Les idées reçues
Le premier article commence par faire l'historique de "trente ans d'échecs et d'idées reçues". Commençons par les idées reçues : dans une France soit disant "irréformable", le travail a fait l'objet de lois de plus en plus restrictives depuis 1977, dont la logique - comme celle de la loi El Khomri, était de diminuer son coût pour inciter les entreprises à embaucher :
- ce sont les CDD, formellement introduits en 1979, qui n'ont cessé de subir des aménagements pour s'adapter aux besoins des entreprises : le CDD classique ne peut pas être renouvelé plus de deux fois et ne doit pas excéder dix-huit mois (ce qu'ignore notre ministre du travail !) et s'accompagne d'une prime de précarité versée en fin de contrat . Mais d'autres types de CDD, introduits au fil du temps, dispensent l'entreprise de verser cette prime : ce sont les CDD d'usage, qui ont fait l'objet de nombreux abus et d'une jurisprudence pour limiter ceux ci.De plus, il y a les contrats de chantier et les contrats à objet défini dans lesquels la notion même de durée déterminée s'efface devant celle de fin de projet. "Tout ceci alourdit le code du travail" se plaint le Patronat. Il y a là une certaine dose de mauvaise foi, car tous ces aménagements sont au bénéfice des entreprises.
La précarisation de l'emploi est déjà dans les faits : 90% des embauches aujourd'hui se fait en CDD et un nombre croissant de personnes alternent une activité réduite et une indemnisation main d'oeuvre à la charge de l'assurance chômage. Il ne manque donc pas de sel d'entendre, comme c'est souvent le cas, traiter les chômeurs "d'assistés" : la croissance continue du nombre de chômeurs trouve son origine dans cette politique patronale qui vise, avant tout, à limiter le coût de la main d'oeuvre en se déchargeant sur l'assurance chômage et non, comme on essaie trop souvent de nous le faire croire, dans la peur de ne pas pouvoir licencier les salariés en CDI. La preuve : malgré toutes les facilités accordées au patronat depuis des années, le chômage continue d'augmenter. Le postulat de base des lois qui se sont succédées, y compris la loi El Khomri, s'avère donc érroné.
La deuxième idée reçue qui sous-tend la loi El Khomri est le supposé pouvoir des juges, qui découragerait l'emploi : en son nom, la loi a voulu "barêmiser" les indemnités prud'homales servies en cas de licenciement illégal ou abusif, en substituant au plancher de six mois d'indemnisation un plafond dont le montant était lié à l'ancienneté dans l'entreprise. Cette mesure n'a pas été complètement abandonnée, mais au caractère "obligatoire" de ce barême s'est substitué un caractère "indicatif". Si la CFDT, qui est à l'origine de cette modification, croit réellement avoir remporté une victoire, elle s'est manifestement fait rouler : il y a fort à parier que l'existence même de ce barême, fut-ce à titre indicatif, aura une influence sur les délibérés et les prononcés de jugement, les juges patronaux ayant une base pour refuser d'aller au delà ! Alors la barêmisation aura rempli son office : pouvoir licencier en sachant par avance ce que ça risque de coûter !
D'abord, le juge n'a pas le pouvoir qu'on lui prête : les procédures prud'homales sont en nette diminution (-8.8% entre 2013 et 2014) et la longueur des procédures, qui se termine de plus en plus souvent en départage, décourage plus d'un de dépenser une telle énergie pour un résultat incertain. Cette désaffection frappe surtout les jeunes (moins de 30 ans) et les précaires, dont les recours entre 2004 et 2013 ont chuté de 24% à 15%. Cette baisse est en partie due au développement des ruptures conventionnelles introduites en 2009, qui sont une sorte de divorce par consentement mutuel qui a pour avantage de ne pas affecter les droits du salarié à l'assurance chômage. Aujourd'hui, les licenciements économiques représentent 2.6% des inscriptions à Pole Emploi et moins de 2% des contestations devant les prud'hommes. Aussi, la peur des licenciements n'est-elle qu'un prétexte pour généraliser une forme de CDI qui n'apportera pas plus de protection que le CDD.
La loi El Khomri méconnaît toutes ces données, elle qui limite le pouvoir d'appréciation du juge en matière de licenciement économique. C'est un des points-clé de la loi : il suffira que le chiffre d'affaires de l'entreprise baisse pendant deux trimestres consécutifs (!) pour que le licenciement soit considéré comme légitime sans même que le salarié ait la possibilité de saisir le juge. Et le périmètre d'appréciation de difficultés économiques se restreindra au territoire national. Quand on sait la facilité avec laquelle les multinationales peuvent organiser la mise en situation déficitaire d'une filiale, ce point de la loi apparâit comme un non-sens absolu !
Enfin, le code du travail, jugé trop protecteur, créerait du chômage. Ici, l'article mentionne : "notre code du travail nous place dans la moyenne européenne, si on en juge par les indicateurs de l'OCDE sur la protection de l'emploi". Il est également précisé que le CDI français est plus flexible que celui de l'Allemagne, pays trop souvent pris en modèle par les politiciens qui n'ont pas assez d'imagination pour en créer un chez nous. Ici, encore des données chiffrées : un tiers des CDI sont rompus avant la fin de la première année et la proportion se monte à 46% pour les jeunes.
