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Billet de blog 21 mars 2023

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L'obscurité plus que la lumière

« La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière. » Brèves réflexions sur une phrase de l'Évangile citée par Martin Luther King.

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Martin Luther King fait partie de ces hommes qu’on oublie de lire à force d’admirer. Comme si le courage et la grandeur d’âme excluaient la profondeur et la lucidité. Comme si l’héroïsme impliquait une forme de naïveté peu propice à la réflexion, un idéalisme confinant à l’irrationnel, et presque, comme l’amour, une forme de folie. On a beau admirer sans mesure un Martin Luther King, un Janusz Korczak, un Mandela ou un Jaurès, il y a en nous comme une petite voix qui se tient toujours prête à murmurer : « Don Quichotte. »

Je lisais ce matin à l’aube quelques pages de A Gift of Love (traduit en français sous le titre La Force d’aimer), un recueil de sermons que King prononça dans l’église baptiste de Dexter Avenue, à Montgomery (Alabama), où il fut pasteur de 1954 à 1960 – c'est de là notamment qu’il dirigea le boycott héroïque des bus de Montgomery – et dans l’église d’Ebenezer, à Atlanta (Géorgie), où il fut pasteur de 1960 à son assassinat en 1968. (Je crois que c'est par bell hooks[1] que j’ai connu ce livre, il me semble qu’elle en parle dans All about love, qui vient d’être traduit).

Je m’aperçois en le lisant de mon erreur : Martin Luther King n’était pas seulement un héros, pas seulement un saint, si l’on veut, c’était aussi un profond penseur de la condition humaine et de l’action humaine, qui nous rappelle que la sagesse, en ses sommets, loin au-dessus des lieux communs de la « sagesse des nations », est révolutionnaire. Et comme la pensée c'est le style, King fut également un très grand prosateur, qu’il est plus que jamais urgent de lire, dans un monde où, comme il l’écrivait, « la puissance culturelle et spirituelle est tellement en retard sur ses capacités technologiques que nous vivons chaque jour au bord de la coannihilation nucléaire »[2].

Il n’est bien sûr pas question pour moi ici de résumer le livre ni même une page. Ce serait presque aussi absurde que résumer un recueil de poèmes ou un poème.

Je voudrais en revanche évoquer une phrase de l’Évangile selon saint Jean (3, 19) que Martin Luther King cite à la fin de son quatrième sermon, et qui m’a très vivement frappé. King cite l’évangile dans ce qu’on pourrait appeler la version officielle de la bible anglaise, la King James Bible :

This is the condemnation, that light is come into the world, and men loved darkness rather than light.

Je traduis l’anglais :

Voici la condamnation : la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière.

Men loved darkness rather than light. Quelle phrase frappante !

Ma lecture finie, j’ai tout de suite été la taper sur mon clavier. Immédiatement je suis tombé sur un site étonnant, « Bible Hub », où l’on trouve tout ce qu’il faut pour préparer un bon sermon : le texte original dans différentes éditions, des commentaires théologiques, des commentaires philologiques, des traductions, etc.

Je demandai la version grecque :

καὶ ἠγάπησαν οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον τὸ σκότος ἢ τὸ φῶς.

Je parcourus les commentaires et tombai sur ces mots lapidaires de la Cambridge Bible for Schools and Colleges (destinée, donc aux étudiants en théologie) :

An understatement; they hated the Light.

C'est un euphémisme : ils haïssaient la lumière.

Même interprétation dans l’édition anglaise du commentaire du théologien H. A. W. Meyer (1800-1873) au Nouveau Testament  : for they did not love the light at all, but hated it.

Comme il arrive souvent, je commençai par être convaincu. Oui, tel devait être le sens profond de la phrase. Derrière « la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière », il faudrait donc lire « la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont haï la lumière ». C'est ensuite seulement que j’ai pensé que cette interprétation était erronée. Elle force la phrase et elle la trivialise en en faisant une banale imprécation qui, comme telle, tombe dans l’excès, donc l’erreur.

