Voici donc la nouvelle panacée : enfermer les enfants dans leur chambre. Les isoler en tout cas, les exclure. C'est le « Time Out ». « Pas plus de deux minutes à 1 an ou deux ans », explique au Monde la psychologue Caroline Goldman, puis la punition devient « proportionnel[le] à la transgression de l’enfant ».
La campagne contre l’éducation positive portée en France par la presse de droite, du Figaro au Point, obtient maintenant les honneurs du Monde, à la faveur d’un entretien complaisant, qui figure depuis hier en tête des « articles les plus lus » – ce qui en dit long au passage sur le désarroi de nombreux parents.
Pas un instant la journaliste ne met en question le discours de Mme Goldman. Elle la laisse offrir de l’éducation positive une vision grotesquement fausse, alors qu’elle aurait pu sans difficulté, en ouvrant par exemple « J’ai tout essayé ! » ou « Il me cherche » d’Isabelle Filliozat), ou encore La discipline positive de Jane Nelsen, constater la caricature, sinon la supercherie. Elle laisse donc Mme Goldman déclarer en toute tranquillité que la méthode du « Time Out » « fait l’objet d’un consensus scientifique international » alors qu’une rapide recherche lui aurait appris par exemple l’existence d’une étude, parue l’an dernier dans Pediatric Reports, qui, comparant empiriquement les deux approches éducatives, conclut à l’inefficacité du « Time Out » et à l’efficacité de l’éducation positive[1].
Un minimum de travail, de la part du Monde, aurait été d’autant plus nécessaire que Mme Goldman, qui prétend lutter contre la « désinformation », semble fâchée avec les vérités factuelles. Elle affirmait ainsi au Figaro en octobre dernier qu’« aucune étude scientifique ne décrit comme nocif le fait d'envoyer un enfant dans sa chambre » alors qu’une étude parue dès 2000 dans le Journal of Research in Childhood Education, intitulée « Young Children's Perceptions of Time Out »[2], en faisait la démonstration. Mais même si aucune étude ne l’avait encore démontré, dire qu’une pratique n’est pas nocive parce qu’aucune étude ne l’a démontré est un argument on ne peut plus fallacieux, à l’opposé de toute démarche scientifique. Car si aucune étude ne l’a démontré, c'est peut-être tout simplement qu’aucune étude ne l’a pas encore démontré, et peut-être encore qu’aucune étude ne s’est posée la question. Pour citer un exemple récent : pendant longtemps, aucune étude n’avait montré la toxicité des PFAS.
Avec un minimum d’esprit critique et de travail d’investigation, Le Monde aurait pu constater encore la préoccupation de nombreux chercheurs et psychologues, notamment quant à l’impact neurologique du « Time Out »[3], dans le magazine Time ou le Washington Post.
Qu’on me permette d’exprimer ici, en tant que parent, en tant que citoyen et en tant que philosophe, la très vive inquiétude que suscitent en moi ce discours et l’accueil acritique qui lui est fait.
Inquiétude, quand je vois Mme Goldman incapable de relier les troubles de comportement des enfants au monde qui les entoure.
Les enfants, pour être heureux (car on semble avoir oublié que leurs troubles, leurs colères, leurs larmes, expriment avant toutes choses un état de profond malheur, et sont d’ailleurs des mécanismes, en eux-mêmes parfaitement sains, de libération de la tension), ont besoin de cinq ressources dont leurs parents manquent de plus en plus cruellement, en raison des conditions de vie qui leur sont faites dans un système économique et social toujours plus maltraitant. Ces cinq ressources sont le temps, l’espace, le sommeil, l’attention, et l’amour. Des parents constamment stressés et épuisés font des enfants malheureux, donc de plus en plus susceptibles de troubles du comportement.
Ce monde qui entoure les enfants est aussi un monde où, très tôt, ils sont projetés dans le monde des écrans et des réseaux sociaux. Les chiffres sont effrayants. Les très graves problèmes d’attention constatés par tous les éducateurs viennent de là, et certainement pas des soi-disant méfaits de l’éducation positive.
Le monde que rencontrent les enfants est aussi un monde de plus en plus violent. Violence dans la famille : en 2018, en France, près d’un enfant mourait tous les quatre jours sous les coups d’un parent ; il y a moins de six mois, une étude de la Fondation pour l’Enfance du 16 octobre 2022 nous a appris que 79% des parents reconnaissent utiliser encore différentes formes de violences physiques et psychologiques à l’égard de leurs enfants. Violence à l’école : les journaux, nos collègues, nos voisins ou nos amis nous parlent quotidiennement de cas de harcèlement, de bullying, qui conduisent maintenant régulièrement certains enfants et adolescents à des gestes désespérés. Violence enfin sur les terrains de sport et les gymnases, où une étude européenne a montré que trois quarts des enfants ayant pratiqué un sport avaient subi des abus.
