Produire de l’intelligence collective
Ce fut un véritable moment de « colligence » : produire de l’intelligence collective à partir de la rencontre, l’échange d’expériences et comprendre comment des communautés affrontent, traversent et transforment des conflits d’usage autour des ressources naturelles. L’horizon choisi était l’étang de Thau, vaste lagune méditerranéenne de près de 6 000 hectares au pied du Larzac, marquée depuis un siècle par des tensions récurrentes entre activités économiques, pratiques récréatives et exigences écologiques. Autour de la table, les participants ont mis en regard des terrains variés : Bretagne et préservation de la pêche à pied, Larzac et gestion du foncier par la SCTL, conflits urbains à Grenoble, démarches de transformation de conflits au sein d’associations ou d’entreprises – qu’elles soient ou non directement liées aux ressources naturelles.
Une premiere rencontre Thau/ Larzac
Dès l’ouverture, François Liberti rappelle la profondeur des liens entre Thau et le Larzac : « Dans la fin des années 1970, j’étais maire de Sète et mon adjoint nous a proposé de nous jumeler avec Pierrefiche, un village du Larzac participant à la résistance contre un projet d’extension du camp militaire. J’y suis monté. Ce fut un moment fort de rencontre ». Ex-pêcheur devenu ostréiculteur, ancien maire et député (PCF), François Liberti[ii] a, avec d’autres, porté la bataille de 1968 qui transforma la situation conflictuelle autour de la lagune. À cette époque, l’ostréiculture se développait de façon anarchique et, pour beaucoup de pêcheurs, entrer dans la conchyliculture paraissait peu désirable, presque moins « passionnant » que la pêche. La formule de Charles Archimbeau, pêcheur à Bouzigues, dit pourtant l’ambivalence du moment : « D’accord, la pêche apporte toujours du pain — j’en sais quelque chose —, mais le parc, lui, apporte le morceau de brioche. »
Les pêcheurs en situation difficile
L’essor désordonné des parcs conchylicoles grignotait progressivement les zones de travail des quelque 850 pêcheurs vivant de la lagune. Parallèlement, des viticulteurs et des professions libérales investissaient l’ostréiculture, tandis que la pêche de plaisance s’étendait et occupait l’espace. « Le pêcheur a toujours été le parent pauvre », résumait alors René Corre, ancien prud’homme major de l’étang. À la frustration sociale s’ajoutait un risque écologique : la prolifération non régulée d’installations pouvait étouffer la
lagune en empêchant la bonne circulation d’une eau chargée de plancton.
La révolte de Mai 1968 et les grands changements
Dans le souffle de mai 1968, après une maturation engagée dès 1961, les pêcheurs passent à l’offensive. Les travailleurs bloquent des entreprises et le port de Sète ; les marins et pêcheurs, eux, réclament des concessions, occupent les bureaux des Affaires maritimes et opposent à un plan initial restrictif une nouvelle répartition de l’espace. Leur obstination paie : ils obtiennent 340 concessions et 680 plans d’eau – les fameuses « tables » – sur 85 hectares. Le geste décisif survient l’année suivante. Plutôt que de distribuer ces concessions individuellement, les acteurs décident de les confier à une structure collective. « Laisser les potentiels concessionnaires se déchirer et peut-être brader ensuite leurs acquisitions en les négociant pour un éphémère pactole financier poussa les dirigeants syndicalistes à élaborer une association coopérative capable de donner aux adhérents jouissance pleine et entière d’un bien qu’ils ne pourraient pas dilapider », expliquera plus tard Antoine Balso, premier président. En 1969 naît ainsi la Coopérative des Cinq Ports, avec environ 300 adhérents.
