À l’heure où les droits des femmes sont en recul partout dans le monde, il m’a paru important de traduire en français ce témoignage glaçant sur la situation inhumaine faite aux femmes par le gouvernement polonais. Il a été publié récemment dans The Nation (numéro du 15/22 mai 2023).
Je remercie la journaliste Rebecca Grant, qui a recueilli ce témoignage, de m’avoir autorisé à publier cette traduction de son travail, ainsi que The Nation.
« J'ai eu l'impression d’avoir sauvé ma propre vie », par Rebecca Grant.
Le 14 mars 2023, l'activiste polonaise Justyna Wydrzyńska a été condamnée pour « intention d'aider » un avortement. Célèbre militante du droit à l'avortement, elle avait été contactée en février 2020 par Ania (le prénom de la femme a été changé), une femme qui cherchait désespérément de l'aide pour accéder à l'avortement médicamenteux.
La situation d'Ania était tragique et compliquée, et Justyna Wydrzyńska a été émue par ses supplications. Elle avait chez elle un paquet de pilules abortives qu'elle a envoyé à Ania par l'intermédiaire d'un service de messagerie, mais avant qu'Ania puisse les prendre, son partenaire a découvert les pilules et l'a dénoncée à la police. Wydrzyńska a donc été inculpée fin de 2021 et son procès a duré un an. Avec le verdict de culpabilité, elle est devenue la première militante en Europe condamnée pour ce type de « délit ». Son cas a attiré l'attention internationale, en partie parce qu'il reflétait une politique nouvelle dans les poursuites relatives à l'avortement : le ciblage des militants.
Au cours du procès, de vagues détails sur Ania et sur ce qui a poussé Wydrzyńska à lui envoyer les pilules ont été évoqués, mais Ania ne s’était jamais exprimée sur ce qui l'avait poussée à demander de l'aide. Dans cet entretien exclusif avec The Nation, Ania raconte donc pour la première fois son histoire publiquement, et avec ses propres mots. C'est une histoire de détermination, de peur, de solidarité, de solitude et de gratitude. C'est aussi l'histoire du mal viscéral que les interdictions d'avortement infligent aux femmes, et de tout ce que les femmes sont prêtes à faire pour mettre fin à des grossesses qu'elles ne peuvent pas porter.
Cet entretien a été édité pour des raisons de longueur et de clarté.
Le récit d’Ania fait à Rebecca Grant.
Il y a un peu plus de trois ans, ma vie, mes opinions et ma vision du monde ont changé du tout au tout. Je n'aurais jamais soupçonné que j'aurais une grossesse non désirée et que je prendrais la décision de l'interrompre.
Je suis tombée enceinte en décembre 2019. Il s'agissait d'une grossesse à la fois planifiée et désirée, car je rêvais de donner un frère ou une sœur à mon enfant de 3 ans. Le 1er janvier 2020, mes symptômes de grossesse sont devenus si graves que j'ai été obligée de m'allonger. Je vomissais de plus en plus, et la douleur dans mon estomac s'aggravait de jour en jour. Le 10 janvier 2020, je suis allée chez une gynécologue pour confirmer la grossesse. C'est un jour dont je me souviendrai jusqu'à la fin de ma vie.
Sur l'écran de l'appareil à ultrasons, j'ai vu deux embryons pendant l'examen, et j'ai eu un accès de faiblesse. Je savais exactement ce qui m'attendait, car lors de ma grossesse précédente, alors que j’attendais un seul enfant, j'avais dû être hospitalisée trois fois avec un diagnostic d'hyperémèse gravidique – des nausées et des vomissements sévères et incontrôlables pendant la grossesse – et j'avais passé environ un mois à l'hôpital. Cette fois-ci, comme il s'agissait d'une grossesse gémellaire, j'étais certaine que les symptômes seraient encore plus graves, au point que j’ai eu peur pour ma vie. Dans le cabinet de la gynécologue, j'ai dit ces propres mots, que cette grossesse me ferait mourir, mais elle a ri et a dit que je ne mourrais pas, et qu'elle, le médecin, avait aussi eu des nausées pendant la grossesse.
