Les Dialogues en Humanité existent depuis vingt ans. Cette année, ceux-ci se dérouleront dans une période qui cristallise des crises, géopolitique, environnementale, démocratique, sociale qui contribuent à rendre la situation toujours plus complexe. Cette initiative a l'immense intérêt de proposer et de réaliser une convergence d'expériences, de méthodes et de tentatives variées visant à transformer les énergies humaines qui alimentent et entretiennent les conflits dans le sens de dynamiques constructives. Elle créée un espace sous les arbres du Parc de la Tête d'or, où l'expression des imaginaires, des émotions, des corps, de la nature côtoient ou prend le pas sur l'expression orale. Ces Dialogues créent les conditions de la rencontre, de manière ouverte, pour un public large. Ceci est précieux.
Les types de conflits et leurs liens
Cette année, il est proposé d'aborder la question de la transformation des conflits afin d'éviter les violences et les guerres. C'est presque un présupposé qui est mis en discussion, en confrontation avec les expériences et les acquis portés par de nombreuses organisations qui se sont mobilisées sur ces questions, depuis des années.
Mais de quels conflits parlons nous ? Nous pouvons considérer les conflits comme des moments de confrontation aussi bien de deux parties de nous mêmes (conflits internes), avec une personne (conflits interpersonnels), dans les collectifs, les communautés (les conflits de groupe), les conflits dans les sociétés et avec les sociétés (les conflits du monde). En prenant en compte ces différents types de conflit, nous pouvons considérer qu'ils font partie intégrante de nos vies. « Nous sommes le résultat des conflits que nous avons traversés, individuellement et collectivement » nous dit Maurice Brasher1. Il y a souvent, une tendance à traiter ces différents types de conflit, de manière séparée. Mais d'autres2 considèrent qu'il y a beaucoup de liens entre ces différents niveaux de conflits et qu'il faut en prendre conscience pour pouvoir les transformer. Plusieurs ateliers et agoras sur les conflits internes aux personnes et leurs liens avec les autres niveaux et avec le monde sont programmés.
Fuir ou affronter les situations conflictuelles
L'autre question ouverte par les Dialogues en humanité est celle de comment transformer les conflits afin d'éviter les violences et les guerres. Là, nous touchons à un point sensible car il existe des chemins variés et de possibles points de désaccord..
Déjà, le fait de considérer que nous pouvons transformer les conflits de manière constructive et positive constitue un 2 ème présupposé fort. En effet, de manière courante, nous entendons de nombreuses personnes qui professent qu'il faut plutôt éviter les conflits. Ici, il est proposé de se confronter aux conflits afin de les transformer. Il est considéré qu'ils peuvent être transformés positivement et qu'en plus, ceci peut permettre d'éviter les explosions de violences et de guerres. Mais Henri Laborit dans son livre de référence « L'éloge de la fuite » nous indiquait plusieurs attitudes humaines possibles, dans certaines circonstances, et en particulier celle de la fuite. Miguel Benasayag et Angélique del Rey ont développé, plusieurs années plus tard, l'autre pôle de cette polarité dans leur livre « L'éloge du conflit »3. De son côté, Arnold Mindell auteur de « Sitting in the fire » » traduit récemment en français4 développe dans ce livre majeur comment « S'asseoir au cœur du feu » mais aussi de quelles manières et avec quelles compétences le faire. Donc, les circonstances dans lesquelles rentrer dans un conflit et dans lesquelles il est essentiel de le fuir avec intérêt et efficacité reste une question à considérer.
