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Billet de blog 24 février 2024

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Le canal Seine Nord : aberration économique et environnementale ?

Le canal Seine Nord, c'est 107 kilomètres de voies fluviales, de 54 mètres de largeur, conçu pour assurer la liaison entre la Seine et l'Escaut. Il permettrait ainsi l'acheminement du frêt débarqué au Havre, depuis Compiègne jusqu'à Rotterdam et Anvers.

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Le projet ne date pas d'hier (1) : déjà envisagé sous le règne de Napoléon pour relier la Seine et la Région Parisienne au Nord, il est relancé par Michel Rocard en 1981, puis confirmé trente ans après par Nicolas Sarkozy en 1981. Mais un montage financier incertain retarde encore le projet jusqu'en 2017, année où la répartition des coûts entre l'Union Européenne (deux milliards d'euros), l'Etat (1,1 milliard), les collectivités locales (1,1 milliard) et la Société du Canal Seine Nord Europe (SCNSE, 780 millions) est actée. Pourtant, le projet, déclaré "irréversible" par François Hollande, sera mis en veilleuse par Nicolas Hulot.

Quant à Edouard Philippe, premier ministre de Macron, il dit à l'Assemblée Nationale "ne pas discuter l'utilité du projet", mais craint, en tant que maire du Havre; qu'un projet qui relierait le port du Havre à ceux d'Anvers et d'Amsterdam ne profite surtout à ces derniers. Et pourtant, il déclare pour Reporterre (2)  : "Un projet démesuré, d'une naîveté déconcertante, un gâchis environnemental économique et environnemental". Et finalement, la seule opposition vient de Barbara Pompili, alors députée de la Somme : "j'ai la conviction, dit-elle, que ce projet est maiuvais pour notre région et qu'il ne répond en rien aux enjeux de développement qui sont face à nous".

Après les atermoiements d'usage, le projet revient aujourd'hui à la surface. A elle toute seule, sa description en atteste le caractère pharaonique : La dimension même des péniches géantes (185 mètres de long, 11,4 mètres de large), pouvant transporter jusqu'à 4400 tonnes de marchandises chacune, témoigne de l'ampleur du projet : à partir de la Seine, ces péniches devraient d'abord emprunter l'Oise, dont le cours n'est pas adapté à des bateaux de cette taille. Cela signifie d'abord détourner le cours de cette rivière aux endroits (entre Creil et Compiègne) où les méandres de la rivière (2) ne permettraient pas le passage de ces bateaux surdimensionnés.  Il y a également la question des ponts existants, sous lesquels les bateaux de cette taille ne pourraient pas passer.

La dimension même de ces transports pose une interrogation : ceux qui viendraient du Havre ne seraient-ils pas bloqués à Rouen par les ponts de la Seine, mais aussi le pont Louis XV de Compiègne qui serait, tôt ou tard, refait... A moins de limiter le frêt embarqué à 2500 tonnes, ce qui remettrait en cause la rentabilité de ce mode de transport et serait contraire au cahier des charges déposé auprès de l'Union Européenne (3). Mais, comme le dit la tribune de Reporterre (2), "quelle importance, puisque l'Etat, qui s'y est engagé, paiera le déficit d'exploitation du canal" !

Pour ses partisans, le Canal Seine Nord présente de multiples avantages, à la fois écologiques et économiques (1) : d'abord, en termes de bilan énergétique : pour la même consommation en pétrole, le transport fluvial permettrait de déplacer une tonne sur 275 Km, contre 130 Km pour le transport ferroviaire et 50 Km pour le transport routier. Le coût du transport serait de 12 euros pour ces bateaux surdimensionnés, contre 17 euros pour les péniches classiques, 21 euros pour le transport routier et 22 euros pour le transport ferroviaire. Le calcul du bilan carbone démontrerait, sur 40 ans, une économie de plus de cinquante millions de tonnes de CO2 (4).