Après avoir quitté le cabinet du médecin, je me suis mise à pleurer sans pouvoir m’arrêter. Je n'avais jamais pleuré comme ça auparavant, et tous mes vêtements étaient mouillés par mes larmes. Je comprenais à quel point je me trouvais dans une situation personnelle difficile, dont je ne peux pas parler et qui m'effraie, et j'étais sûre que je ne serais pas capable de m'occuper de trois enfants en bas âge. Pendant les huit semaines qui ont suivi, j'ai vomi des dizaines de fois par jour, et ce qui sortait était de la bile. J'étais incroyablement épuisée. Pendant cette période, chaque seconde me paraissait une éternité. Au bout d'une semaine, j'ai complètement arrêté de manger et de boire parce que je vomissais tout. J'ai perdu 10 kg. J'étais affamée et maigre, et mon seul rêve était que cette situation prenne fin.
À la fin janvier, il a fallu m’hospitaliser. Le traitement était le suivant : on m'administrait environ huit perfusions par jour. Pendant ce temps, ma santé a continué à se détériorer. Je restais allongée dans mon lit, en hurlant de douleur. On m’a soumise à des consultations psychologiques et psychiatriques, et je leur ai dit que j'allais mourir pendant cette grossesse. J'étais tout simplement terrifiée. Je savais que si je devais souffrir ainsi pendant les sept mois suivants, jusqu'à la fin de la grossesse, je ne serais plus qu'une loque humaine (a wreck of a person). Je ferais une dépression dont je ne me remettrais pas avant des années, voire le reste de ma vie.
C'est dans cet hôpital que j'ai pris la décision d'interrompre cette grossesse, quelles qu'en soient les conséquences. Je savais aussi que je ne pouvais pas en parler au personnel médical. J'avais peur qu'ils m'envoient de force dans un service psychiatrique, et qu'alors je n'aie vraiment pas d'autre choix que d'accoucher.
Jusqu’à la fin de mes jours, je n'oublierai jamais le regard condescendant du personnel de l'hôpital. Tout leur comportement montrait qu'ils n'interrompraient cette grossesse que si ma vie était directement menacée. En outre, mon partenaire avait obtenu l'autorisation d’accès à tous mes dossiers médicaux. Il avait également le droit de consulter d'autres personnes au sujet de ma santé, et il tenait absolument à ce que je reste enceinte. C’était comme un jeu de vie ou de mort. Je savais que, si je voulais vivre, il fallait que je quitte cet hôpital.
J'ai décidé de ne plus signaler au personnel médical aucun état, aucune question ou aucun problème. J'avais une fiche de l’hôpital sur laquelle j'étais censée noter la quantité de liquide que je buvais et la quantité d'urine que j'émettais : j'y inscrivais maintenant régulièrement des mensonges. Lorsqu'on me pesa sur une balance, à côté de la sage-femme, j’eus l’idée de dissimuler, sous un sweat-shirt très ample, deux bouteilles d'un litre et demi, que j’avais mises dans mes sous-vêtements et dans mon pantalon. La balance afficha plus de 50 kg : on m’autorisa à rentrer chez moi.
Après avoir quitté l'hôpital, je me suis rendue dans une pharmacie voisine et j'ai acheté une sonde de Foley. Je pensais m’en servir pour provoquer une fausse couche, mais j'ai voulu d'abord essayer une méthode plus sûre. En cherchant des informations sur Internet, j'ai trouvé le numéro de téléphone d'une organisation appelée "Avortement sans frontières".
Un soir, j'ai réussi à sortir de mon immeuble en catimini et, agenouillée dans un bac à sable et cachée par des buissons, j’ai appelé la hotline. Une femme a répondu et m'a demandé à quelle semaine de grossesse j'en étais. J'ai répondu que j'en étais à neuf semaines et que je souhaitais partir avorter en Allemagne. Elle m'a dit de contacter "Ciocia Basia" (un groupe de militant-e-s allemands qui aide les femmes à se rendre à Berlin pour avorter). Je leur ai écrit un e-mail et j'ai pris rendez-vous. C'est que j'espérais qu'avec le temps mon état s'améliorerait, et que je pourrais prendre le train toute seule pour me rendre en Allemagne. Mais peu de temps après, j'ai compris que je ne serais tout simplement pas en l’état.
