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Billet de blog 26 décembre 2022

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La bataille des livres de Johannes Reuchlin (1455-1522)

Les Belles Lettres ont publié cette année, à l’occasion du cinquième centenaire de la mort de Reuchlin, un des plus grands humanistes de la Renaissance, une admirable édition de ses Besicles (en allemand : Augenspiegel).

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« Partout où des livres sont brûlés, des hommes aussi finiront par être brûlés. »

Heine, Almansor (1821).

Les Besicles (en allemand : Augenspiegel). Derrière ce titre bizarre se cache un des incunables du combat des Modernes pour la vérité, la raison et la liberté.

Rien pourtant ne prédestinait Reuchlin à jouer un rôle dans cette histoire séculaire. Pour commencer, c’était un juriste, et l’on sait combien les juristes, alors plus encore qu’aujourd'hui, respectent les autorités. Ensuite, il n’était jamais aussi heureux qu’au milieu de ses livres et de ses manuscrits, dont il avait une collection exceptionnelle. C’était encore un contemplatif, presque un mystique, qui cherchait Dieu dans des méditations abstruses et personnelles. Enfin, et pour tout dire, c’était un bon bourgeois de ce « long Moyen Âge » (Le Goff) qui dure jusqu’au XIXe siècle, et en bon bourgeois il ne demandait qu’à servir les autorités, pourvu qu’on ne lui demandât rien de contraire à l’honneur. Issu d’un milieu modeste, il s’était hissé à une position des plus enviables : deux beaux mariages en avaient fait un propriétaire foncier, ses charges et ses missions au service du Saint Empire romain germanique en avaient fait un comte palatin. Bref, tout allait bien, lorsqu’un beau jour de 1509, le destin frappa à sa porte.

Il reçut ce jour-là la visite d’un certain Johannes Pfefferkorn. Ce Pfefferkorn était un juif converti qui, depuis trois ans, menait une campagne d’une très grande violence contre les juifs. Il a le soutien actif des Dominicains et des Franciscains qui, ici comme ailleurs, excitent les populations et les souverains à l’expulsion des juifs ou à leur conversion forcée.

À côté des traditionnelles calomnies et des traditionnelles mesures préconisées pour la conversion des juifs – baptêmes forcés, menaces d’expulsion, obligation d’assister à des prêches ou d’exécuter des travaux dégradants, comme le nettoyage des rues, des cheminées et des fosses d’aisance, ou encore le ramassage des crottes de chien – Pfefferkorn préconise une mesure originale : la confiscation et la destruction de « tous les livres » des juifs : les bibles hébraïques, le Talmud, les livres de cabale et de mystique, les commentaires rabbiniques, les livres de littérature profane (traités philosophiques, scientifiques, poèmes, satires), et enfin tous les livres de chants et de liturgies.

L’idée de Pfefferkorn doit se comprendre dans le contexte européen et la longue durée : les juifs avaient été expulsés d’Angleterre (1290), de France (1394), ils venaient d’être expulsés d’Espagne (1492) et du Portugal (1497). Mais, s’ils avaient connu plusieurs expulsions au sein même du Saint Empire, son morcellement juridictionnel rendait impossible qu’une mesure d’expulsion générale y soit rendue.

Cependant, si on privait les juifs de leurs livres, on abolirait de facto le judaïsme dans l’Empire. Car depuis la destruction du Temple et ce que Guy G. Stroumsa appelle la « fin du sacrifice », le judaïsme était devenu une  « religion du livre ». Une fois leurs livres détruits, les juifs ne pourraient plus pratiquer leur culte. Les juifs avaient survécu à la destruction du Temple en vivant dans leurs livres, cette patrie toute fait d’Esprit qu’ils pouvaient emporter partout avec eux, selon les mots de Heine. C’était donc, par un moyen nouveau – la destruction systématique de tous les livres – le même but qui était visé : l’éradication des Juifs.