L’invention de baux de carrière coopératif
Ce choix engage un véritable « remembrement » de la lagune et, surtout, entérine un principe : l’accès à l’espace conchylicole se fera collectivement et non plus individuellement. Rien d’évident, car l’État ne souhaitait pas au départ renoncer au régime d’attribution individuelle des tables. La victoire politique, sociale et juridique de 1969 fonde un modèle original : la concession est portée par la coopérative, qui alloue les emplacements aux sociétaires. On passe de la logique de propriété privative à une propriété d’usage mutualisée. L’espace productif est soustrait à la spéculation et la porte s’ouvre à des pêcheurs jusque-là sans titre. Le cœur battant du modèle est le « bail de carrière » coopératif : le sociétaire exploite ses tables durant sa vie professionnelle, puis les restitue à la coopérative à la retraite, qui les réattribue à un autre. En abaissant la barrière à l’entrée – grâce à un capital progressif remboursé à la sortie – ce mécanisme sécurise la transmission et empêche la privatisation des emplacements. Du point de vue des producteurs, l’esprit en est limpide : « On n’a pas un gros investissement à faire pour acheter des tables ; quand on arrête, on les rend et c’est tout. C’est rassurant », dit Fanny Vidal, ostréicultrice à Marseillan. Et Kévin Henri, conchyliculteur à Sète, de souligner l’autre versant : « La coopérative, c’est la sécurité (…) mais il y a plein de problèmes à résoudre : qualité des eaux, pression de la plaisance… »
Au fond, la solution coopérative institue un commun productif. La concession est portée collectivement ; l’attribution des plans d’eau suit des règles connues ; la rotation des droits d’exploitation est assurée ; les dérives spéculatives sont contenues. Ce commun stabilise la profession, diversifie l’accès au métier et préserve l’espace lagunaire.
La parallèle avec la SCTL du Larzac
Le livre Bassin de Thau. Une histoire coopérative — Les Cinq Ports, une expérience unique en France (Éd. Mémoires & Territoires) a d’ailleurs rapproché explicitement cette expérience thauviène de celle, plus tardive, de la Société Civile des Terres du Larzac (SCTL). Sur le plateau, en 1981, la SCTL[iii] signe avec l’État un bail emphytéotique de 99 ans (6 800 hectares) et délivre des baux de carrière aux paysans : usage garanti sur la durée de la carrière, restitution au collectif à la retraite. Dans les deux cas, le principe commun saute aux yeux : conserver le foncier productif dans un commun – lagunaire ici, agricole là – et organiser la transmission en évacuant la spéculation.
Ce modèle a produit des effets structurants. Il a élargi l’accès au métier et favorisé une certaine mixité sociale dans la filière, en permettant à des pêcheurs de devenir ostréiculteurs. Il a enraciné la profession dans un imaginaire territorial fort : l’identité paysagère des tables, les mas conchylicoles, la renommée des huîtres de Bouzigues et un rayonnement touristique singulier. Et il a consolidé une représentativité collective qui fait aujourd’hui encore référence en France pour la gestion d’une lagune productive.
Les fortes turbulences de la période actuelle autour de l’étang de Thau
Reste que l’étang de Thau traverse, depuis plusieurs années, une zone de fortes turbulences. Sur le plan sanitaire, les fermetures administratives – on pense notamment à l’épisode norovirus de fin 2022 – ont entraîné des pertes économiques considérables, souvent au pire moment du calendrier commercial. Sur le plan écologique, la lagune a subi en 2018 une « malaïgue » spectaculaire : une anoxie liée à une canicule marine a tué 100 % des moules (environ 1 218 tonnes) et un tiers des huîtres. Or les canicules marines se multiplient en Méditerranée, et l’on sait que les moules deviennent très vulnérables dès 28 °C : affaiblissement enzymatique, hypoxie, baisse des performances de croissance. La culture des moules en lagune en est drastiquement limitée ; les palourdes, elles, ont pratiquement disparu. Par ailleurs, la baisse des précipitations, l’évaporation accrue et l’urbanisation réduisent les écoulements d’eaux douces et de nappes qui apportent les nutriments vers la lagune. Résultat : l’alimentation trophique du phytoplancton devient plus erratique, avec des creux au mauvais moment.