Entre-temps, j’ai également été en contact avec une autre organisation, appelée "Women on Net" (un forum polonais d'échange d'informations sur l'avortement, fondé par Wydrzyńska en 2006, et membre d'"Avortement sans frontières"). Mon intention était d’obtenir des informations sur les pilules abortives, que je voulais utiliser en secret. Lorsque j'ai appelé, une femme a répondu au téléphone et m'a demandé depuis combien de temps j'étais enceinte, et je lui ai dit que j'en étais à environ 12 semaines. Elle m'a dit qu'elle ne recommandait pas l'avortement par pilule après 12 semaines de grossesse parce que cela pouvait être très douloureux, et que dans ma situation, il valait mieux aller à l'étranger pour une procédure clinique. Je suis devenue très nerveuse, j’étais bouleversée, et j'ai commencé à pleurer. J'ai crié en disant que j'étais sûre de mon fait, et décidée à interrompre la grossesse, et que je le ferais, qu'elle me donne des informations ou non, avec ou sans pilules, de manière sûre ou non. J'ai également dit que je n'avais pas peur de la douleur et que je ne craignais aucune conséquence pour moi, et que je préférais mourir plutôt que de poursuivre cette grossesse.
La femme au téléphone a alors changé d’attitude. Elle a dit que l'avortement médicamenteux était efficace et sûr, et qu'il se déroulait de la même manière qu'une fausse couche spontanée. Juste après cela, "Ciocia Basia" m'a recontactée pour me demander mon adresse, et en me disant que les pilules seraient envoyées par courrier. ["Ciocia Basia" avait contacté d'autres membres du réseau d'Avortement Sans Frontières, dont Wydrzyńska, pour voir si quelqu'un pouvait envoyer les pilules par courrier, et Wydrzyńska a dit qu'elle pouvait le faire]. J'ai demandé que les pilules soient envoyées à une consigne pour colis, un service extérieur à la maison, parce que je voulais être certaine d'être la seule personne à pouvoir récupérer le paquet.
Le 25 février, vers 20 heures, j'ai récupéré le colis. J'ai mis les pilules dans mon sac. Je prévoyais d'interrompre la grossesse au cours du week-end suivant.
Mais deux jours plus tard, le 27 février, mon partenaire (désormais ex-partenaire), de retour d'une visite chez le médecin, est entré dans l'appartement, est resté sur le seuil et m'a demandé de lui rendre les pilules que j'avais dans mon sac. J'ai refusé. Il a sorti son téléphone et m'a dénoncée à la police. Lorsque les policiers sont arrivés chez moi, ils m'ont confisqué de force mon sac à main. Ils m'ont pris mon téléphone. J'ai également été emmenée au poste de police pour y être interrogée. Au poste de police, on m'a enfermée dans un espace réservé aux suspects, et je me suis sentie comme une criminelle. Après que les policiers m’eurent pris les comprimés, les possibilités d'interrompre la grossesse en toute sécurité ont pris fin.
De retour chez moi, je suis allée aux toilettes et, au début, j'ai essayé de dilater le col de l'utérus avec ma propre main. J'avais entendu dire que les sage-femmes avaient parfois recours à ce geste pour accélérer le travail, et je voulais provoquer une fausse couche de cette manière. Je me suis mise à saigner. Ce que j'ai alors fait – ou ce que j'ai cru faire en tout cas – a été de placer la sonde de Foley à l'intérieur du col de l'utérus. Un sang épais est sorti, et j'ai attendu des contractions, mais elles ne sont pas venues.
J'ai porté cette sonde pendant des jours, pendant de nombreux jours. Lorsqu'elle tombait, je la replaçais dans le col de l'utérus, encore et encore. Je l'ai fait seule et en silence. Je me sentais traquée comme un animal et j'étais paralysée par la peur. Toutes les serviettes hygiéniques et les autres produits, je les jetais dans les poubelles du quartier pour ne pas laisser de traces.
C'est à ce moment-là que j'ai découvert à quel point on a tort de dire que la dignité humaine est inhérente et ne peut pas être enlevée.
