjoncture favorable à Trump ?
Dans son délire anticommuniste, Trump pourrait s'en prendre aux grandes universités (2),qui ont fait la renommée internationale de l'enseignement et de la recherche aux États-Unis : Nous dépensons plus d'argent pour l'enseignement supérieur que n'importe quel autre pays et pourtant, ces universités (Yale, Harvard, Columbia, Princeton...) transforment nos étudiants en communistes et en sympathisants terroristes, ces catégories étant définies pêle-mêle par toute remise en cause de l'American Way of life, y compris pour des raisons environnementales, tout soutien aux palestiniens, toute contestation des brutalités policières.
Dans tout autre pays démocratique, les casseroles judiciaires de Trump le disqualifieraient pour un nouveau mandat. Le Point en dresse une liste qui donne le vertige : tentative d'inverser le résultat des élections, (35 ans de prison), mais sa réélection lui permettrait de s'autogracier ; rétention de documents touchant la sécurité nationale, (même peine, même possibilité de s'autogracier), tentative d'inverser le résultat des élections en Géorgie (55 ans de prison), fraude fiscale, diffamation et agression sexuelle, déjà jugées en défaveur de l'ancien président. A cela s'ajoute la liaison qu'il a eue avec une actrice porno, dont il a cherché à acheter le silence. C'est sans doute sa faute la plus bénigne, mais quand on se rappelle le "Monicagate" et la menace de destitution qui a un moment pesé sur Bill Clinton, on ne peut que constater que l'Amérique a bien changé !
La question est aussi de savoir si une éventuelle condamnation avant les élections changerait le cours de celles-ci. Mais encore faudrait-il pour cela que les verdicts tombent avant les échéances électorales. Trump et ses avocats ont donc toutes les raisons de multiplier les manœuvres dilatoires pour empêcher les juges de se prononcer, car son élection lui assurerait une immunité présidentielle qui ne prendrait fin qu'en 2029.
Les cours suprêmes de deux états à majorité démocrate (Maine et Colorado) tentent de faire obstacle à la nouvelle candidature de Donald Trump en le déclarant inéligible dans leurs états (3), ce qui signifie que l'ancien président perdrait automatiquement leurs grands électeurs. Cette décision s'appuie juridiquement sur un amendement de la constitution datant de 1868, qui exclut des fonctions gouvernementales les personnes qui se sont livrées à des actes insurrectionnels, comme l'assaut du Capitole. Mais l'application de cette décision doit être confirmée par la cour suprême fédérale et, pour les experts, il apparaît peu probable que celle-ci déclare Trump inéligible. Et ce sera, pour lui, une occasion de se victimiser encore un peu plus aux yeux de ses partisans, comme il sait si bien le faire.
Pour l'Europe, les risques d'une réélection de Trump sont à comprendre dans cette déclaration à l'attention de madame Van der Leyen en 2020 : "L'OTAN est morte. En cas de nouvelle guerre en Europe, oubliez-la" (4). On ne peut pas être plus explicite sur les perspectives d'avenir de l'alliance atlantique. L'historienne Nicole Bacharan confirme : "Si Trump est élu de nouveau, l'Europe sera seule au monde. Il abandonnerait l'Ukraine, donc l'Europe" (5). Ce repli sur soi annoncerait la fin de la puissance américaine, l'éventualité d'une deuxième guerre civile américaine, le champ libre aux russes pour reconstituer leur ancien empire, puis étendre leur domination vers l'Europe Occidentale et le feu vert aux chinois pour conquérir Taïwan, puis étendre leur domination sur l'Asie. On peut aussi imaginer que ces deux larrons en foire s'entendraient pour se partager l'Eurasie, quitte à signer un pacte du type germano-soviétique qui ne serait que le prélude à la guerre entre les deux pays. L'ordre mondial voulu par les dirigeants américains et imposé au monde depuis 1945 est sur le point de voler en éclats, avec toutes les conséquences néfastes qui en résulteront pour la paix et la liberté.
(1) Trump, la menace. Le Point du 4 Janvier 2024.
(2) Progressisme : les grandes universités dans son viseur; Le Parisien du 7 Janvier 2024.
(3) Cour suprême : peut-il vraiment être déclaré inéligible ?; Le Parisien du 7 Janvier 2024.
(4) L'Europe bientôt seule face à Vladimir Poutine ? Le point du 4 Janvier 2024.
(5) Les enjeux d'un scrutin, VSD, Janvier 2024