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Billet de blog 1 avril 2022

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Il faut une conférence de la paix

« Que les choses suivent leur cours, voilà la catastrophe », écrivait Walter Benjamin à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Il faut arrêter de toute urgence la machine infernale. Comme à l’été 1914, nous risquons de glisser, tels des somnambules, vers une nouvelle guerre mondiale sur le sol européen.

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 « Que les choses suivent leur cours, voilà la catastrophe », écrivait Walter Benjamin à l’aube de la Seconde Guerre mondiale.

Il faut arrêter de toute urgence la machine infernale. Comme à l’été 1914, nous risquons de glisser, tels des somnambules, vers une nouvelle guerre mondiale sur le sol européen. Une guerre mondiale qui pourra cette fois déboucher sur une conflagration nucléaire à laquelle la civilisation ne survivrait pas.

Tâchons de nous extraire un instant du fil des dépêches pour faire le point sur la situation.

Depuis plus d’un mois, le peuple ukrainien résiste seul à l’invasion décidée par M. Poutine. Il reçoit certes une aide militaire et financière conséquente, mais il n’en est pas moins seul à se battre, et seul à subir les crimes de guerre commis par l’armée russe. Jour après jour, des milliers de civils, hommes, femmes et enfants, sont tués ou meurent de faim. Jour après jour, des centaines de milliers de réfugiés continuent à fuir le danger : l’ONU en estime aujourd'hui le nombre à 10, 5 millions.

Depuis plus d’un mois, l’Ukraine mène seule des négociations avec la Russie. De ces négociations, nul n’est témoin. Le monde en est réduit à se contenter de fuites, de on-dit, et des déclarations des participants après chaque session, tantôt optimistes, tantôt amères. Il faut se rendre à l’évidence : ces négociations ressemblent de plus en plus à un jeu de dupes perpétuellement recommencé.

Depuis plus d’un mois, les chancelleries occidentales semblent plongées dans un sommeil de mort. On dirait que les États occidentaux n’ont rien d’autre à offrir à l’Ukraine que des armes et de l’argent, laissant la Turquie et Israël tenter des médiations, avec le succès que l’on sait. Or, à moins d’un putsch, cette guerre ne pourra finir que par la diplomatie.

Cette situation met le monde au bord d’une troisième guerre mondiale.

Comme dans tout conflit, la psychologie des chefs joue un rôle essentiel.

On sait combien celle de M. Poutine a nourri les spéculations ces derniers mois. Je ne pense pas qu’il soit « fou ». Sa décision d’envahir l’Ukraine correspond à un raisonnement qu’on peut défendre, en adoptant son point de vue, comme rationnel. Ce raisonnement s’est simplement avéré faux, étant basé sur des prémisses fausses.

Que va-t-il faire maintenant ?

S’il n’est pas fou, il n’est pas non plus une pure et simple machine à calculer des coûts et des bénéfices. Faut-il croire, comme l’a dit M. Navalny lors de son procès le 15 mars dernier, que sa seule patrie est son compte bancaire ? C'est peut-être vrai, mais il a à mon avis une autre patrie : son ego. Il vaut la peine de relire aujourd'hui les pages que lui consacrait Marie-Françoise Hirigoyen dans Les Narcisse (2019, p. 217-219) :

 "[C’]est incontestablement un grand Narcisse. Mais, à la différence de Donald Trump, il est avant tout un vrai pervers narcissique. […] Ceux qui l’ont rencontré le décrivent comme un homme glaçant, dénué de sentiments, au point qu’on ne peut pas lire dans ses yeux ni dans son langage corporel, ce qui déstabilise ses interlocuteurs. […] Comme [Staline], qui a souvent été qualifié de paranoïaque alors qu’il étant avant tout un pervers narcissique, Poutine est persuadé qu’il est en butte à une conspiration et qu’il est donc fondé à se défendre. […] [Il] excelle en fin stratège dans l’art de brouiller les pistes et d’exploiter les faiblesses des autres pour les diviser. […] [Il] a l’habitude de mentir et de ne jamais reconnaître la réalité d’une situation. Quand il est en difficulté, il dénonce un « complot de l’Occident » pour montrer à son peuple que le problème ne provient pas de lui. […] Tout comme [Donald Trump], sa volonté de puissance est destinée à compenser un sentiment d’infériorité dont les racines se situent sans doute dans ses origines modestes et ses débuts comme simple agent du KGB."