La fragilité de la coopérative des cinq ports et de la production dans l’ensemble de l’étang
À ces défis s’ajoutent des fragilités de gouvernance. Denis Regler, directeur de la Coopérative, nous a présenté l’histoire exceptionnelle des Cinq Ports, mais aussi les difficultés accumulées : sous l’effet des crises, nombre d’adhérents se sont retrouvés en situation tendue et n’ont pas toujours pu cotiser au capital coopératif. La situation financière réclame davantage de rigueur et, au-delà, une amélioration des conditions générales de production autour de l’étang de Thau. La crise spécifique de la production de moules concentre ces enjeux : avec la recrudescence des épisodes chauds, la ressource souffre et se raréfie ; certains conchyliculteurs terminent l’élevage de moules d’Espagne dans la lagune et les revendent, signe d’une production locale affectée en profondeur.
Des idées et des engagements pour l’avenir
Face à cela, des idées circulent. Des acteurs plaident pour une contribution plus importante de la rivière Hérault à la lagune ; d’autres suggèrent de retenir plus durablement une partie de l’eau de mer entrant dans l’étang afin de favoriser des blooms planctoniques. L’argument est connu : l’eau méditerranéenne apporte nutriments et oligo-éléments utiles au renouvellement planctonique, indispensable à la conchyliculture comme à la pêche. Sur le terrain, nous avons rencontré des ostréiculteurs et des ostréicultrices mobilisés, soucieux de produire des huîtres de qualité et d’initier les enfants – et plus largement les citoyens – à la vie biologique de la lagune. Malgré la rudesse du moment, ces gestes de transmission nourrissent l’espoir d’un rebond.
Le problème de la transmission des exploitations ostréicoles
Reste un point sensible : la transmission et la reprise des exploitations. Béatrice Pary, au Syndicat mixte, comme de nombreux acteurs du bassin, exprime son inquiétude : sur dix exploitations quittées, seules trois ou quatre sont effectivement reprises. Les obstacles résident autant dans la dureté du contexte productif que dans l’aval de la filière : difficultés de commercialisation, logistique, agencement de circuits courts. Sylvie Mimosa, qui a contribué à l’organisation de ces journées, ajoute une note paradoxale : des jeunes se forment à la biologie, maîtrisent les bases écologiques de la lagune, mais reprennent encore trop peu d’exploitations ostréicoles.
Le croisement des savoirs, utile pour avancer ?
Comment, dès lors, traverser cette crise ? L’énergie est là, palpable, tout comme la conviction de nombreux acteurs. Mais la difficulté demeure de réunir tout le monde autour d’une trajectoire partagée. L’appel récurrent aux chercheurs est légitime : leurs apports sont indispensables. Pourtant, l’expérience de Thau – comme celle du Larzac et d’autres territoires suggère qu’une mobilisation croisée de savoirs et de connaissances variés, portés par des acteurs différents, est souvent ce qui permet de faire émerger les solutions les plus pertinentes et durables.
Un temps de rencontre sur le Larzac
C’est pourquoi le renforcement du lien Larzac / étang de Thau apparaît fécond. Plusieurs participants ont exprimé le désir de mieux connaître la gouvernance foncière du plateau, d’échanger sur les baux de carrière, d’explorer des voies d’innovation dans la relation à l’État et aux partenaires. L’idée d’un temps de rencontre sur le Larzac a émergé : non pas pour plaquer un modèle sur un autre, mais pour confronter deux expériences de communs – l’une lagunaire, l’autre agricole – et interroger ensemble les adaptations possibles dans un monde désormais travaillé par les chocs climatiques, les risques sanitaires et les tensions d’usage. En ce sens, la Coopérative des Cinq Ports, précurseuse de la SCTL par son intuition fondatrice, demeure un repère. Elle rappelle qu’il est possible d’inventer des institutions de partage – concession collective, bail de carrière, gouvernance par les usagers – qui rendent à la fois vivable un milieu fragile et vivable la vie de celles et ceux qui en dépendent.
Pierre Vuarin
Pdt de l’UITC et membre du CA Maison du Processwork
[i] Maison du Processwork https://processwork.info/
[ii] Francois Liberti « Au service de l’humain » Ed Arcane 7
[iii] https://larzac.org/accueil/un-territoire-organise/gestion-fonciere/sctl/