Lorsque nous avons commencé le séminaire du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives dont ce livre est issu en 2018, nous étions motivés par l’analyse de l’émergence d’un néolibéralisme plus autoritaire et plus réactionnaire, avec Trump, le Brexit, Salvini ou Bolsonaro. S’agissait-il d’une forme dégénérée du néolibéralisme ou d’un nouveau néolibéralisme ? C’est en ce sens que de nombreux chercheurs critiques ont répondu. Wendy Brown parle d’un néolibéralisme « en ruines », Dieter Plehwe et Quinn Slobodian d’un néolibéralisme « mutant », Barbara Stiegler d’un « aveu d’échec » d’un néolibéralisme qui fonctionnerait essentiellement à la logique pastorale de l’adaptation, Grégoire Chamayou de la résurgence d’un « libéralisme autoritaire » qui viendrait à la rescousse de la « crise d’hégémonie » du néolibéralisme. Mais la limite de ces approches, qu’elles fassent du néolibéralisme un ensemble d’idées ou un ensemble de politiques socio-économiques, est d’en rester au niveau du constat de cette différence qualitative, celui de la métamorphose régressive du néolibéralisme en un néolibéralisme réactionnaire sans pouvoir expliquer ni sa formation historique dans le néolibéralisme ni la raison pour laquelle le peuple y adhère et pourquoi finalement le néolibéralisme se maintient malgré les formes injustifiables dans lesquelles il se donne et les effets toujours plus délétères qu’il produit.
Pour cela, il nous a fallu identifier le terrain sur lequel le mouvement néolibéral s’est déployé depuis le départ, le terrain stratégique d’une guerre civile, d’une politique de la guerre civile au sens d’un mouvement utilisant tous les moyens de l’État, de l’économie, du droit, des valeurs morales contre l’ennemi qu’elle se donne. Le néolibéralisme n’est pas né comme un credo, il ne s’est pas formé d’abord comme un ensemble de principes au service d’une vision cohérente de l’économie et de la société, mais comme une stratégie élaborée à partir des années 1920 pour neutraliser le pouvoir démocratique des masses à agir en vue de la régulation de l’économie. Immédiatement, les fondateurs du néolibéralisme ont tiré à boulets rouges sur la démocratie, le socialisme et les syndicats, et ils ont découvert ce qui a posteriori peut apparaître comme les fondamentaux d’une doctrine – la « démocratie limitée », l’« État fort », la « constitution économique » ou la « sphère personnelle protégée » – comme des moyens de neutraliser leurs ennemis sociaux. Adossant leur politique sur le combat contre ces ennemis, ils ont mis en place progressivement un ordre institutionnel global agissant comme un glacis protecteur contre les demandes démocratiques de justice sociale.
L’histoire du néolibéralisme se décline alors comme l’histoire des guerres civiles que les intellectuels et les gouvernements ont mené contre des ennemis changeants dans des contextes historiques spécifiques, et de la manière dont ils ont rallié une partie de la population à ces guerres contre le mouvement de l'égalité. Car l’essentiel ne tient pas seulement dans le fait que les guerres civiles néolibérales déplacent les termes de l’affrontement, mais aussi dans le fait qu’elle déplace les coalitions en lutte, qu'elle divise le peuple pour en mettre une partie au service d'une lutte contre le mouvement de l'égalité, en un mot qu'elle retourne le peuple contre lui-même. A cet égard, la formation du néolibéralisme nationaliste réactionnaire ralliant une partie des classes populaires ne peut se comprendre que par la formation préalable d’un néolibéralisme globaliste de gauche abandonnant les classes populaires pour recruter leur électorat dans les classes supérieures acquises aux valeurs modernisatrices. Un tel dédoublement stratégique permet au néolibéralisme de saturer le champ politique en constituant comme enjeu central de la lutte politique l'affrontement entre "libéralisme" et "illibéralisme", qui n'est en réalité que l'affrontement entre deux variants d'un même néolibéralisme, qui peut ainsi mieux rejeter en bloc les questions socio-économiques en dehors du champ du délibérable et recouvrir entièrement le débat public d'une interminable guerre des valeurs.
Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021 : https://luxediteur.com/catalogue/le-choix-de-la-guerre-civile/
Recensions :
Le mag du ciné, par Jonathan Fanara
https://www.lemagducine.fr/a-lire/actu-livres/le-choix-de-la-guerre-civile-critique-livre-10039010/
Bibliothèque Fahrenheit 451, par Ernest London
https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2021/04/le-choix-de-la-guerre-civile.html#more