Le monde où vivent les enfants est aussi un monde qui sort d’une pandémie dont les conséquences psychiques sur tant d’enfants et d’adolescents ont été terribles et sont connues de tous.
Face à cette situation, l’État n’a qu’une réponse : réduire le nombre de mètre carré par enfant dans les crèches et imposer des taux de remplissage élevés, créant ainsi « les conditions », comme le rappelait une directrice d’établissement, « pour qu’il y ait de la maltraitance institutionnelle » et provoquant le départ du personnel qualifié, diminuer le budget des services départementaux de protection maternelle infantile (PMI), fermer des classes dans les écoles, supprimer des lits d’hôpitaux en pédiatrie et en pédopsychiatrie, contraignant ainsi les médecins à « trier » les enfants et adolescents suicidaires, couper les subventions aux associations, suspendre les allocations pour les parents d’enfants absentéistes, supprimer des postes d’instituteurs, d’éducateurs, de médecins scolaires, d’infirmières, d’assistances sociales, de pédopsychiatres, etc. Avec cette baisse continuelle des moyens, la maltraitance augmente, la santé mentale des enfants et des adolescents augmente avec elle, comme s’en est alarmée tout récemment la Défenseure des droits en dénonçant clairement la responsabilité de l’État dans « le mal-être structurel » qui frappe nos enfants. Et derrière cette augmentation de la maltraitance et du mal-être des enfants on entend maintenant de plus en plus – parce qu’on sait de quoi est grosse cette évolution – la douce rumeur du nouveau mantra, destiné à nous préparer aux catastrophes programmées : résilience.
Inquiétude, donc, de voir une psychologue reconnue faire totalement abstraction de ce contexte exorbitant – rien que le monde en somme ! – pour ridiculiser les enfants (« On ne parle pas d’un enfant polytraumatisé qui a vécu la guerre, on parle d’Eliott qui est en colère parce qu’il a moins de petits pois dans son assiette que son frère ») et les accabler d’une double peine : non seulement leur souffrance est déniée, mais il faut maintenant les punir pour « leur apprendre ». Cette « exclusion menée très tranquillement » nous ramène au bon vieux temps de la psychologie behavioriste, où l’animal humain était vu comme une espèce de machinerie répondant uniquement à des stimulus de punition/récompense. Éduquer, discuter, enseigner, ne servait à rien : ce qu’il fallait simplement, c’était stimuler la machine dans un sens ou dans l’autre. Parce qu’il n’y a rien de plus effrayant pour un enfant, le retrait d’amour institué par l’exclusion (l’exclusion « tranquille »…) est en effet très efficace pour dresser un enfant : mais pas pour l’éduquer, pas pour le rendre heureux, pas pour l’orienter vers l’accomplissement de soi-même. Vous aurez un bel automate, mais vous n’aurez pas un être humain.
Inquiétude, enfin, de voir s’installer l’idée que cette punition ne serait pas une violence, alors que bien des chercheurs et bien des éducateurs pensent tout le contraire, et alors surtout qu’il est évident que, dans bien des cas, l’exclusion ne se passe pas « très tranquillement ». Elle s’accompagne alors, chacun le sait, de contrainte physique exercée sur l’enfant, donc de violence. Et il est inutile de dire que, comme toujours, dès que la violence surgit, l’autorité s’effondre. Car il n’y a d’autorité que morale.
En définitive, disons-le franchement : l’éducation, si elle doit évidemment reposer sur les résultats de la science, n’est pas en elle-même une science. C'est un art où l’on tâtonne. Où les recettes miracles n’existent pas. Où les histoires familiales ont parfois un poids qui fait échec aux meilleures méthodes. Où l’on peut également, parce qu’on les applique mal, rendre inefficaces, voire nocifs, les conseils les plus sages. Mais, au-delà de toutes ces contingences, ce que chacun doit toujours garder à l’esprit, c'est que toute éducation contient en elle une certaine anthropologie : une certaine conception de l’homme, de la nature humaine, et un certain projet pour elle. Voulons-nous faire un homme libre et qui chérisse la liberté, capable de comprendre – parce qu’on lui en aura laissé le temps – ce qu’est le bien et le mal, la complexité de ses émotions et de ses désirs, donc capable de bonheur, ou voulons-nous faire un animal bien dressé, toujours fonctionnel et obéissant, prêt à s’adapter à tout, enfin, je dis bien à tout, pourvu que le groupe ne l’exclue pas ?
