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Billet de blog 7 septembre 2011

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La double méprise du 11 Septembre 2001

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La double méprise du 11 Septembre 2001.

Pierre Tripier

Sociologue retraité

L’évocation du 11 Septembre 2001 a commencé, mais aucun énoncé nouveau ne semble faire surface dans la reprise journalistique de la vision états-unienne de l’évènement (moment de rupture historique, courage des victimes, douleur de leurs proches, dévouement des pompiers, etc.). Une question semble rester sans réponse : y a-t-il une logique sous-jacente à ce qui peut être considéré comme une innovation tactique (se servir d’avions de ligne pour attaquer quelques symboles majeurs et centres de décision d’une autre nation) et une stupidité stratégique (attaquer la puissance la plus forte du moment, dont le budget militaire est au moins six fois plus important que n’importe quel autre) ? La réponse , consistant à déclarer la guerre « au terrorisme » paraît aussi incongrue : déclare-t-on la guerre à une méthode d’action , et surtout une méthode d’action qui a été utilisée, dans tous les cas qui viennent à l’esprit, pour changer les choses sur place, soit pour se débarrasser d’un régime honni, soit pour créer un nouvel Etat-nation, mais non pour attaquer un ennemi à quelques milliers de kilomètres de distance, sans autre but apparent que lui faire une déclaration d’inimitié ?

Les nomades ont dominé mille ans de l’histoire de l’Eurasie, par la guerre et la terreur qu’ils inspiraient. En se sédentarisant ils conservèrent leur état d’esprit et leurs valeurs viriles (bravoure au combat, patience dans l’adversité, ténacité dans la vengeance), leur culte du chef de tribu, leur confiance dans les liens de sang. Leurs adversaires leur reconnaissaient ruse et inventivité, sens tactique et capacité de contourner la puissance adverse. Chaliand cite un empereur byzantin qui reconnaissait leurs capacités tactiques :

« Etant des peuples nomades, ils savent endurer la chaleur, le froid et toutes sortes de privations. Ils sont fort superstitieux, sales, perfides, déloyaux et possédés d’un insatiable désir de richesses. Ils se moquent de leurs serments, ne respectent pas les accords conclus et ne se contentent pas de cadeaux. Avant même d’accepter un cadeau ; ils sont prêts à trahir et violer les accords qu’ils ont conclus. Ils savent parfaitement évaluer les occasions favorables d’agir ainsi et savent en tirer prompt avantage. Ils préfèrent l’emporter sur leurs ennemis, moins par la force que par la fourberie, les attaques surprise, et en coupant les approvisionnements. (..) Ils préfèrent le combat à distance, les embuscades, les manœuvres d’encerclement, les retraites simulées et les brusques voltefaces ainsi que la formation en groupes dispersés. Lorsqu’ils arrivent à contraindre l’ennemi à la fuite (..) ils n’ont de cesse de l’avoir complètement détruit ».

Devant protéger leurs troupeaux et comptant sur la seule force de la famille ou de la tribu pour y parvenir, vivant dispersés dans d’immenses steppes peu peuplées, les institutions mises en place par les sédentaires, qui se sont peu à peu transformées en contrat social, n’entrent pas dans leur vision du monde. Notre philosophie politique leur est inconnue et étrangère à leur mode de vie, mais la réciproque est vraie comme le démontrent les lendemains du 11 Septembre 2001. Un des exemples significatifs de l’impossibilité de penser la logique nomade par la philosophie occidentale peut être rencontrée dans le Manifeste des Intellectuels Américains paru dans les journaux en Mai 2002, après l’attaque, typiquement bédouine, des deux tours de Manhattan. En effet des intellectuels de renom, tel le philosophe Michael Walzer, y soutenaient la politique du Président Bush Junior envahissant en représailles l’Afghanistan et l’Irak et déclarant la guerre à une méthode de combat, le terrorisme. Que des personnes aussi intelligentes et cultivées aient pu s’engouffrer dans une semblable aberration politique peut probablement venir de ce que l’action d’Al Qaida fut saisie dans une interprétation inadéquate, celle des sociétés non seulement sédentaires mais aussi westphaliennes, filles de la conception de la société comme Etat-nation.

