
Au point déjà bien avancé dans son enquête, Audrey Boehly nous fait découvrir un point commun à tous les sujets : l'énergie. Il ne s'agit pas seulement du carburant de nos voitures, du gaz de notre chaudière ou de l'électricité de notre quotidien. L'énergie est omniprésente dans nos vies, car toutes les productions agricoles ou industrielles en consomment. "Je mange et je bois des énergies fossiles sans le savoir", formule la journaliste. Elle pourrait ajouter qu'elle s'habille, qu'elle se soigne, qu'elle communique avec de l'énergie, tant celle-ci, sous toutes ses formes, est omniprésente dans nos vies. Tous les objets qui l'entourent, observe la journaliste, ont été fabriqués dans des usines qui consomment du pétrole ou du charbon et souvent amenés de loin par des avions ou des bateaux.
A l'ère préindustrielle, le savoir-faire des artisans permettait de fabriquer une montre ou une serrure, mais pas de produire à grande échelle comme on sait le faire aujourd'hui. L'économie industrielle est le résultat d'une mutation qui a eu lieu dans la deuxième moitié du 19ème siècle, substituant à un panel d'énergie 100% renouvelables (soleil, vent, courants, etc.) l'exploitation des énergies fossiles - d'abord charbon, puis pétrole et gaz - qui sont devenues "le sang de la société". A la notion d'addiction à l'énergie suggérée par le titre du podcast, Matthieu Auzanneau préfère donc celle de fonction vitale assumée par les oléoducs, gazoducs et lignes électriques, "vecteurs d'énergie" au même titre que le système sanguin des organismes animaux.
Comment se sont formées les réserves de charbon, de pétrole et de gaz ? En réponse à cette question d'Audrey, Matthieu Auzanneau décrit le

lent processus de décomposition d'arbres et de microorganismes piégés dans les couches sédimentaires. La combustion industrielle de ces matières fossiles libère de l'énergie, mais aussi les gaz à effet de serre séquestrés, réduisant ainsi à zéro en quelques générations un processus de plusieurs millions d'années sans lequel la terre serait inhabitable.
La notion de "croissance verte" apparaît comme un mythe car pour doubler la production, il faudrait également doubler la quantité d'énergie consommée. Cette loi de proportionnalité condamne nos économies à la décroissance, car le déclin annoncé du pétrole "conventionnel" (pétrole liquide extrait des roches-mères) est déjà amorcé depuis 2008, date où l'extraction a atteint son maximum. Les gisements deviennent toujours moins nombreux, toujours plus inaccessibles et leur exploitation toujours plus coûteuse et dommageable pour l'environnement. Quant aux innovations technologiques, tant vantées à des fins d'écoblanchiment, elles n'ont jamais apporté que des améliorations marginales des rendements énergétiques. La baisse du pétrole conventionnel est actuellement compensée par d'autres gisements tels que les sables bitumineux du Canada qui demandent beaucoup de transformation et les gaz de schiste nécessitant une fragmentation rocheuse très dommageable pour les nappes phréatiques. Avec ces gisements, le taux de retour énergétique du pétrole ne cesse de décroître : les données mentionnées par Audrey sont de deux à trois barils de pétrole pour en produire cent dans les champs pétrolifères "classiques", de 10 à 15 pour cent barils de pétrole off shore et de un baril consommé pour trois produits dans les nouveaux gisements. Cette frénésie de production pourrait trouver ses limites en 2025, date à laquelle, selon une responsable de Total, le déficit de 10% ne pourra être comblé que par les énergies renouvelables. Cette production à tout prix culmine dans l'aberration avec la production d'agrocarburants, tant vantée par les compagnies aériennes en mal d'écoblanchiment : elle nécessite presque autant d'énergie qu'elle peut en libérer et détourne de leur usage les terres fertiles nécessaires à l'alimentation humaine.
Le déficit annoncé par les compagnies pétrolières est inscrit dans les astres. L'Europe, dont la seule production pétrolière significative - le pétrole offshore de la mer du Nord - se heurte à l'épuisement de la ressource est particulièrement vulnérable, du fait de sa dépendance à l'étranger. Le pétrole est aussi irremplaçable par d'autres vecteurs énergétiques, renouvelables ou non - en raison des qualités qu'il cumule : sa facilité de stockage et de transport, sa stabilité, les quantités de produits qu'on peut en tirer. Le pic, puis le déclin de la production pétrolière concernera la globalité des secteurs : sans l'énergie en abondance, pas d'extraction minière possible, pas de matières premières dont l'industrie a besoin. Nous avons déjà connu une situation similaire pendant le premier choc pétrolier (1973) qui avait marqué la fin des "trente glorieuses" et le début d'un chômage de masse que nous avions oublié. Avec la guerre en Ukraine, nous vivons une crise d'approvisionnement qui est aussi conjoncturelle et les pétroliers agissent comme des lanceurs d'alerte pour nous annoncer une crise structurelle beaucoup plus grave et s'inscrivant dans la durée.
Moins de pétrole disponible, une bonne nouvelle pour le climat ? questionne Audrey Boehly. Le spécialiste est pour le moins dubitatif, car dans tous les plans rêvés de transition climatique, il manque un élément essentiel : la préservation de la paix, que des menaces de guerre pour l'accès à l'énergie et aux matières premières - comme il s'en est tant déroulé au 20ème siècle - pourrait compromettre. De plus, le mix énergétique mondial ne repose pas uniquement sur le pétrole, mais sur un empilement de sources incluant aussi le bois, le charbon, le gaz et même l'énergie nucléaire. L'expérience de la deuxième guerre mondiale et l'exemple actuel de la Chine ont montré que faute de pétrole, on faisait appel à des vecteurs d'énergie beaucoup plus polluants, comme le charbon.
L'épuisement du charbon en France a eu de lourdes implications économiques et sociales dont, cinquante ans après la fermeture de la dernière mine, le nord et l'est de la France ne sont toujours pas remis. A l"échelon national, l'économie s'est montrée plus résiliente, en raison du remplacement rapide de cette énergie fossile par le pétrole. Aujourd'hui, la menace annoncée d'épuisement du pétrole est lourde de conséquences sociales et économiques plus dramatiques encore, car généralisées à l'ensemble de l'économie. Faute d'un énergie de substitution aussi importante, Il n'y a pas d'autres alternatives que d'adapter ou subir : "décroissance" doit cesser d'être le gros mot qu'il est aux yeux du monde capitaliste, car la proportionnalité évoquée plus haut entre production et consommation d'énergie nous y condamne. Pour reprendre l'analogie entre système sanguin et circulation de l'énergie, la baisse d'irrigation contraint les organes à s'adapter : vers une agriculture plus économe et respectueuse de l'environnement, vers une industrie de proximité moins gourmande en énergie, vers un tourisme moins consommateur de voyages lointains et courts, etc. et par voie de conséquence, vers une lutte effective contre le réchauffement climatique. Matthieu Auzanneau, qui, décidément, aime bien les comparaisons analogiques, définit l'indispensable planification de ces changements comme une navigation avec des objectifs à atteindre sous forme d'une destination finale et d'un cap à suivre. Pour pousser plus loin l'analogie, une telle navigation doit également éviter les zones de tempête, c'est à dire les conflits sociaux et guerres qui pourraient résulter d'une telle adaptation. Le Shift Project vient de publier un tel projet de planification sous le titre "plan de tranformation de l'économie française".
LIEN VERS LE PODCAST : https://podcasts-francais.fr/podcast/dernieres-limites
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