Dans le cas de l’éducation positive, on tient compte des capacités cognitives de l’enfant : l’enfant d’un an ou deux que Mme Goldman veut isoler pour le punir est par exemple incapable de comprendre ce qui lui arrive : il n’a pas les capacités cognitives de savoir ce qu’est une règle et une transgression. Mais cela n’importe pas à Mme Goldman : ce qui compte, c'est la logique behavioriste qui fait qu’il aura subi une peine, une souffrance. Car c'est ce stimulus négatif qui le dressera et obtiendra la « réponse » souhaitée : l’obéissance. L’éducation positive part du principe que l’enfant n’est pas un être mauvais, là où, dans le discours de Mme Goldman, l’enfant apparaît comme une espèce de « sale bête », capable de se mettre en colère pour une simple histoire de petits pois, tout prêt à exploiter la gentillesse de mères trop bienveillantes, et qu’il faut donc avant tout domestiquer. L’éducation positive exige pour l’enfant le temps et l’amour dont tout être humain a besoin pour grandir. Elle repose sur le calme souverain et bienveillant avec lequel des parents sont capables d’accueillir la violence des enfants, une violence qui fait partie de notre nature humaine à tous. « Rien n’aide d’avantage un enfant », disait le psychiatre et psychanalyste John Bowlby, « que de lui permettre d’exprimer son hostilité et sa jalousie en toute franchise, directement et spontanément. »
L’éducation positive ne s’est jamais confondue avec une absence de « limite » ou de « cadre » ni avec une préoccupation obsessionnelle du « confort » des enfants, ni avec une invitation à les « choy[er] jusqu’à la démesure ». Qu’elle soit difficile à mettre en œuvre dans le monde, parce qu’elle est exigeante, et que ce soit encore plus difficile dans un monde où tous les pouvoirs nous demandent compulsivement d’« accélérer », c'est évident. Mais qu’il faille en conséquence la jeter aux orties pour endosser la défroque du dompteur de fauves, non !
Pour nos enfants, pour nous-mêmes, pour nos frères humains et pour nos descendants, cessons de prendre pour cible les enfants. Battons-nous au contraire contre les conditions sociales et économiques qui leur font tant de mal. Défendons, en fin de compte, dans la tradition des Lumières et du romantisme, dans la lignée de ce qu’il y a eu de meilleur dans la pensée européenne, une éducation humaniste : l’homme n’est pas mauvais ; c'est le monde dans lequel il grandit qui peut le rendre tel ; c'est ce même monde qui peut en faire un homme digne de ce nom. C'est donc à nous, les adultes, à changer ce monde.
Pour aller plus loin.
Je conseille également la lecture de ce texte de la psychologue Aletha Solter « Les désavantages de la mise à l'écart temporaire ("time-out") », ainsi que la lecture du texte de Franck Ramus « Pour ou contre le « time-out » ? Ce que disent les recherches scientifiques », paru la semaine dernière, qui montre combien le discours de Mme Goldman est déconnecté, plus encore que je ne le pensais, des acquis les plus récents de la recherche scientifique.
Version courte publiée dans Le Monde du 18 février ici.