Les manières de transformer les conflits
Et si nous désirons transformer ces différents types de conflit, comment le faire ? Le champ des pratiques est étendu. Nous aurons, à l'occasion des Dialogues en humanité, l'occasion de rencontrer des organisations porteuses de démarches, de méthodes, d'expériences variées. Et il en existe. La Communication Non Violente (CNV)5 a ouvert la voie en France. Elle a mis en évidence, en particulier, l'importance de l'accueil de ses émotions, l'expression de ses ressentis et de ses besoins fondamentaux pour tenter de transformer les conflits interpersonnels. Elle a acquis une présence réelle en France. Thérapie Sociale6 en considérant les maladies sociales et les manières de les traiter de manière active, sans éviter les conflits et en travaillant aussi sur les violences constitue une référence en France mais aussi dans de nombreux pays où elle intervient. Approche et Transformation Constructives des Conflits (ATCC)7 a développé en Allemagne et en France une école de pratiques et de formation qui considère que les conflits sont aussi des opportunités de changement. Elle développe un dispositif de formation pour apprendre et pratiquer une approche systémique des conflits. Le Communauty Organizing8 créé par Saul Alinsky aux USA a mis des années pour traverser l'Atlantique. Il constitue une démarche présente dans les luttes sociales, en particulier urbaines, favorisant la construction de conflits transformateurs de situations vécues comme injustes et affectant la vie des communautés. « Processwork /Démocratie Profonde »9 créé par Arnold Mindell (USA) est présent dans plusieurs continents. Cette démarche propose des « processus de vie facilités » incluant l'expression du maximum d'acteurs, de rôles présents ou fantômes. Ces « processus facilités » visent à développer la conscience individuelle et collective de ce qui se vit dans ces conflits. Ceux-ci ouvrent à de possibles processus de changement. L'Ecole de la Paix (Grenoble) développe et soutient des démarches de construction de la paix dans de nombreux pays (Colombie en particulier) en n'oubliant pas le rôle des forces armées. Elle cherche à aussi à construire l'ingénierie sociale visant le « Vivre ensemble »10. L'Université Internationale Terre Citoyenne (UITC)11 soutient et promeut la formation de leaders sociaux en s'appuyant sur une « pédagogie de la résilience et du changement » qui inclue les approches des conflits.
La place des dialogues dans la transformation des conflits
Une autre question me semble importante à considérer : celle de la place du dialogue (dans son sens général) dans la transformation des conflits. Dans le titre même des « Dialogues en humanité » et dans la réalisation de ceux-ci, depuis vingt ans, est mis en avant l'importance de créer les conditions de réels dialogues.
Une personne qui participe à l'organisation des Dialogues en humanité me disait, il y a quelques jours, que « le dialogue » est l'ADN des « Dialogues en humanité ». Mais une question importante est de savoir si le dialogue constitue la clé universelle à mettre en avant dans toutes les situations de tensions, de conflits pour arriver à les transformer de manière constructive. Je pense qu'une partie des personnes présentes aux Dialogues en humanité soutiennent cette position. C'est une position que l'on retrouve aussi dans la société. D'autres pensent que les dialogues bien conduits, sont des puissants générateurs de changement12. Encore faut-il en créer les conditions ! Des ateliers y seront consacrés. Ceci constitue un pôle important et intéressant de ce débat. L'autre pôle de cette controverse ne nie pas l'importance du dialogue, mais insiste sur le fait de resituer le dialogue dans les phases d'un conflit. Pour se repérer dans les conflits, Arnold Mindell, met en évidence quatre phases : Phase 1, celle où l'on n'a pas envie de voir un conflit. On le nie, on l'évite. Phase 2. Le conflit explose avec la prise de position des parties, avec des rapports de force, des rapports de rang et de privilèges. Phase 3. C'est le moment où l'on accepte d'explorer la place de l'autre et réciproquement. C'est le moment du dialogue. Il se construit des éléments d'accords possibles. Phase 4. C'est la situation où l'on a établi une bonne relation avec tous les éléments de l'écosystème qui nous entoure. Ceci correspond à une situation d'harmonie et de paix. Selon Arnold Mindell, la phase 2, où le débat, le conflit explose, avec une expression forte des positions n'est pas à éviter. L'éviter, c'est nier la potentielle énergie transformatrice contenue dans le conflit. L'expression des points de vue qui peuvent s'exprimer, sous forme brouillonne ou argumentée, a l'intérêt de faire émerger des informations nouvelles qui étaient souvent voilées ou inconnues, de révéler des rôles cachés très importants pour la compréhension d'une situation. Ceci peut aussi permettre de mettre en évidence l'importance des ambiances, des « airs du temps » qui agissent sur les conflits (#metoo, covid, la guerre en Ukraine et bien d'autres influences..).
Dans certaines circonstances, le dialogue proposé peut permettre de mieux informer les partenaires impliqués dans un conflit. Il peut être alors bénéfique. Mais, dans d'autres circonstances, la recherche du dialogue pour le dialogue peut conduite à l'échec, à l'évitement de la confrontation ou à l'enterrement d'un conflit pendant quelques temps. Ces situations peuvent créer les conditions d'une résurgence plus tardive de ce conflit sous une forme plus forte et même violente. Et ceci est valable dans tous types de conflits (internes, interpersonnels, de groupes, dans le monde). Au niveau international, nous avons en tête aujourd'hui, ce qui s'est passé il y a quelques années dans le rapport des pays européens, des USA et de nombreux autres pays avec Poutine. Pendant plusieurs années, la voie du dialogue sans autre type d'action a été alors privilégiée. Elle a aussi été accompagnée par une attitude de renoncement à différents engagements. De fait, on a laissé l'occupation de parties de l'Ukraine se réaliser. Au nom du maintien du dialogue, il a été alors recherché d'éviter les dérapages, les confrontations... Nous sommes restés dans un soi disant dialogue...avec les conséquences que l'on connaît.
