Pierre VUARIN

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Billet de blog 6 novembre 2025

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Rêves et réalités: l’art de la confrontation selon Arnold Mindell

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Rêves et réalités: l’art de la confrontation selon Arnold Mindell

Que faire nous de nos rêves nocturnes, de nos rêves éveillés ? Comment se confronter à la réalité, à la friction, à  la peur de perdre ? Quel art déveloper pour confronter rêves et réalités ? Arnold Mindell nous donne quelques repéres.


Le conflit, le rêve, la maladie ou la crise ne sont pas des erreurs du système: ils expriment la manière dont la nature essaie de nous éveiller à une conscience plus vaste.[1]
Il y a, dans toute démarche issue du Processwork, la démarche proposée par Arnold Mindell; une tension créatrice entre deux pôles : le rêve et la réalité. Le rêve — qu’il soit nocturne, éveillé, intime ou collectif — ouvre des dimensions de sens, de désir, d’intuition, de vision. La réalité — concrète, sociale, matérielle, relationnelle — impose la gravité, la résistance, la mesure. Entre les deux, se joue le drame de la conscience. Nous rêvons nos vies, nos relations, nos projets, et tôt ou tard, ces rêves rencontrent le sol dur du monde. C’est là que se décide la qualité de notre présence : fuyons-nous vers le rêve pour éviter la douleur de la confrontation, ou savons-nous transformer la rencontre avec le réel en apprentissage, en mouvement, en élargissement de soi ?
Mindell invite à « suivre le processus » plutôt qu’à le juger (voir *Process Work Glossary*,    Processwork Institute Portland 2020)[2]. Il rappelle que chaque rêve, chaque tension, chaque symptôme est une porte d’entrée vers une part encore inconnue de notre être. Mais il insiste aussi sur la nécessité de ne pas s’y perdre. Le rêve, en Processwork, n’est pas une fuite, c’est une information. Il ne s’agit pas d’y demeurer, mais de l’intégrer dans la conscience du moment présent, au service d’une plus grande fluidité dans la réalité de la vie.
Dans le travail sur les rêves, Mindell nous apprend à ne pas les interpréter, mais à les vivre. À se confronter à eux, littéralement. Revivre les gestes, les émotions, les sensations du rêve ; donner voix aux personnages, même à ceux qui nous effraient ou nous répugnent ; écouter leur message, qui souvent parle de notre bord — cette frontière subtile entre ce que nous connaissons déjà de nous-mêmes et ce que nous n’osons pas encore devenir. Se confronter au rêve, c’est oser rencontrer ce bord, sans le franchir trop vite ni s’y installer. C’est un travail de danse, pas de conquête.
Dans un rêve, comme dans un conflit, chaque polarité porte une énergie nécessaire. Mindell souligne que les parties exclues de notre conscience reviennent sous forme de problèmes, de symptômes ou d’ennemis [3]. Ainsi, la confrontation avec les figures du rêve est déjà une confrontation avec la réalité: celle de notre champ intérieur. Le rêve nous confronte à ce que nous avons délaissé, à ce qui cherche à entrer dans la lumière du jour.