[1] Il s’agit d’une étude pilote dont je traduis le résumé : « Le time-out, pilier de la discipline non punitive depuis plus de 60 ans, a été critiqué pour isoler et éloigner les enfants des autres. Une technique alternative, promue par les défenseurs des pratiques parentales positives, est appelée "time-in". Cette procédure a pour but d'aider l'enfant à se connecter à son parent, à communiquer ses sentiments et à apprendre à s'autoréguler. Bien que cette technique soit préconisée dans la littérature sur la parentalité positive depuis au moins les années 1990, il existe peu d'études empiriques l'évaluant. Cette étude pilote à modèles mixtes a été conçue comme un test initial pour déterminer si les mères, après une brève formation, utiliseraient la procédure sur une période de deux semaines, et comment elles la percevraient. Sur la base des rapports quotidiens ainsi que de l'entretien post-intervention d'un petit échantillon de mères, la technique a été évaluée comme facile à utiliser et efficace. Cette étude fournit des informations initiales sur l'utilisation de la technique par les mères et prépare le terrain pour un ensemble complet d'études visant à tester et à évaluer rigoureusement la technique. »
[2] J’en traduis le résumé : « Les perceptions et les sentiments des enfants d'âge préscolaire à l'égard du temps mort ont été évalués. Des observations ont été effectuées dans 11 garderies par des binômes d'étudiants en études de l'enfance dûment formés. Quarante-deux jeunes enfants ont été interrogés à la suite d'une expérience de time-out. On a observé que davantage d'enfants étaient isolés pour des raisons d'indocilité que pour des raisons d'agression. Les auto-attributions largement négatives exprimées par la plupart d'entre eux - se sentir seul, mal aimé par son enseignant et ignoré par ses pairs - ainsi que les sentiments de tristesse et de peur exprimés par beaucoup, suggèrent que le time-out est perçu comme une punition par le très jeune enfant. De plus, l'incapacité de nombreux jeunes enfants à dire pourquoi ils ont été mis à l'écart (ou à se souvenir qu'un adulte leur a dit pourquoi) réduit la probabilité que le time-out, en tant que punition, empêche la répétition du même comportement agressif ou non conforme. »
[3] Cf. ce qu’écrivent dans Time Daniel J. Siegel (professeur de psychiatrie à la UCLA School of Medicine) et Tina Payne Bryson, Ph.D : « Lorsque la réponse des parents consiste à isoler l'enfant, un besoin psychologique instinctif de l'enfant n'est pas satisfait. En fait, l'imagerie cérébrale montre que l'expérience de la douleur relationnelle - comme celle causée par le rejet - ressemble beaucoup à l'expérience de la douleur physique en termes d'activité cérébrale » [« When the parental response is to isolate the child, an instinctual psychological need of the child goes unmet. In fact, brain imaging shows that the experience of relational pain—like that caused by rejection—looks very similar to the experience of physical pain in terms of brain activity. » C'est à cela que je faisais référence. Quelques jours après ma tribune, Franck Ramus publiait une remarquable mise au point, dans laquelle il apporte le correctif suivant : « Si l’on en croit certains auteurs du courant de l’éducation positive (Siegel & Bryson, 2014), l’utilisation du temps-mort pourrait endommager irréversiblement le cerveau de votre enfant ! Heureusement, aucune étude de neurosciences n’a jamais montré cela. Il s’agit d’extrapolations sans fondement à partir du concept de plasticité cérébrale et d’études portant sur de véritables maltraitances. Les recherches portant sur les effets du temps-mort ont montré qu’il n’engendrait pas d’effets délétères pour l’enfant, y compris chez les enfants ayant déjà des antécédents de traumatismes ou maltraitances (Dadds & Tully, 2019). » Jusqu’à plus ample informé, je réserve mon jugement sur le fait qu’il s’agit d’« extrapolations sans fondements », mais je prends acte du fait qu’« aucune étude de neurosciences n’a jamais montré cela ». J’ajoute cependant deux choses : I. Comme je le disais plus haut, le fait qu’« aucune étude de neurosciences n’a jamais montré cela » n’exclue pas ipso facto la possibilité du « cela ». Elle exclue simplement la possibilité de l’affirmer. II. Même si « les recherches portant sur les effets du temps-mort ont montré qu’il n’engendrait pas d’effets délétères pour l’enfant », le fait (mentionné par Franck Ramus dans le même texte) que 85% des parents l’utilisent d’une manière non conforme aux procédures « officielles » recommandées par les psychologues comportementalistes limite très fortement, pour ne pas dire invalide, les résultats de ces recherches. Elles ne sauraient s’appliquer par exemple aux cas, évidemment très nombreux, où le « timeout » s’accompagne de violences, et encore aux cas, on ne peut plus fréquents, comme le rappelle Franck Ramus dans un entretien à L’Express, où la durée de l’isolement va bien au-delà des 1 à 4, éventuellement 5 minutes recommandées. Voici par exemple ce que m’écrit le professeur George Holden, qui a dirigé la recherche parue dans Pediatric Reports : « À ma connaissance, il n'existe aucune étude qui démontre que le time-out a un impact neurologique. Ce serait une étude difficile à faire... D'un autre côté, on pourrait supposer qu'un time-out pourrait avoir un impact neurologique si, par exemple, l'enfant est très perturbé par celui-ci et si cela se produit suffisamment. » (je souligne) [« To my knowledge there is no study that shows time-out has a neurological impact. It would be a difficult study to do… On the other hand, one could suppose that a time-out could have a neurological impact if, for example, the child is very upset by it and if it occurs enough. »]. Je remercie le professeur George Holden de m’avoir autorisé à le citer.
 
                 
             
            