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Billet de blog 12 décembre 2021

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Compensation carbone, l'écoblanchiment du transport aérien et du secteur de l'énergie

"La compensation carbone n'est pas une réponse à la crise climatique et, en plus, risque de générer des impacts majeurs sur les droits humains et la biodiversité. [...] Seule la réduction réelle des émissions et le respect des droits peut garantir la justice climatique".

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Dans un entretien à Libération, Jean-Marc Jancovici établissait un parallèle entre la compensation carbone et le système catholique des indulgences, cause de la rupture du protestantisme  : pour obtenir le pardon de ses péchés, nul besoin de se repentir, payer permettait de se forger une bonne conscience et l'espoir d'aller au paradis. Et en effet, pour l'ingénieur Conseil en Énergie, c'est une hypothèse et non une certitude que nous achetons en compensant carbone : ­ que les émissions "baissent ailleurs, plus tard, et chez d'autres, sans savoir si cette baisse sera seulement réelle ou égale à ce qui est émis par celui qui paie".

Il faut d'abord savoir de quoi on parle avec le concept de "neutralité carbone : elle se définit comme  "un équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre et l’absorption du carbone de l'atmosphère par les puits de carbone" et se décline en deux mots : limitation  et compensation. Ainsi les émissions qui ne pourraient pas être évitées à la source doivent-elles être compensées par des actions visant à soulager l'atmosphère des gaz à effet de serre ainsi répandus. C'est la photosynthèse qui est le processus naturel de fixation du Carbone. Quand on évoque ce mot, on pense tout de suite aux forêts. Le rôle des océans dans l'équilibre carboné s'avère beaucoup plus important que celui de la biomasse (plus des deux tiers de la capacité globale de décarbonation), mais il est aujourd'hui menacé par l'acidification des eaux maritimes sous l'effet d'une teneur atmosphérique en carbone élevée.

Aussi la reforestation (61% des projets de compensation) apparaît-elle une solution vouée à l'échec pour plusieurs raisons : d'abord, le décalage temporel entre les émissions carbonées (immédiates) et les plusieurs décennies nécessaires pour que ces nouveaux puits de carbone deviennent opérationnels. Pour réduire ce décalage temporel, plus de la moitié des opérations de reforestation font appel à des arbres à croissance rapide (pins, eucalyptus, acacias), mais aussi à durée de vie plus courte, ce qui traduit une ignorance complète des effets sur la biodiversité, les sols et le cycle de l'eau. Ensuite, la fragilité des espaces forestiers, menacés de stress hydrique lors des sécheresses, d'incendies à répétition (quelquefois auto-entretenus comme en Australie) et d'attaques parasitaires rendent totalement aléatoire cette compensation à moyen et long terme et pourraient même se révéler une solution pire que le mal si les espaces reboisés partent eux mêmes en fumée. Enfin, la compensation par la reforestation ne pallie en rien la perte progressive du puits de carbone maritime et les effets secondaires sur sa biodiversité. Donc, une "solution" qui ignore les deux tiers du problème ne peut être qu'une mauvaise solution et ne saurait servir de justification à un quelconque droit à polluer. Ces considérations illustrent aussi à quel point les projets de reforestation se polarisent sur la teneur atmosphérique en CO2, tout en ignorant l'impact sur la biodiversité scientifiquement démontré.

Pour le magazine Alternatives Économiques (Janvier 2022, en pièce jointe) "il ne suffit pas de planter des arbres pour prendre l'avion".  Les programmes de reforestation sont entachés d'imprécisions : Les entreprises achètent au meilleur marché possible leur image verte ; elle vont, dans 90% des cas, recourir  à la "déforestation évitée" d'espaces forestiers prétendument menacés, qui coûte deux fois moins cher que le reboisement. La menace pesant sur ces forêts se définit par des scénarios de déforestation future qui, eux aussi, ne sont que des hypothèses. Aussi, nous dit le magazine, "la stratégie du porteur de projet consiste souvent à prédire le scénario du pire pour pouvoir ainsi prétendre l'avoir évité". Un autre critère, tout aussi invérifiable, est celui de "l'additionnalité", qui stipule que les résultats de la compensation "sont strictement le fait de l'action entreprise et qu'ils n'auraient pas été observés sans elle". Ces incertitudes ne permettent d'établir ni objectifs, ni résultats chiffrés de la compensation .