L’idée enthousiasma les amis franciscains et dominicains de Pfefferkorn, qui l’introduisirent auprès de la propre sœur de l’Empereur, veuve et bigote, qui applaudit des deux mains et le recommanda à son frère, que Pfefferkorn alla trouva en Italia, où il guerroyait contre les Vénitiens. L’Empereur fut à son tour gagné à la cause, et Pfefferkorn revint donc d’Italie porteur d’un mandat qui l’autorisait à confisquer et, le cas échéant, à détruire tous les livres des juifs qu’il voudrait. C'est alors qu’il alla voir Reuchlin.

Pourquoi Reuchlin ? Parce que Reuchlin était le seul chrétien, dans tout l’Empire, à connaître l’hébreu. Cet humaniste exceptionnel ne s’était pas contenté d’être le premier Allemand à connaître le grec ancien, il avait encore publié un monumental manuel d’hébreu. Pour lui – et l’idée n’allait pas de soi – les humanistes ne devaient pas connaître seulement le latin et le grec, mais également l’hébreu. Mais aussi parce que Reuchlin avait publié une Lettre allemande (Tütsch Missive) dans laquelle, répondant à la question d’un gentilhomme qui voulait savoir pourquoi Dieu avait condamné les juifs à errer dispersés sur la terre, il enseignait que la diaspora était venue punir leur refus de reconnaître la divinité du Christ. On ne pouvait pas faire plus conformiste : les Juifs, peuple élu par Dieu initialement, avaient refusé de reconnaître Jésus comme le Messie. C’était la justification de leurs persécutions, et la confirmation de leur déchéance. En outre, il affirmait que les juifs, dans certains de leurs livres, blasphémaient contre Jésus et la Vierge Marie.

Pfefferkorn était donc convaincu qu’il trouverait en Reuchlin un soutien des plus efficaces et de plus autorisés. Ce qui s’est dit entre eux deux ce jour-là n’est pas clair, chacun en ayant donné par la suite des versions contradictoires, mais il est certain, nous le verrons, que Reuchlin n’a pas désapprouvé le projet de Pfefferkorn. Tout au plus lui aura-t-il signalé, en bon juriste, les problèmes que soulevait son mandat.

Pfefferkorn file donc à Francfort, la plus importante communauté juive de l’Empire, et confisque aussitôt tous les livres de la synagogue, les juifs ayant trois jours pour consigner leurs bibliothèques personnelles. Ils font aussitôt appel à l’archevêque de Mayence, qui administre tout ce qui relève du droit canonique à Francfort. Furieux de ne pas avoir été consulté, il suspend aussitôt la mesure de confiscation. Le pauvre Pfefferkorn doit repartir en Italie trouver l’Empereur, qui lui donne un nouveau mandat, le plaçant cette fois-ci sous l’autorité de l’archevêque. Cette fois-ci, le digne prélat est ravi, les confiscations peuvent reprendre. Pfefferkorn et ses moines s’abattent sur Worms, Mayence, Bingen, Lorch, Lahnstein, Deutz. En mars 1510, il retourne à Francfort, et confisque près de 1500 livres. Les juifs de la ville ne disposent plus maintenant d’aucun livre, à l’exception de la Bible. Ils se tournent alors vers les autorités de la ville, qui intercèdent auprès de l’Empereur, lequel fait alors suspendre à nouveau les confiscations, à condition que les juifs dressent un inventaire de leurs livres et les soumettent à l’examen d’une commission d’« experts ».