Mais il existe un piège subtil: celui de rester dans le rêve, de s’y réfugier pour éviter la résistance du réel. C’est une dérive courante dans la conduite de projets ou dans la vie spirituelle. Le rêve devient alors un abri imaginaire, un espace où tout est possible, sans que rien ne soit éprouvé. On entretient la vision sans l’éprouver dans la matière. On s’entoure de paroles inspirées, de symboles, d’intuitions, sans accepter que la réalité oppose sa lenteur, sa gravité, sa dureté parfois. Alors, la confrontation, lorsqu’elle finit par se produire, surgit sous forme de désespoir : le rêve s’effondre sous le poids du réel, et l’on croit que la réalité a trahi la vision. En vérité, c’est nous qui avons oublié de dialoguer avec elle.
Le Processwork offre une boussole pour naviguer entre ces mondes. Mindell parle de trois niveaux de réalité: la réalité consensuelle (le monde tangible, des faits, des contraintes, des accords partagés), le “dreamland” ou le monde du rêve (le monde des émotions, des symboles, des dynamiques de champ), et l’essence (le niveau d’unité, d’expérience directe du flux du Tao). Le praticien apprend à se déplacer entre ces niveaux, à écouter ce que chacun a à dire. Un rêve sans ancrage dans la réalité commune devient fantôme; une réalité sans ouverture au rêve devient prison. La confrontation créatrice consiste à laisser ces niveaux se parler, à reconnaître leurs vérités respectives.
Mindell écrit que si nous nous identifions trop à notre rêve, nous perdons le contact avec la terre, et si nous nous identifions trop à la réalité, nous perdons l’âme: le processus est le mouvement entre les deux (idée développée dans *S’assoir au Coeur du feu *, Interéditons 2022 ). Ce mouvement demande du courage: celui d’affronter la friction, la lenteur, la peur de perdre. C’est là que l’attitude taoïste, si centrale dans l’approche de Mindell, prend toute sa valeur. Ne pas forcer, ne pas s’accrocher, ne pas fuir: suivre le flux du moment, même lorsqu’il nous bouscule. Dans la confrontation, il ne s’agit pas de gagner ou de dominer, mais de se laisser transformer par ce que la vie nous présente.
Dans la conduite de projets, cette tension entre rêve et réalité est constante. Un projet naît souvent d’un rêve : une vision d’harmonie, de transformation, d’avenir. Mais il ne se réalise qu’à travers la confrontation avec le réel : les contraintes, les relations, les institutions, les résistances. Quand nous évitons cette confrontation — par peur du conflit, du rejet ou de la perte — le rêve devient illusion, et l’énergie se retourne contre nous. Le découragement, la désillusion ou le cynisme sont souvent les signes que nous avons trop longtemps retardé la rencontre avec la réalité. Mindell dirait que nous avons oublié de suivre le feedback du champ. La réalité, dans sa résistance, nous parle. Elle ne nie pas notre rêve, elle le met à l’épreuve pour l’affiner.
Se confronter à la réalité, ce n’est pas abandonner le rêve, mais le laisser mûrir. C’est accepter que la forme visible d’une vision soit parfois différente de ce que nous avions imaginé. C’est aussi reconnaître notre rang dans le processus : la position, les privilèges, la force ou la vulnérabilité que nous apportons dans le champ. Trop de rang, et le rêve peut devenir imposition. Trop peu de rang, et il reste murmure impuissant. L’art est d’ajuster sans cesse la posture, d’apprendre à écouter les signaux faibles du monde, y compris ceux qui contredisent nos attentes.

Le désespoir lui-même, dans cette perspective, n’est pas un échec. Il est un passage : un moment où le moi cesse de vouloir contrôler le processus, laissant la nature reprendre la main[4] . Traverser le désespoir, c’est descendre sous le rêve pour rencontrer l’essence : ce lieu où la vision et la réalité se rejoignent dans une conscience plus vaste. Là, il n’y a plus de lutte entre ce qui “devrait être” et ce qui “est”. Il y a mouvement, respiration, émergence d’une autre forme, plus juste, plus vivante.
L’art de la confrontation, selon Mindell, est donc une pratique de conscience. Elle requiert présence, humilité, courage et humour. Elle consiste à tenir ensemble les polarités sans s’identifier à l’une contre l’autre : le rêve et la réalité, l’espoir et la désillusion, la fluidité et la structure. Le Tao ne choisit pas un côté : il circule à travers les deux. Cette attitude traverse l’ensemble de son œuvre.
Rêver, dans cette perspective, n’est pas s’évader du monde, mais l’aimer assez pour en percevoir les dimensions invisibles. Se confronter à la réalité, ce n’est pas la subir, mais la servir en conscience, en lui apportant la clarté du rêve. Entre les deux, il y a le processus : ce mouvement d’ajustement permanent où la conscience s’élargit à mesure que nous acceptons de ne pas tout maîtriser.
Là où le rêve non confronté se fige en illusion, et la réalité non rêvée s’éteint en mécanisme, le Processwork trace un chemin d’équilibre. Confronter rêve et réalité, c’est rendre le monde plus conscient de lui-même. Et c’est peut-être cela, au fond, la tâche du praticien : devenir ce lieu de rencontre où la vie peut se regarder, se parler, et continuer à rêver — mais cette fois, les yeux ouverts.

Pierre Vuarin

06/11 /2025

[1] d’après Mindell, *Dreambody*, Humanics, 1982.

[2] https://www.processwork.edu/processwork-glossary/

[3] voir *S’assoir au coeur du feu “, Intereditions. 2022

[4] voir *Processmind*, Quest Books, 2010

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