Mais une tribune de Reporterre remet en cause ce bilan écologique, qui ne tient compte que de la consommation énergétique des bateaux : les pompages d'eau nécessaires dans l'Oise et dans l'Aisne, outre qu'ils bouleverseraient la situation hydrologique des régions concernées et doubleraient, selon Reporterre, le bilan énergétique de ce mode de transport (2).De surcroit, c'est la question des bassines qui s'invite dans le nord de la France, car les besoins en eau sont incompatibles avec l'hydrographie des régions traversées (2) : c'est une retenue d'eau de 14 millions de tonnes qu'il faudrait construire pour sécuriser en permanence le niveau du canal, soit 22 fois la bassine de Sainte Soline (5). Et, comme d'habitude, sans qu'aucune étude d'impact ne vienne dresser le bilan hydrologique de ces prélèvements massifs !!!

Nous concluerons cet article par une interview de monsieur Fraisse de Monval (6), maire d'une commune de l'Oise, initialement favorable au projet, qui a complètement changé d'opinion lorsque, à la demande de François Ruffin, il a étudié de plus près ce dossier et est passé du côté des écologistes : il note d'abord qu'en ce qui concerne le tranfert modal vers le trafic fluvial, celui-ci ne concurrencera que le transport ferroviaire, car les produits transportés par les camions et par les péniches ne sont pas de même nature. L'élu mentionne que le canal réduirait d'à peine 3% le nombre de camions sur l'A1.

Cela invalide l'argument d'un transport plus écologique, car c'est de loin le transport routier qui est le plus polluant ; il réfute l'argument du canal Seine-Nord, selon lequel les 14 millions de m3 d'eau, pompés dans les rivières, n'auraient pas d'effet sur l'hydrologie et commente : "Ne comptez pas sur moi pour justifier [la retenue d'eau] alors que j'affichais tout l'été les interdictions préfectorales d'arrosage des potagers et d'irrigation à destination des agriculteurs". En ce qui concerne l'aspect social et la création d'emplois, les prévisions de développement énoncées par les politiques sont des plus fantaisistes, allant de 25000 à 50000 emplois, comme d'habitude en passant sous silence la disparition des emplois aidés et les pertes d'emploi chez les artisans bateliers. Reporterre (2) rétorque avec l'exemple du canal Albert en Belgique, qui n'a créé aucun emploi. 

Alors, aberration écologique ou projet d'utilité publique ? Argent public jetépar les fenêtres ou investissement nécessaire ? Chacun, à partir des éléments du dossier, pourra se faire une opinion. Mais les élus qui, comme monsieur Fraisse de Monval, sont capables de remettre en question leurs certitudes initiales, ils sont trop rares pour qu'on ne les salue pas. Et cela devrait faire rougir de honte tous ces politiciens à oeillères qui veulent imposer aux populations, sans dialogue ni débat digne de ce nom, des projets tels qu'une cité scolaire sous le bruit des avions, la traversée d'une dizaine de communes par une autoroute de liaison, les nuisances aériennes liées à l'acroissement du trafic et au refus d'un couvre-feu.

(1) https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/10/03/le-canal-seine-nord-trente-cinq-ans-de-debats-et-toujours-pas-un-coup-de-pioche_5195548_3234.html
(2) https://reporterre.net/Le-canal-Seine-Nord-est-un-grand-projet-inutile
(3) argumentaire-contre-le-canal/le-csne-est-un-veritable-gaspillage-dargent-public/
(4) https://www.canal-seine-nord-europe.fr/lessentiel-du-canal/?doing_wp_cron=1708698786.5306999683380126953125
(5)  https://static.mediapart.fr/files/2023/12/15/stopcanal-argumentaire-11-2023-1.pdf
(6) https://www.oisehebdo.fr/2024/01/15/maire-avocat-baptiste-de-fresse-de-monval-fronde-anti-canal-seine-nord/

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