Et pourtant la phase du dialogue est importante dans le cycle d'un conflit. Elle est essentielle dans l'ensemble d'un processus de transformation d'un conflit. Quand aura lieu un réel dialogue entre l'Ukraine et la Russie ? Il y aura peut être un accord pour arrêter la guerre, temporairement, sur la base d'un rapport de force établi. Mais la situation de conflit larvé serait toujours présente prête à rebondir sous forme violente. Il est à espérer que de véritables dialogues entre les peuples, leurs représentants viendront. Mais ceci demandera des changements, beaucoup d'initiatives et de nombreuses années.
Le moment de la conflictualité me semble donc à considérer avec beaucoup plus d'attention comme phase importante dans la transformation des conflits.
Conflictualité, dialogue et « université des conflits » dans la préparation des Dialogues en humanité
La préparation des Dialogues en humanité, avec une équipe organisatrice ouverte, constitue un moment révélateur de la place que l'on attribue aux phases de la conflictualité et du dialogue dans la transformation des conflits. Le fait de parler « d'université des conflits » ou de proposer des « forums ouverts facilités » avec une démarche comme Processwork/ Démocratie Profonde font débat. En effet ce terme et/ou ce type de démarche portent aussi l'attention sur la phase de conflictualité. De fait, cette position et ces pratiques rentrent en opposition avec l'idée de considérer « le dialogue » comme réponse première et centrale à tout possible conflit dans la société. Ces questions vont avoir l'occasion de s'éclaircir et de s'approfondir au cours de la préparation et de la réalisation des Dialogues en humanité de juillet prochain. Ce sera une bonne chose, une preuve que les Dialogues en humanité sont un lieu de vie capables de proposer et de traverser des débats sur le fond et dans la forme et de pouvoir en sortir renforcé.
Des enjeux politiques majeurs à porter collectivement
Dans un moment de transition du réseau/archipel international « Dialogues en humanité », ses animateurs et en particulier ses co-créateurs Genevieve Ancel, Patrick Viveret, Siddartha, ont proposé de mettre ces importantes questions en débat et de créer les conditions d'accueil pour ces démarches variées et nouvelles. Ceci constitue une belle tentative qu'il me semble important de relever.
En tous les cas, le fait que des organisations qui ont une longue expérience en matière de transformation des conflits puissent être présentes ensemble dans l'espace des Dialogue en Humanité constitue une grande première en France.
Je pense que nous avons une responsabilité citoyenne et politique de favoriser d'autres convergences et en particulier de peser collectivement, pour qu'un temps minimum d'une semaine soit consacrée à l'école primaire, au collège, au lycée, à l'université, au service national universel, dans la formation permanente, au développement de l'intelligence émotionnelle, relationnelle et de capacités pour mieux faire face aux conflits de toute nature que chacun, chacune peut rencontrer dans sa vie. L'introduction à grande échelle de ces formations dans les systèmes éducatifs m'apparaît comme un enjeu politique majeur en France mais aussi dans tous les pays du monde.
Pierre VUARIN
Pdt du conseil de l'Université Internationale Terre Citoyenne,
Formateur en ATTC, facilitateur Processwork/Démocratie Profonde,
Participant à la préparation des Dialogues en humanité en particulier dans la dynamique « Université des conflits »
1Introducteur de Processwork en France. Directeur EFPW(Ecole française Processwork)
2Cf L'Ecole Française de Processwork (EFPW) Cf. Sophie de Bryas, Denis Morin, Philippe Bazin. Introduction à la pratique du Processwork . Du conflit à la coopération. Interéditions.
3Miguel Benasayag, Angélique del Rey, Eloge du conflit. La découverte.
4Arnold Mindell « S'asseoir au cœur du feu » .Comment le processwork transforme le conflit en force de changement . Interéditions
5https://cnvformations.fr/
6https://www.institut-charlesrojzman.com/fr/therapie-sociale
7http://atcc-institut.fr/
8https://alinsky.fr/
9https://processwork.info/
10https://www.ecoledelapaix.org/wordpress/
11https://uitc.earth/
12David Brohm. Dialogue Editions Eyrolles.