L’issue de cet « examen » ne peut faire le moindre doute. Qu’on en juge : on y trouve Pfefferkorn, avec un autre juif converti – un ancien rabbin devenu dominicain – Victor von Karben, des universitaires aux ordres, venus de Cologne, Mayence, Erfurt et Heidelberg, et pour couronner le tout le grand Inquisiteur d’Allemagne, Jacob Hoogstraeten…

Oui, mais il y a aussi Reuchlin, que Pfefferkorn a fait nommer à la commission, évidemment parce que sa visite de 1509 lui avait laissé la meilleure impression. Fatale erreur de Pfefferkorn ! Alors que tout le monde rend unanimement des rapports préconisant la destruction des livres (y compris, parfois, des bibles hébraïques), Reuchlin travaille trois mois à un rapport qui est une véritable bombe, et cette bombe se compose de trois explosifs : le droit, la philologie, et la dialectique.

Le droit d’abord. Reuchlin rappelait que les juifs étant sujets de l’Empereur, leurs biens étaient protégés par des principes qui remontaient au Digeste. Et ces principes affirmaient que nul ne peut être privé de ses biens par la violence, « même si c'est un voleur » ! Ce faisant, Reuchlin arrache les juifs à la sphère religieuse où voulaient les enfermer Pfefferkorn et les frères mendiants. Étant extérieurs à « l’ordre chrétien » (cristenliche ordnung), ils ne peuvent être accusés d’hérésie. Ils sont seulement des sujets de droit.

La philologie ensuite : Reuchlin montrait que, sans la connaissance des langues, celle de l’hébreu, mais aussi celle de cette langue très particulière qui est celle du Talmud, que les juifs eux-mêmes comprenaient mal, il était impossible de prétendre condamner des livres. Allant plus loin, il montrait que Pfefferkorn en réalité ne comprenait pas l’hébreu. Et il dénonçait la paresse des ecclésiastiques, qui refusaient de se mettre à cette étude.

La dialectique : adoptant la méthode de la discussion pro et contra, en usage dans les universités médiévales, mais qui remonte aux pratiques des écoles de philosophie et de rhétorique antiques, il examinait les objections qu’on pouvait lui opposer et réduisait en bouillie tous les arguments de ses adversaires.

Parfois ces trois explosifs se combinaient : il examinait par exemple l’argument adverse (dialectique) selon lequel les juifs, dans leur « bénédiction contre les apostats » (Velameschumadim), maudissaient les Chrétiens. Il montrait que le mot Meshumad ne désigne jamais les chrétiens, mais désignait en réalité « ceux qui détruisent » (philologie). Puis il envisageait l’objection suivante (dialectique) : « Oui, mais c'est à nous qu’ils pensent. » Alors il rappelait un principe élémentaire du droit : personne ne peut être puni pour ce qu’il aurait en sa pensée.

Reuchlin envoie son rapport à l’Empereur. L’Empereur prolonge la suspension des confiscations, et la prolonge, dans les faits, sine die. C’en est fini du projet de Pfefferkorn. Furieux, il publie un terrible pamphlet contre Reuchlin, où il l’accuse d’apostasie. C'est le Miroir à main (Handspiegel) dirigé contre les juifs et les écrits talmudiques. On en tire 1000 exemplaires, un chiffre exceptionnel pour l’époque, qui partent en un clin d’œil. Reuchlin fait appel à l’Empereur, qui se dérobe. Il décide alors de défendre seul son honneur, et publie à son tour les Besicles (Augenspiegel), où il rend public son rapport, avec une introduction dans laquelle il rappelle l’historique de l’affaire, et une conclusion dans laquelle il répond aux calomnies de Pfefferkorn en énumérant ses « trente-quatre contrevérités ».

Cette fois-ci, le sort en est jeté : Reuchlin est devenu un homme public. Il ne s’appartient plus. Il devient le héros européen des valeurs humanistes, contre l’obscurantisme et le fanatisme des moines. On trouvera tous les rebondissements de cette affaire extraordinaire, qui ébranle toute l’Europe à l’aube du séisme de la Réforme, dans l’édition des Belles Lettres, qui nous restitue, par la rigueur et la clarté de l’introduction, de la traduction et des notes, un des chefs d’œuvres de la culture européenne, dans ce qu’elle eut de meilleur.

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