En France, à côté de la vision habituelle en relations internationale ou en géopolitique de la confrontation entre nations, le Général Vincent Desportes, dans son magistral La guerre probable, penser autrement, avertissait : l’adversaire est infra-étatique, il est différent de nous, il n’est pas le combattant subversif d’hier, contre lui les méthodes qui, ailleurs, furent efficaces (first in, first out, tapis de bombes, technologie sophistiquée, contre insurrection) s’avèrent vite inefficaces. L’adversaire reprend ses coutumes nomades, qu’il soit Pachtoune ou Baloutche, Toubou ou Kounta. L’adhésion à la religion n’explique ni leur attitude ni leur comportement, si elles ne sont pas combinées au Nomadisme. C’est bien ce qu’explique l’ethnologue Pierre Bonte, dans un livre aux photographies inoubliables : « "Baloutches et Pachtouns ont opposé une farouche et efficace à la colonisation britannique, qu'ils ont repoussé aux frontières de l'Afghanistan actuel. Cette tradition de résistance et d'irréductibilité aux contraintes étatiques modernes se retrouvent de nos jours. Chez les Pachtouns en particulier, qu'ont recruté les actuels talibans, et il n'est guère besoin d'insister sur les problèmes militaires et stratégiques soulevés par ces tribus, nomades et pastorales pour une part, mais aussi sédentarisées et pratiquant l'agriculture, dans le contexte contemporain.

Ces "Bédouins" asiatiques sont organisés sur une base tribale analogue à celle des Bédouins arabophones. Leur pratique de l'Islam, leurs valeurs tribales, telles qu'elles se manifestent par exemple dans le pachtunwali, le code tribal des Pachtouns, expriment, jusque dans l'excès, des traits propres aux cultures bédouines arabophones : (..)une idéologie fortement égalitaire et solidaire qui préside aux rapports entre membres d'une même tribu, eux-mêmes marqués par l'influence locale des chefs tribaux ou religieux, une culture de la vendetta et de l'honneur, mais aussi de l'hospitalité, et de fortes traditions guerrières.

Au lendemain de l'attentat du 11 Septembre 2001 et de la guerre américaine en Afghanistan, les valeurs tribales, relayées par des idéologies religieuses nouvelles, ressurgissent au coeur de notre monde contemporain. Nous sommes certes loin des valeurs qui présidaient au fonctionnement traditionnel de ces sociétés pastorales et nomades, mais nous nous trouvons confrontés à nouveau, un siècle après leur difficile colonisation, à leur redoutable efficacité pour s'opposer à leur inscription normative dans le monde que nous avons façonné" (Bonte, 2004, p. 158).

Un autre ethnologue, Philippe Frey, explique l’appétence de certaines tribus de bédouins d’Afrique du Nord aux actions de l’Islam radical :

« Les nomades Kounta[1] de la région (entre l’Azalaï et Tombouctou) n’ont rien à craindre du GSPC (Groupement Salafiste de Prédication et de Combat). Les Kountas ont des motifs de soutenir ce mouvement qui plonge leurs racines loin dans l’Histoire. En effet, ils furent les premiers à avoir importé l’Islam en terre d’Afrique Noire. Originaires eux-mêmes du Nord-ouest de l’Algérie, ou peut-être même du Maroc, ils ont essaimé à partir du XV° Siècle. On trouve encore de ces Kountas au Mali, en Mauritanie, et un peu au Niger. Ils ne sont pas peu fiers de leur passé et revendiquent tous un islam pur et surtout guerrier. »

Le même, rapportant les anecdotes de six caravanes qu’il a composées et suivis sur plusieurs dizaines d’années, dans le Sahara mais aussi dans les déserts égyptien ou éthiopien, nous fait comprendre jusqu’a quel point les institutions, politiques ou religieuses sont de peu de poids dans l’organisation de la vie collective. Celle-ci est avant tout relation entre clans ou tribus ou entre individualités. Ce sont les interactions, les contrats, les promesses, qui organisent ses relations avec autrui. Mais aussi les prouesses, et, pour ce qui est des nomades, leur statut.

Mais qui entend les avertissements du Général Desportes ? Quel media invite les ethnologues à s’expliquer ? Qui admettra la dimension nomade comme une dimension majeure du monde dans lequel nous vivons ? Quel journal invitera des sociologues, véritables Albert Londres modernes, à expliquer comment les pistes de caravanes nomades d’autrefois se transforment en filières de commerce hors contrôle ?


[1] Les Kounta regroupe une confédération à lien maraboutique, éleveurs de chameaux et commerçants : 22.000 individus au Mali, 28.000 en Mauritanie en 1960.

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