Pierre Sassier (avatar)

Pierre Sassier

Abonné·e de Mediapart

681 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 juin 2016

Pierre Sassier (avatar)

Pierre Sassier

Abonné·e de Mediapart

Pour être juste, suffit-il d'obéir aux lois ?

C'était un des sujets du bac de 2016, qui m'a particulièrement inspiré. J'ai donc tenté d'y répondre, quitte à m'attirer les critiques des professeurs de philosophie qui me liront et, peut-être, m'en feront part. En tout cas, je les y invite.

Pierre Sassier (avatar)

Pierre Sassier

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La justice se réduit-elle à la stricte obéissance aux lois ? Pour répondre, la notion même de justice est à définir.

Dans sa première acceptation, la Justice est une institution, avec un ministère qui lui est dédié, des enquêteurs et des tribunaux, dont le rôle est de faire respecter la Loi.

Dans les pays où s'applique le principe de séparation des pouvoirs défini par Montesquieu, cette Justice ne dit pas la loi, mais veille à son application. Quand cette loi peut être interprétée de plusieurs manières, la "mémoire" de cas similaires traités dans le passé, vient à l'appui des tribunaux, au moyen de la jurisprudence, dictée en France par la Cour de Cassation. 

Mais surtout, ceux-ci exercent le pouvoir judiciaire, en prononçant contre les citoyens ayant enfreint les lois des sanctions, dont la sévérité se définit en fonction de la gravité des actes commis, mais également de paramètres propres aux intentions de l'accusé (exemple : mort provoquée sans intention de la donner) et à d'éventuelles "circonstances atténuantes" prononcées par le jury. L'institution judiciaire exerce ainsi son pouvoir dans des domaines aussi variés que la responsabilité pénale (crimes et délits) le droit des affaires, le droit du travail, la responsabilité civile.

Selon cette conception, c'est donc bien les lois qui définissent la justice et être "juste", c'est leur obéir. Mais cela ne définit pas une valeur universelle de la justice : d'abord, dans les pays où Montesquieu n'a pas droit de cité, la loi, dite et appliquée par un individu ou un groupe d'individus, n'aboutit pas aux même jugements que dans les états de droit. Et même parmi ceux-ci, la loi varie d'un pays à l'autre - voire aux États-Unis d'un état à l'autre et les mêmes sanctions ne seront pas appliqués aux mêmes actes : il y a, par exemple, des pays ou des états américains où la peine de mort est encore pratiquée et d'autres où elle est proscrite ; aussi parce que l'histoire récente a montré que des actes conformes à la loi sous une juridiction donnée ont été condamnés sous une autre (procès de Nuremberg, procès d'Eichman à Tel Aviv). Enfin, parce que la Justice n'échappe pas à la règle, énoncée par Ivan Illich, selon laquelle toute institution humaine tend à oublier l'esprit dans lequel elle a été créée pour vivre et fonctionner pour elle-même. Pour se persuader de la véracité de cette règle, il suffit de se rappeler le nombre de bûchers dressés par l’Église Catholique au nom d'un homme qui disait : "Aimez ceux qui vous haïssent" et du nombre de guerres perpétrées au nom du même homme qui disait :"Heureux les artisans de paix". L'institution judiciaire n'échappe pas à la règle : il suffit de constater la difficulté avec laquelle elle reconnaît ses erreurs.

Aussi une autre conception de la justice s'est-elle développée, répondant au besoin d'en faire une valeur à la fois morale et universelle : les dix commandements de Moïse marquent le début d'un changement de nature. Douze siècles après apparaît la dimension universelle de cette valeur, sous l'influence de la doctrine chrétienne, dont Saint Paul assure la généralisation à tout le monde connu, en y ajoutant la pratique de la charité, vertu exigeante qui exclut l’aumône donnée avec condescendance ou mépris, comme dans la chanson de Jacques Brel "les dames patronnesses". Ainsi, la culture judéo-chrétienne fait-elle, au terme d'une lente maturation, entrer cette notion de justice dans le champ de la morale.

Beaucoup plus tard, la justice comprise comme valeur morale va s'affranchir du carcan religieux. Dans la critique de la raison pratique, Kant définit un impératif catégorique en ces termes : "Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle".  Cette règle, en confirmant la valeur universelle des principes moraux, fait de plus appel à nos consciences individuelles et place la justice au dessus de la loi. 

A côté de Kant, c'est tout un courant de pensée qui s'affirme à la fin du siècle des Lumières : c'est la déclaration universelle des droits de l'homme, qui, en légitimant l'insurrection contre un pouvoir oppressif comme un "droit" et même comme un "devoir", oppose explicitement justice et loi des hommes. 

C'est aussi le préambule de la constitution américaine, qui proclame comme une "évidence" l'égalité en droits de tous les hommes. Ce dernier exemple est lui aussi significatif de la dissociation qui s'opère entre loi et justice : en effet, sur les treize colonies fondatrices, quatre pratiquent l'esclavage. Cette question sera mise soigneusement sous le boisseau, jusqu'à ce que, sous la pression de mouvements abolitionnistes de plus en plus puissants et actifs, elle explose comme une bombe à retardement et soit à l'origine de la guerre civile américaine.

L'exemple des Etats-Unis, structure fédérale où coexistent deux systèmes de lois, l'un au niveau fédéral et l'autre à celui des états, montre aussi que l'opposition entre loi et justice peut prendre la forme d'une opposition entre deux lois : l'une, constitution ou "loi fondamentale", qui affirme l'égalité de tous les hommes, l'autre édictée par les états du sud qui permet de condamner les esclaves fugitifs. Après l'abolition de l'esclavage, cet antagonisme entre lois va perdurer, sous la forme de la ségrégation raciale pratiquée par les états du sud, combattue par Martin Luther King et Rosa Parks avec le soutien du président Kennedy.

Au vingtième siècle, ce principe de justice comme valeur universelle s'exprime dans le procès de Nuremberg : les condamnations prononcées à son terme, ainsi que celle d'Eichmann dans les années 60, peuvent être considérées, d'un point de vue strictement juridique, comme une entorse au principe de non-rétroactivité de la Loi, qui est pourtant un des piliers de la Justice dans les états de droit. Mais cela exprime aussi le besoin d'une justice qui transcende la Loi et obéisse à des principes universels, comme "tu ne tueras pas".

Aussi, à la question "la justice est -elle la simple obéissance aux lois", la philosophie, l'histoire et la culture occidentale ont déjà répondu que rattacher par des liens indissolubles respect de la loi et justice est une façon très réductrice de concevoir la pratique de celle-ci. Les "justes parmi les nations", qui n'ont pas hésité à aller à l'encontre des interdictions faites par le pouvoir nazi d'apporter aide et assistance à leurs compatriotes juifs, ont, eux aussi, donné leur réponse : dans notre culture du 21eme siècle, l'obéissance à la loi n'est "juste" que si la loi elle-même l'est, évaluée à l'aune des valeurs morales qui se sont imposées aux esprits au cours de l'Histoire.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.