Les racines de son sentiment d’infériorité se situent plus probablement encore (comme dans le cas de M. Trump) dans son enfance. Mais quoi qu’il en soit des origines, l’essentiel est que nous avons affaire à un « Narcisse pathologique » (M.-F. Hirigoyen).

Dans ces conditions, l’échec de l’invasion risque de le conduire à l’escalade : soit en utilisant des armes chimiques et biologiques, ce qui provoquerait une intervention de l’OTAN, donc une Troisième Guerre mondiale. Par ailleurs, des dizaines de milliers de soldats de l’OTAN sont massés aux frontières de la Russie. Or le Kremlin et les « planificateurs de guerre » russes sont hantés par l’idée que l’OTAN puisse tenter d’envahir la Russie, et les dernières déclarations insensées de M. Biden n’ont pu que renforcer ces craintes. Le New York Times a révélé que, dans des simulations militaires et dans des textes récents, la Russie envisageait de repousser une telle attaque au moyen d’une frappe nucléaire.

Une simulation réalisée récemment par l’université de Princeton, qui a projeté les plans de guerre de chaque camp et d'autres indicateurs, a estimé qu’une telle frappe serait susceptible de déclencher un échange de tirs qui, en s'intensifiant avec des armes stratégiques comme les missiles intercontinentaux, pourrait tuer 34 millions de personnes en l’espace de quelques heures. Un rapport publié par la US Defense Intelligence Agency vient encore de confirmer ces craintes. Ce que craignent les experts, affirme l’article du Times, c'est « un malentendu ou une provocation qui va trop loin et qui, alors que chaque partie s'efforce de réagir, devient incontrôlable » : « La guerre en Ukraine accroît ces risques à un niveau jamais atteint depuis la crise des missiles de Cuba et, à certains égards, elle est potentiellement plus dangereuse que cela ».

Comme le montre un article récent du Journal of Geophysical Research, la fumée de ces explosions nucléaires bloquerait la lumière du soleil et plongerait le monde dans ce que les scientifiques appellent « l’hiver nucléaire ». 

Dès lors, il n’y a qu’une façon de sortir de cet interminable standoff aux conséquences potentiellement catastrophiques. C'est l’organisation par les États européens, au plus vite, et après l’obtention d’un cessez-le-feu, d’une conférence internationale de la paix, à Paris ou ailleurs, qui comprendrait également des représentants des États-Unis, de la Chine, du Japon, de la Turquie, d’Israël, et bien sûr de l’ONU. Il n’y a que dans ce cadre, sous le regard des autres États, que les négociations russo-ukrainiennes pourront se poursuivre dans des conditions crédibles. Elles ne pourront qu’aboutir à une variante des accords de Minsk II de 2015 signés entre la Russie et l’Ukraine grâce à une médiation franco-allemande, mais que ni l’une ni l’autre n’ont jamais appliqué.  

La conférence ne se bornerait pas d’ailleurs à mettre fin à la guerre russo-ukrainienne. Elle devrait également prévenir le risque d’éclatement d’une nouvelle guerre dans les Balkans et, plus généralement repenser la sécurité collective en Europe. Car, comme l’écrivait récemment Michael T. Klare :

 Il est tentant, rétrospectivement, d'attribuer la responsabilité de la calamité actuelle à l'une ou l'autre partie – ou à une combinaison des deux – mais le point crucial est certainement que les systèmes mis en place pour prévenir ou dissuader les conflits armés ont échoué de manière catastrophique. Nous devons tirer les leçons de ces échecs et concevoir de nouvelles mesures offrant de meilleures chances de succès. Celles-ci pourraient inclure des systèmes nouveaux ou élargis de sécurité commune, ainsi que des mesures de « déconfliction » – lignes directes, consultations entre militaires, zones d'exclusion des chars et de l'artillerie – destinées à réduire le risque d'escalade accidentelle ou involontaire.

 Cette conférence devrait aussi jeter les bases concrètes d’une coopération interétatique en matière de lutte contre le réchauffement climatique (la guerre en cours a détruit, faut-il le dire, toute possibilité d’une action sérieuse dans ce domaine dans un avenir proche, alors même que le GIEC vient de dénoncer le « manque de volonté politique » dans ce domaine) et en matière de désarmement nucléaire.

En janvier dernier les scientifiques du Bulletin of the Atomic Scientists nous avertissaient que nous étions à seulement « 100 secondes de minuit », c'est-à-dire de la fin du monde. Il est urgent qu’une conférence de la paix vienne arrêter l’horloge.

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