Car il n’est pas vrai que les hommes haïssent la lumière, et ce n’est pas ce que dit le texte. Le texte dit littéralement le contraire : les hommes aiment la lumière, mais ils aiment l’obscurité davantage. Le μᾶλλον du grec est affaibli par la traduction rather. Il faudrait traduire par more, « plus », et je constate que c'est ainsi que traduisit le grand Tyndale, l’humaniste de génie qui mourut sur le bûcher précisément pour avoir traduit la Bible à une époque où c’était encore interdit.

And this is the condempnacion: that light is come into the worlde and the men loved darcknes more then light because their dedes were evill.

Voici la condamnation : la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont aimé l’obscurité plus que la lumière.

En traduisant μᾶλλον par more (« plus »), et non par rather (« plutôt que »), on garde au texte toute sa force. En remplaçant le more de Tyndale par rather, les auteurs de la King James Bible confirment cette observation sévère de David Daniell :

Computers have told us that 80 percent of the New Testament is Tyndale pure. When the King James interferes, it's usually for the worse.

Les ordinateurs nous ont appris que 80 % du Nouveau Testament [de la KJB] est du pur Tyndale. Lorsque la King James modifie, c'est généralement pour le pire.

Et l’on rencontre aussi sur sa route, toujours grâce à « Bible Hub », un autre grand lecteur, Johann Albrecht Bengel (1687-1752), théologien piétiste, homme des Lumières et apôtre de la tolérance, qui commente le passage ainsi dans son Gnomon Novi Testamenti, toujours en version anglaise :

The loveliness of the light struck them with admiration; but they were held fast in the love of darkness. Comp. John 5:35, “He was a burning and a shining light; and ye were willing for a season to rejoice in his light.” A similar comparison occurs, ch. John 12:43, “For they loved the praise of men more than the praise of God.”

La beauté de la lumière les a frappés d'admiration, mais ils sont restés attachés à l'amour des ténèbres. Voyez Jean 5:35 : "Il était une lumière ardente et brillante ; et vous avez voulu pour un temps vous réjouir de sa lumière." On trouve une comparaison analogue dans Jean 12:43 : "Car ils aimaient la louange des hommes plus que la louange de Dieu."

C'est donc ici que la pensée de l’évangéliste est la plus intéressante. Dire que « les hommes haïssent la lumière » est faux, dire que « les hommes préfèrent l’obscurité à la lumière » est faible. Le sens véritable est le suivant : nous aimons la lumière, mais quelque chose fait qu’en général nous aimons plus l’obscurité, c'est-à-dire l’ignorance, l’erreur, le préjugé.

C'est proprement ce qu’on appelle en grec une énigme : c'est-à-dire une contradiction logique. Comment est-il possible d’aimer moins la lumière ? Je laisse le lecteur y réfléchir, non sans avoir indiqué cependant la note d’espoir qui résonne tout de même au sein de cette tragédie : les hommes aiment la lumière. Il y a donc quelque chose à sauver.

[1] Selon ses vœux, j’écris son nom en minuscules.   

[2] The Trumpet of Conscience (1968) : « In a world facing the revolt of ragged and hungry masses of God’s children; in a world torn between the tensions of East and West, white and colored, individualists and collectivists; in a world whose cultural and spiritual power lags so far behind her technological capabilities that we live each day on the verge of nuclear co-annihilation; in this world, nonviolence is no longer an option for intellectual analysis, it is an imperative for action. » [« Dans un monde confronté à la révolte de masses d'enfants de Dieu en haillons et affamés ; dans un monde déchiré entre les tensions de l'Est et de l'Ouest, des Blancs et des Noirs, des individualistes et des collectivistes ; dans un monde dont le pouvoir culturel et spirituel est tellement en retard sur ses capacités technologiques que nous vivons chaque jour au bord de la co-annihilation nucléaire ; dans ce monde, la non-violence n'est plus une analyse intellectuelle possible, c'est un impératif d’action. »]

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