Un  argument des soutiens à cette "solution" est "gagnons du temps en attendant les solutions technologiques". Mais celles-ci reposent sur une double hypothèse, selon laquelle elles pourraient effectivement conduire à la neutralité carbone du secteur qu'elles concernent et, en même temps, ne pas arriver trop tard. Parmi ces hypothèses, il y a celle de l'avion à hydrogène, qui ne tient compte ni des moyens énergétiques considérables à mobiliser pour la fabrication du carburant, ni des délais de mise au point beaucoup trop importants eu égard à l'urgence climatique, ni même du fait que cette technologie n'est pas applicable aux longs courriers.
Une des pistes considérées comme prometteuses est actuellement expérimentée en Islande : il s'agit de capter le dioxyde de carbone présent dans l'atmosphère et de le fixer dans une roche poreuse et perméable, située au moins à 1000 mètres de profondeur. Pour que le bilan carbone de l'opération soit positif, Il faut, de plus, que ces installations soient proches de sources d'énergies renouvelables. Et, actuellement, le procédé pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses : si l'Islande est le pays idéal pour recourir à cette technologie, combien d'autres pays offriront un terrain favorable à ces usines de décarbonation ? Quelle quantité de CO2 l'ensemble de ces puits à carbone aura-t-il la capacité d'absorber ? Sachant que l'usine islandaise est capable de capter 4000 tonnes de CO2 par an, à comparer aux quelques 39 milliards de tonnes émises en 2020, un simple calcul montre qu'il faudrait en construire près de 10 millions rien que pour fixer le carbone émis en une seule année. On voit donc que cette technologie du futur relève, elle aussi, du domaine de l'hypothèse, tout comme les promesses récentes de l'énergie de fusion qui nous viennent des découvertes du MIT. Si la maîtrise de la fusion est en théorie la solution idéale, cette nouvelle source d'énergie ne devrait pas être opérationnelle avant plusieurs décennies. Et quand bien même ce serait le cas, les conclusions du rapport Meadows concernant les limites de la croissance resteraient d'actualité.

"La compensation carbone n'est pas une réponse à la crise climatique et, en plus, risque de générer des impacts majeurs sur les droits humains et la biodiversité". C'est ainsi qu'une responsable commente le rapport "compensation carbone, tout sauf neutre"   émanant du  CCFD-terre solidaire . L'atteinte aux droits humains et à la biodiversité, c'est en effet une des pierres d'achoppement de toute la démarche de compensation carbone : l'approvisionnement de l'aviation en carburant vert va solliciter la mise à contribution de terres agricoles utilisées pour l'alimentation humaine, au besoin par expropriation de leurs exploitants. La tendance sera alors à une nouvelle déforestation destructrice de biodiversité pour rétablir l'autonomie alimentaire. Mais l'entreprise émettrice aura fait son devoir en plantant des arbres et si cette compensation est réduite à néant par les incendies provoqués par une nouvelle déforestation, ce n'est pas son problème ! Chaque secteur se comporte comme s'il pouvait à lui seul mobiliser les ressources nécessaires à d'autres activités et c'est particulièrement évident pour l'aviation, où l'avion à hydrogène tant vanté solliciterait une fabrication de carburant qui, en plus d'être tout ce qu'on veut sauf vert, monopoliserait des ressources énergétiques considérables. Sur la base de cet individualisme forcené, il est impossible de développer une politique cohérente de réduction des gaz à effet de serre, surtout au niveau mondial.

Le  rapport cité plus haut étend son propos au-delà du secteur aérien, puisque, outre Air-France, il cible aussi deux entreprises qui ont développé une stratégie de compensation : l'américaine Nespresso et la française TotalEnergie.
Les trois entreprises ont un point commun : le recours massif à la reforestation à titre de compensation d'émissions qu'il n'est pas prévu de réduire : L'exemple de Total est particulièrement révélateur : l'entreprise est dans une stratégie de gagner du temps en attendant la mise en place d'une solution technologique de captation et d'enfouissement du CO2, similaire à l'expérience islandaise. En attendant, l'entreprise plante des arbres au Congo (40000 hectares), également au détriment de la biodiversité car il s'agit de forêts mono-essences (acacia). D'autres projets de reforestation sont prévus en Amérique du Sud et même... en Australie. Ce dernier choix, particulièrement judicieux s'agissant d'un pays dont les forêts brûlent chaque été (!!!), montre à lui seul à quel point la compensation est une imposture !
En ce qui concerne Air France, son programme de réduction des gaz à effet de serre tient de la caricature : pour diminuer le poids des avions, il est proposé de changer la vaisselle de bord (sic) et de numériser les manuels destinés aux pilotes. En ce qui concerne la compensation carbone, le transporteur aérien a créé une association qui collecte les dons des passagers afin de les investir dans des programmes de reforestation. L'opération a un double but : faire assumer à ses clients le coût de son programme et leur faire acheter l'indulgence (pardon, la bonne conscience !) qui les poussera encore à prendre l'avion pour passer un week-end à New York ou à Moscou.

Tout ceci, il est impossible que ceux qui prennent les décisions ne le sachent pas ! Pourtant, ils continuent à justifier leur inaction climatique par l'achat de crédits carbone sur le marché officiel (système CORSIA) et par les compensations volontaires, qui leur rapportent aussi des crédits carbone à moindre frais. Les hypothèses et approximations sur lesquelles  se fonde toute la stratégie de compensation ne pèsent pas lourd devant les certitudes de la teneur croissante en gaz à effet de serre et de l'urgence climatique. La compensation, un vaste système de greenwashing qui n'avoue pas son nom, ne peut dispenser des actions nécessaires pour réduire effectivement les émissions de gaz à effet de serre.

compensation-carbone (pdf, 2.0 MB)

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