Cela fait d'ailleurs trente ans que les salariés subissent des trains de réformes favorables au patronat, sans que celles-ci aient eu la moindre influence sur la courbe du chômage, montrant que la suppression des protections incriminées n'induit pas de façon mécanique de créations d'emplois. Et pourtant, le projet de loi préconise une "flexibilisation" du CDI qui, dans les faits ne le rendra pas plus protecteur qu'un CDD. Et il est donc permis de penser que l'amendement portant rencherissement des CDD n'est qu'enfumage et la vertueuse colère de Gattaz, assortie d'un chantage à l'assurance chômage, un jeu de rôles entre lui et le gouvernement.
Les autres pays : Allemagne, Espagne, ce n'est pas la flexibilité qui fait la différence
Curieusement, l'Allemagne ne fait plus recette parmi les "modèles" étrangers : la cohésion de la société allemande a été mise à mal par les dégats causés par les réformes Schröder et Angela Merkel a au moins eu le mérite de le reconnaître : l'Allemagne était un pays ou le SMIC n'existait pas, elle en a instauré un ; elle a adopté le modèle français d'extension des conventions collectives ; elle a pris des mesures encadrant les minijobs (contrats précaires dont le montant ne dépasse pas 450 euro par mois) ; elle a redonné aux allemands la possibilité de partir à 63 ans (contre 67 sous Schröder) ; elle s'apprète à limiter l'usage souvent abusif des salariés à bas coût par les entreprises. Bien sûr, tout cela n'a pas l'heur de plaire au Mouvement des Esclavagistes de France (MEDEF). Donc die Deutschen, raus.
Tournons-nous plutôt, disent-ils, vers l'Italie et vers l'Espagne, qui ont engagé des réformes structurelles qui ont prétendument débloqué l'emploi :
en Italie, c'est le job act, c'est à dire la création d'un CDD à protection croissante. Mais la période d'essai est de 3 ans et c'est au bout de cette période que nous pourrons apprécier le véritable effet de cette mesure. De plus, non-sens de cette réforme, la durée maximale d'un CDD est elle aussi portée à trois ans. Alors, à terme, quelle sera la différence entre un CDD et un CDI ?
En Espagne, le gouvernement Rajoy a engagé une réforme visant à renverser la hiérarchie des normes : les accords d'entreprises deviennent prioritaires sur les accords de branche, même s'ils sont moins disants. La loi réduit également les indemnités pour licenciement abusif et supprime l'obligation administrative de déclarer les licenciements économiques. Comme on le voit, la loi El Khomri n'est qu'un bête copié-collé de ce qui se fait en Espagne !
Oui mais, dira-t-on, les mesures, tant en Espagne qu'en Italie, ont fait la preuve de leur efficacité : le chômage y a reculé respectivement de 5.8% et de 1.6%. Donc, si on se fie aux données brutes, les réformes engagées dans les deux pays ont été bénéfiques. Mais c'est oublier que, sur une base de 100 avant la crise de 2008, le nombre d'emplois créés sur quatre trimestres glissants était en 2015 de 85.7 en Espagne et de 97.1 en Italie, alors qu'il était de 101.9 en France. Alors c'est un paradoxe criant : pourquoi le taux de chômage continue-t-il à croître en France alors qu'il diminue dans les autres pays. La réponse est évidente et montre bien qu'il n'est pas possible d'appliquer bêtement les mêmes recettes partout : la France est le seul pays cité qui ait une démographie positive. On ne va évidemment pas s'en plaindre, mais cela provoque un afflux de jeunes sur le marché du travail qui n'existe pas dans d'autres pays vieillissants : autrement dit, si l'Espagne avait la même démographie que la France, il n'est pas sûr du tout que le chômage aurait diminué !
On oublie aussi d'autres facteurs : la politique de la BCE, qui a diminué les taux d'intérêt à long terme, a beaucoup plus profité à ces pays qu'à la France, provoquant un "appel d'air" qui a stimulé la consommation des ménages et l'investissement des entreprises. Enfin, tant en Italie qu'en Espagne, les dirigeants ont tourné le dos à cette politique délétère d'austérité budgetaire. Nos voisins transalpins et transpyrénnéens ont choisi de relancer la demande plutôt que l'offre alors que nous nous obstinons dans une aberrante politique de relance de l'offre censée stimuler la demande de ménages qui, financièrement, sont au taquet ! Selon Alternatives Economiques, ce sont ces mesures et non la réforme du travail qui sont les véritables facteurs de la relance économique en Italie et en Espagne.
Alors notre gouvernement est-il assez bête pour croire aux effets de la loi El Khomri sur l'emploi ? Ou, plus vraisemblabement, est-il complice de la cupidité patronale qui tient à assurer la distribution de dividendes, aux dépens des salariés comme cela se pratique depuis maintenant vingt ans ?