
"Nous avons perdu un demi-siècle, cinquante précieuses années pendant lesquelles la situation s'est aggravée à la vitesse grand V", dit Audrey en préambule de ce deuxième podcast de la série. La croissance a apporté de nombreux bienfaits en termes de niveau de vie et d'espérance de vie et nous n'avons pas voulu voir les conséquences à long terme d'un consumérisme effréné. René Dumont, ingénieur agronome, auteur de plusieurs livres dont un intitulé "nous allons à la famine" et premier candidat écologiste de l'Histoire à une élection présidentielle, n'était prophète ni dans son pays ni ailleurs. Les années 60 et 70 voient pourtant la création de trois grandes associations écologistes (Greenpeace, les Amis de la Terre, WWF). C'est dans ce contexte que le club de Rome - une émanation de l'OCDE rassemblant des scientifiques et des économistes - commande à une équipe du Massachussets Institute of Technology (MIT) le fameux rapport dont la publication fera l'effet d'une bombe avant qu'il soit complètement oublié pendant cinquante ans. De façon étonnante, car il confortait les inquiétudes exprimées par certains économistes.
L'interlocuteur de cette semaine est Gaël Giraud, économiste et directeur de recherche au CNRS. C'est un économiste de renommée internationale, actuellement en poste aux États-Unis où il dirige le

programme "justice environnementale" d'une université. Au curriculum vitae énoncé par Audrey, il ajoute une expérience tchadienne qui lui a permis de sortir de sa bulle d'occidental urbanisé et de mesurer, dès les années 90, ce que signifiaient au jour le jour pour les autochtones la raréfaction de l'eau et la désertification. C'est cette expérience qui l'amène à intégrer dans sa pensée économique la possibilité que les écosystèmes puissent être affectés par l'activité humaine.
C'est pour appréhender la réalité de ces impacts qu'est construit le rapport Meadows, avec une approche - originale à l'époque, mais qui s'est aujourd'hui généralisée - qui consistait à créer des modélisations mathématiques tenant compte de cinq paramètres (population mondiale, production agricole, production industrielle, services rendus à la population, pollution) dont les hypothèses de variation étaient intégrées dans le modèle. La combinaison de ces hypothèses amène à une dizaine de scénarios prospectifs. le numéro 1 et le numéro 2 de ces scénarios, qui postulent la poursuite du modèle économique actuel, confirment le spectre de la famine évoquée par René Dumont, en prédisant un effondrement des productions industrielle et agricole, puis de la population, dans les années 2020 et 2050 respectivement. Le phénomène, dit l'économiste, devient irréversible du fait de la mise en place de nombreuses boucles de rétroaction positive qui accélèrent l'effondrement. A la question sur la finalité et le contenu des huit autres scénarios, l'économiste répond brièvement qu'ils sont conçus pour explorer les solutions possibles.
L'échange porte ensuite sur les raisons pour lesquelles le rapport Meadows a été "effacé" pendant 50 ans, même dans les programmes universitaires des études d'économie, au point que Gaël Giraud indique que la plupart de ses étudiants n'en ont jamais entendu parler. Comme l'avait déjà mentionné Dennis Meadows lors de son interview, cette forme de censure vient du fait que le rapport perturbe beaucoup les modes de raisonnement des économistes dits "néoclassiques". L'exemple le plus typique est celui de William Nordhaus, qui a sévèrement critiqué le rapport dès sa sortie et a tenté de le contrer par sa propre modélisation, selon lequel la perte de la forêt amazonienne trouverait une compensation en dollars et où, même en cas de perte de 95% de la production agricole ou industrielle, tout resterait pour le mieux dans le meilleur des monde. Les aberrations de cette modélisation sont tellement flagrantes qu'elles heurtent le bon sens le plus élémentaire : ainsi, selon le modèle de Nordhaus, un réchauffement climatique de 6°C, associé à toutes les perturbations hygrométriques provoquerait une perte de "seulement" 10% du PIB mondial. C'est oublier qu'un tel changement climatique entraînerait la mort de ceux qui seraient exposés plus de 6 heures à ces conditions et que des régions entières en Afrique subsaharienne, en Amazonie, en Inde, en Asie du Sud-Est deviendront inhabitables. Devant cette perspective, ce sont, nous dit Gaël Giraud, "des explications d'économistes qui sont complètement hors-sol".
Dans les faits, la trajectoire sur les 50 ans qui viennent de s'écouler confirme une évolution proche des deux scénarios les plus alarmistes. Mais le modèle original laisse de côté des variables qui étaient mal connues à l'époque : Il n'y a pas, selon l'économiste "une ligne d'économie" dans le rapport. L'équipe de Gaël Giraud travaille donc à compléter le modèle en y intégrant des données économiques et sociales (chômage, inflation, dette, inégalités, etc.), ainsi que des variables liées au réchauffement climatique, mal connues dans la décennie 70. Et, à la question posée par la journaliste qui demande si l'intégration de ces données confirment la conformité des trajectoires observées avec les scénarios de l'effondrement, l'économiste répond que la prise en compte de ces nouveaux paramètres engendre de nouvelles boucles de rétroaction positive et aboutit aux même résultats.
Pour éviter l'effondrement, il faudrait revoir complètement notre modèle économique et anticiper davantage. Nous sommes comme assis dans une voiture qui va dans le mur à grande vitesse. Il y a une inertie au changement et ce n'est pas être collapsologue que de supposer qu'il puisse être déjà trop tard pour freiner. Les signes avant-coureurs d'une catastrophe imminente (sécheresses, inondations, incendies de forêts, canicules) sont déjà là et l'économiste dit constater que nous ne traitons pas ces questions avec le sérieux qu'elles méritent.
En écoutant Gaël Giraud parler des contradicteurs du rapport Meadows, c'est une phrase de Sitting Bull qui vient à l'esprit : « Lorsque la dernière goutte d’eau sera polluée, le dernier animal chassé, et le dernier arbre coupé, l’homme blanc comprendra que l’argent ne se mange pas ». L'homme médecine des sioux faisait de l'écologie sans le savoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Il n'avait pas besoin des moyens d'investigation de la science moderne pour prophétiser la catastrophe à venir. Aujourd'hui, nous y sommes, mais ce sont avant tout les rigidités de notre culture qui rendent impossible une réaction appropriée devant les dangers imminents.
LIEN VERS LE PODCAST : https://podcast.ausha.co/dernieres-limites/episode1