Les primaires électorales et le crépuscule des partis-cartel.
Maurice Duverger distinguait, en pleine 4ème République, entre les partis de cadres, composés de notables, peu structurés et peu bureaucratisés, et les partis de masse, reposant sur un nombre important d’adhérents et leur forte adhésion aux programmes de leur parti. Les partis de masse formulaient des programmes contrastés et cohérents. Alors que les partis de cadres exprimaient les intérêts des classes aisées et pouvaient compter sur leur soutien financier, les partis de masse vivaient, selon Duverger, du dévouement et des cotisations des couches les moins fortunées de la population.
Duverger avait aussi montré la relation de la dynamique partisane au mode de scrutin. Il voyait le vote à la proportionnelle créer quatre regroupements sur l’axe gauche-droite, distinguant la droite et le centre droit, le centre gauche et la gauche. Des partisrigides, indépendants et stables, permettant des alliances tantôt au centre, tantôt entre un des centres et l’autre composante de son aile. Cependant que le vote majoritaire favorisait l’alternance de deux grands partis ou deux grandes coalitions.
Vite, l’analyse de Duverger dû être nuancée, à cause de plusieurs phénomènes[1] :
- L’apparition d’enjeux politiques, comme le destin de l’Europe unie ou la préservation de la vie sur notre planète, orthogonaux à l’axe gauche-droite.
- Les familles qui se transmettaient des schémas partisans de façon relativement stable, confortant par leurs comportements ce qu’en attendaient les partis de masse, le faisaient de moins en moins ;
- Cette défection croissante des masses envers les partis censés les représenter, provoquait un grand déséquilibre entre ceux soutenus par les puissants et ceux qui leur étaient opposés. Situation qui amenait les partis populaires à s’adresser à l’Etat pour qu’il subventionne leur administration. S’installe alors une dépendance des partis politiques vis à vis de l’Etat, renforcée par le fait que le parti de masse, pour exister, doit avoir une armature forte se traduisant, pour ses élus, en cas de succès, par une longue carrière, voire une carrière à vie ;
Sur ce dernier point, dès 1966, se situant dans une tradition expliquant comment le propre des partis politiques était de préférer leur structure organisationnelle et l‘amélioration du statut de leurs élus à la réalisation ou la défense de leurs promesses électorale[2], Otto Kirchmeier[3] montrait que le double mouvement de défiance des masses envers les partis supposés les représenter et la recherche pour ses dirigeants des subventions de l’Etat, faisait apparaître un nouveau type : le parti attrape-tout. Moins rigide et doctrinaire que le parti de masse, souvent guidé par un souci pragmatique de se conformer aux demandes changeantes de l’opinion[4]. Ce type de parti élargit opportunément sa base sociale de façon à toujours pouvoir bénéficier d’un nombre de votes suffisant pour obtenir une subvention qui pallie la raréfaction du nombre de militants et de leurs dons.
Kichmeier s’intéressait seulement aux comportements de chaque parti, comme des entités à part. Katz et Mair[5] ajoutent à la vision du parti attrape-tout, l’idée d’un cartel[6] formé par les interrelations entre les deux principaux. Deux connivences implicites, rendant très difficile à un troisième parti l’entrée dans l’arène électorale, et, à force de se succéder en gardant une bonne partie de l’administration précédente, une ressemblance de leurs politiques, malgré des promesses électorales différentes.
Si ce schéma semble avoir bien fonctionné jusqu’à maintenant, la méfiance actuelle contre les formes d’autorité a conduit les partis-cartel : républicain et socialiste, à précéder d’une primaire la nomination de leur candidat à la fonction politique suprême. Or, pour des raisons distinctes, une controverse est née entre les candidats désignés par le scrutin et les appareils de parti, se traduisant, chez les socialistes, par des faiblesses dans le soutien de Benoît Hamon, et des phénomènes similaires dans le parti républicain à l’égard de François Fillon. Et si un phénomène semblable ne s’était pas produit, en 2012, dans le parti socialiste, c’est que sa primaire avait désigné l’homme qui tenait depuis dix ans l’appareil du parti.
La distorsion entre appareil et résultat des primaires semble sourire aux partis dont la direction n’a jamais donné lieu à une quelconque consultation publique : En Marche et Front National. Situation qui semble inattendue parce que mal pensée, mais que le philosophe Robert Damien avait anticipé dans ses ouvrage sur « L’Eloge de l’autorité »[7] et « Les Eutopiques »[8], montrant comment l’élévation est nécessaire à l’ordre social et jusqu’à quel point l’égalitarisme inhérent à la consultation démocratique ne peut pas devenir un remède absolu sans créer la guerre d tous contre tous, et, en l’occurrence, le déclin du cartel politique.
[1] Explicités magistralement dans l’ouvrage collectif dirigé par Bruno Cautrès et Nonna Mayer : Le Nouveau désordre électoral, Paris, Presses de Sciences PO, 2004.
[2] Michels R. (1911) Traduction : Les Partis politiques, Paris, Flammarion, 1971.
[3] Kirchmeier O. (1966) « The Transformations of European Party systems » in La Palombara J. & Weiner M. Political Parties end Political Development, Princeton UP.
[4] Mesurée par la séquence : sondage, commentaire des résultats par les média, relance du sondage, renforcement du commentaire et affichage d’une action à venir par le parti attrape-tout.
[5] Katz R.S. & Mair P.(1995) « Changing Models of Party Organizations and Party Democracy : the Emergence of the Cartel Party » in Party Politics, 1, 1, pp.5-28 ; traduction Aucante Y. & Dézé A. Les Systèmes de partis dans les démocraties occidentales, Paris, Presses de Sciences PO, 2008.
[6] Cartel : « concentration horizontale dans le but de constituer un monopole » Petit Robert
[7][7]Damien R. (2013) Eloge de l’autorité, généalogie d’une (dé)raison politique, Paris, Armand Colin
[8] Damien R. (2015) Eutopiques, exercices de méditations physiques, Paris, Champs Vallon