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Billet de blog 29 octobre 2024

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L'Amérique multifracturée, un regard sur l'Histoire et l'actualité

Cent soixante ans après la guerre civile, les États-Unis n'ont pas résorbé cette fracture originelle. Bien plus, la fracture est également politique, avec un pouvoir émietté entre les institutions dirigeantes du pays.

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La première fracture historique de l'Amérique est liée à la question de l'esclavage et elle sera sanctionnée par une guerre civile : en 1776, la déclaration d'indépendance proclame en prologue l'égalité de tous les hommes. Mais en contradiction avec ce principe fondateur, quatre (Virginie, Géorgie, les deux Caroline) des treize colonies sont esclavagistes. La nouvelle république choisira de ne pas évoquer les sujets qui fâchent et de mettre sous le tapis la question brûlante de l'esclavage, en déléguant à chacun des nouveaux états le soin de légiférer sur la question. De ce non-dit résultera la guerre civile de 1860 à 1865, lorsque la montée en puissance des mouvements abolitionnistes engendrera des tensions : occupation d'un arsenal à Harper's Ferry par les abolitionnistes de John Brown (qui sera pendu à la suite de cette action) avec l'objectif d'armer les esclaves, élection à la présidence du candidat républicain, qui entraînera la sécession sudiste. Les États-Unis payaient ainsi leur ambiguïté devant la question de l'esclavage, de sorte qu'on peut dire que la guerre civile était inscrite dans l'ADN de la jeune république. Les tensions ne s'apaiseront pas avec la victoire du Nord et sont encore présentes aujourd'hui : l'assassinat de Lincoln fraichement réélu sera suivi de la montée en puissance du Ku Klux Klan, un mouvement terroriste ayant pour but d'entretenir la peur dans les communautés noires. Le film "le majordome" nous apprend que, dans la première moitié du vingtième siècle, un planteur pouvait tuer un de ses ouvriers noirs sans avoir de compte à rendre à  la justice. En 1968, Martin Luther King paie de sa vie son engagement pour l'égalité raciale. Et au cours de son mandat, le président Trump refuse de condamner les violences policières contre les noirs.

Il faut ajouter à ce regard sur l'Histoire que la question raciale n'est pas le seul facteur de division : aujourd'hui, nous dit un ancien ambassadeur de France (1), "les États-Unis sont un pays déchiré par ses antagonismes et miné par la radicalité du discours politique à l'image du duel Trump-Harris". En effet, à côté du facteur racial, une "radiographie des différences" révèle l'influence d'autres appartenances sur la couleur politique : la diversité des religions est un facteur déterminant dans ce pays profondément religieux, dont les tendances sont révélées par les graphiques entre 1995 et 2025 : si, sans surprise, les mormons sont constamment à prédominance républicaine, le vote des protestants a évolué en faveur des républicains tandis que celui des catholiques reste stable et équitablement réparti. La tendance des électeurs juifs est démocrate, ainsi que celle des électeurs qui se disent "sans religion". L'âge est un autre facteur qui détermine l'appartenance politique : plus on vieillit, plus on vote républicain, avec un changement de tendance qui se situe autour de 50 ans. L'habitat est également un facteur déterminant : les zones rurales penchent à 60% pour les républicains et les zones urbaines à 60% pour les démocrates. Enfin, il suffit de regarder une carte des tendances électorales pour constater que Trump domine dans l'ensemble des états anciennement confédérés, à la seule exception de la Virginie. La guerre civile est très probablement l'évènement de l'histoire américaine qui a le plus marqué les consciences et ses séquelles persistent encore de nos jours. Dans toutes les couches de la société américaine, la "maison divisée contre elle-même" évoquée par Lincoln reste d'actualité.

Et les institutions ne sont guère une protection  : la pratique d'une élection à deux étages, qui incite les candidats à la présidence à ne s'adresser qu'aux électeurs des états-clés, crée une inégalité électorale de fait entre ceux-ci et les habitants des autres états. Aux effets encore plus pervers, la composition du Sénat - deux sénateurs par état quelle que soit leur population - génère également une inégalité de représentation des citoyens. La carte des tendances en lien plus haut permet, pour chacune des deux grandes formations politiques, d'établir un parallèle entre le nombre des grands électeurs de chaque état -proportionnel à la population - et le nombre de sénateurs, qui est de deux par état, à l'exclusion du district de Columbia, qui dispose de trois grands électeurs, mais n'est pas représenté au Sénat. La pièce jointe apporte une modélisation de ce que serait le Sénat si les tendances en faveur des démocrates se confirmaient. Ce seraient les électeurs républicains, pourtant moins nombreux, qui auraient la majorité à la "chambre haute". Cette distorsion de représentativité est  lourde de conséquences, car pour qu'une loi soit adoptée, elle doit être votée dans les mêmes termes par les deux chambres constituant le Congrès. Cela signifie que les cent sénateurs, malgré leur  représentativité discutable, ont le pouvoir de refuser une loi. Enfin, c'est le Sénat qui décide de destituer le Président à la majorité des deux tiers. Autant dire qu'en cas de réélection, Trump ne risquerait rien du côté de cette chambre aux pouvoirs hypertrophiés.
 
Et il y a la Cour Suprême, qui est l'équivalent de notre Conseil Constitutionnel, mais avec une différence majeure : le Conseil Constitutionnel est composé de neuf membres, nommés pour un mandat limité dans le temps par le président de la République, le président de l'Assemblée Nationale et le président du Sénat. Il n'en est pas de même aux États-Unis où c'est le Président qui a la maitrise absolue de la composition de la Cour <Suprême, dont les membres sont de surcroît nommés à vie. Et Trump a mis à profit son premier mandat pour s'assurer la mainmise sur cette institution. En première conséquence, le projet de détricotage du droit à l'avortement confirme l'évolution ultra-conservatrice de l'institution. Cette même Cour Suprême a récemment confirmé de fait l'éligibilité du candidat républicain en décrétant que Trump n'avait pas à répondre des actes officiels commis pendant son mandat présidentiel

Après un début de campagne qui plaçait Kamala Harris dans en tête dans les sondages, la candidate démocrate conserve un avantage dans le vote populaire, mais le candidat républicain "recolle" dans les "swing states", ce qui pourrait amener à la reproduction du scénario de 2016. Dans le cas d'une réélection de Donald Trump, plus rien ne pourrait l'empêcher de détruire l'OTAN et de tourner le dos à ses alliés européens. Mais même si l'élection de Kamala Harris conjurait ces dangers immédiats, elle aurait à faire face à cet émiettement constitutionnel du pouvoir américain. La démocratie américaine porte en elle les germes de son propre anéantissement et le pays ceux de son déclin. Lors des présidentielles de 2020, le pays s'est retrouvé au bord d'une nouvelle guerre civile et le danger n'en est toujours pas écarté en 2024.

(1) L'Amérique face à ses passions : Le Point hors série, au cœur de l'Amérique fracturée, octobre 2024

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