C'est à 60 milliards d'euros que le nouveau gouvernement de Michel Barnier évalue l'effort à faire, selon un cocktail à deux composantes : baisses de dépenses sur les principaux budgets (40 milliards) et imposition accrue (20 milliards) dans un pays où la pression fiscale est une des plus fortes des pays occidentaux. L'objectif : ramener le déficit à 5% du PIB dès l'année prochaine et à 3% à l'horizon 2029.
Selon les déclarations du premier ministre, "la situation de nos comptes demande aujourd'hui un effort limité dans le temps qui devra être partagé, dans une exigence de justice fiscale". C'est une belle déclaration d'intention, mais est-elle réaliste ? Il y a d'abord Pierre Moskovici, président de la cour des comptes, qui relève que "les objectifs affichés par le Gouvernement ne sont ni déraisonnables, ni incohérents, comme avaient pu l'être ceux des gouvernements précédents" (1). C'est une accusation implicite d'incompétence portée contre Borne et Attal, à laquelle échappe l'actuel premier ministre. Il n'en reste pas moins que "bâtir un budget sur des prévisions favorables afin d'alléger les contraintes de départ est un grand classique".
En plus de ces réserves sur la faisabilité, il y a un discours de la méthode qui varie selon les sensibilités politiques : l'économiste Antoine Lévy s'exprime dans Libération (2) pour affirmer que "poussé à son paroxysme, l'impôt sur les plus aisés ne réduirait le déficit que d'un dixième" (soit 17 milliards d'euros). L'économiste se réfère à la courbe de Laffer qui explicite par un graphique l'idée largement répandue que "trop d'impôts tue l'impôt" et fixe entre 50 et 60% "le taux maximisant les recettes [fiscales] pour les hauts revenus". Et il prend à témoin Thomas Piketty "peu suspect de sympathies tatchériennes" : même lui "enseigne la courbe de Laffer à ses étudiants".
Alors, laissons répondre ce dernier. Il aurait été étonnant que l'infatigable pourfendeur des inégalités, qui n'a jamais arrêté, éditorial après éditorial, d'avertir que la justice sociale était la condition nécessaire pour que les mesures soient acceptées par le plus grand nombre, n'exprime pas son point de vue. C'est fait dans sa chronique du 13-14 octobre, parue dans le journal Le Monde et relayée sur son blog. En France, nous dit-il, les cinq cents plus grandes fortunes de France ont été multipliées par 6 depuis 2010, pour atteindre 1200 milliards d'euros en 2024. Pour lui, la solution réside en une taxe exceptionnelle de 20% sur les plus-values, qui resterait très modérée en regard des fortunes accumulées . Cette taxe rapporterait 200 milliards d'euros, "soit la totalité des coupes budgétaires envisagée pour les trois prochaines années". A titre d'exemple, on pourrait éviter la diminution du nombre d'enseignants déjà insuffisamment nombreux, envisagée sous le prétexte d'une "perte" de 97000 élèves. On pourrait aussi atténuer les coupes envisagées dans les dépenses sociales (retraites, assurance chômage, etc.) qui expriment le choix délibéré d'une paupérisation accrue pour les plus fragiles, comme ce fut le cas en Allemagne sous la gouvernance de Gerhard Schroder. "Ce sont les plus modestes qui feront les frais du budget Barnier et du coup de rabot aux services publics", ajoute Thomas Piketty. L'économiste évoque aussi l'état d'urgence fiscal, qui fut proclamé après la deuxième guerre mondiale (3), lorsqu'il s'agissait de reconstruire. A ce moment, des taux marginaux d'imposition des revenus furent mis en place, pouvant dépasser 80% aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne et dépasser les 60% en France. Ces mesures fiscales n'ont été suivies d'aucun cataclysme économique, mais ont, au contraire, été le prélude aux "trente glorieuses" qui ont suivi. L'argument d'infaisablilité de ces mesures du fait d'une puissance des milieux financiers supposée supérieure à celle des états n'est que renonciation de ceux-ci à leur souveraineté. Quant à l'affirmation selon laquelle les mesures proposées par Thomas Piketty seraient inconstitutionnelles, la question pourrait se poser si le prélèvement envisagé était confiscatoire, ce qui est loin d'être le cas. Et rien dans la Constitution n'interdit de lever une taxe exceptionnelle sur l'enrichissement des milliardaires. "Rien de nouveau, commente l'économiste : à toutes les époques, les puissants utilisent le langage du droit pour préserver leurs privilèges".
Mais la mesure proposée par Thomas Piketty présente le défaut d'être temporaire et donc conjoncturelle. Pour pérenniser l'assainissement de nos finances publiques, il faut également proposer des réformes structurelles. Pour Guillaume Hazenno (4), professeur à l'Ecole Normale supérieure, ces réformes doivent viser à ce que la France cesse d'être un paradis fiscal, "celui des plus riches" et cela passe par une série de mesures visant le long terme : Ainsi, les plus values "latentes", celles qui ne sont pas concrétisées par la vente du bien,sont effacées au moment de la transmission par héritage. L'idée de taxer ces plus-values accumulées au moment de l'héritage, comme cela se pratique en Allemagne et au Canada, apporterait 4 à 6 milliards d'euros annuels au trésor public. Une remise en cause ciblée des niches fiscales profitant aux 1% les plus riches rapporterait plus de 5 milliards d'euros. Le reprofilage du barême de l'imposition sur le revenu est possible et rapporterait 2 milliards d'euros ; le rétablissement de l'ISF 3 milliards. Selon Guillaume Hazenno, le cumul rapporterait 15 milliards d'euros, ce qui n'est pas assez pour être une alternative à la contribution sur les plus-values proposée par Thomas Piketty, mais pourrait être adopté en complément pour en garantir les effets dans la durée.
Il s''agit donc d'un débat sur la justice sociale dans lequel le juridique n'a pas sa place. Aujourd'hui, la nécessité qui motiverait les taxes exceptionnelles proposées par Thomas Piketty n'est pas la reconstruction de l'Europe, mais l'urgence de traiter la question climatique et pourtant, c'est la partie sacrifiée du plan Barnier qui en souligne le caractère court-termiste. La politique fiscale qui a été celle d'après guerre est la grande absente des propositions budgétaires actuelles, faute d'une volonté et d'un courage politiques pour prendre l'argent là où il est et non là où on voudrait qu'il soit.
(1) Le Monde, 12 octobre 204 : Des hypothèses optimistes et une prévision globale "fragile"
(2) Libération, 27 septembre 2024 : Taxer les riches, un refrain plaisant, mais pas suffisant
(3) Thomas Piketty : capitalisme et idéologie, graphiques de la page 525
(4) Libération, 27 septembre 2024 : La France ne peut plus être le paradis fiscal des plus riches