Au bout d’un certain temps, le type d'écoulement qui sortait de moi a commencé à changer. En plus du sang, il y avait quelque chose d'autre. J'attendais les contractions, mais elles n'arrivaient pas. Il n'y avait que du sang et du pus.
Le 16 mars, vers 7 heures du matin, j'ai vomi du sang. Ensuite, je me suis sentie un peu mieux. C’était comme si les symptômes de la grossesse disparaissaient. Je suis allée me promener avec mon enfant. Je conduisais la poussette, attendant toujours les contractions, mais elles ne venaient toujours pas.
Le 17 mars, j'ai eu l'impression de perdre pied : j'avais froid, je tremblais et j’avais mal dans tout le corps. Une fois de plus, j'ai dû m'allonger sur mon lit. Je me doutais bien de ce qui n'allait pas, de ce qui m'arrivait. Mais je m'étais promis de ne pas me rendre à l'hôpital tant que je n'aurais pas la certitude absolue qu’il n’y avait pas moyen de sauver cette grossesse.
Le 19 mars, vers 19h30, le premier sac de grossesse s'est rompu et j'ai été inondée de liquide amniotique. J'attendis encore. Trois heures plus tard à peu près, la deuxième poche s'est rompue. Je me suis précipitée à l'hôpital car je sentais que c'était le dernier moment pour sauver ma vie.
Le médecin des urgences m'a demandé de me calmer et m'a même rassurée en me disant que tout irait bien. Mais il a changé d'avis quand il m’a vue entrer dans un fauteuil gynécologique, et que ce qui sortait de moi était du sang, du pus et du liquide amniotique. C'était un jeune médecin, son visage est devenu pâle et il parlait au téléphone avec une superviseuse. C'est dans la précipitation que j'ai commencé à remplir les documents médicaux et à consentir à divers traitements. On m'a fait une prise de sang pour analyse. Peu de temps après, les résultats sont arrivés et on m’a administré deux antibiotiques par voie intraveineuse.
Le matin, on m’a invitée à me rendre dans une salle d'examen où trois médecins m'attendaient. L’une d’entre eux m'a dit que cette grossesse mettait ma vie en danger et qu'il fallait l'interrompre. Ils m'ont demandé si j'étais d'accord, mais je n'ai rien répondu : j'étais paralysée par la peur qu'ils comprennent que je voulais interrompre la grossesse, et qu'ils appellent la police. Elle m'a ensuite demandé de m'asseoir sur la chaise gynécologique. Pendant l'examen, elle a crié que j'étais en train de faire une fausse couche. Ils m'ont demandé de pousser. Tout le monde était horrifié par mon état.
Après l'intervention, une sage-femme m'a réveillée. Elle m'a dit de ne pas me lever toute seule, qu'elle viendrait me voir et que nous nous lèverions ensemble. Quand je me suis levée, j'ai perdu tellement de sang que tout le sol était mouillé et rouge. Après tout cela, j'ai dormi pendant trois jours.
Au bout de trois jours, je me suis réveillée et le soleil brillait. Et dans cet horrible hôpital de Varsovie, j'ai eu le sentiment d'avoir sauvé ma propre vie.
Je repense souvent à cette histoire. Ces derniers temps, d’ailleurs, tous les jours. Je n'ai aucun regret. Si on pouvait remonter le temps, et si je me retrouvais dans la même situation qu'au début de l'année 2020, je referais exactement la même chose. Si j'avais été dans la situation où Justyna s'est trouvée en février 2020, si j'avais découvert qu'il y avait une femme en situation de grossesse non désirée qui suppliait simplement qu’on lui donne des pilules abortives, j'aurais donné les comprimés à cette femme, quelle que soit la responsabilité pénale qui y est attachée, parce que je sais qu'une grossesse non désirée est une torture. Pour mettre fin à cette torture, une femme est prête à assumer toutes les conséquences pour sa santé et sa vie. Et j'en suis le meilleur exemple.
*
Rebecca Grant est une journaliste indépendante basée à Portland, dans l'Oregon. Son dernier livre s'intitule Birth : Three Mothers, Nine Months, and Pregnancy in America. On peut suivre son travail sur rebeccaggrant.com.