Pierre VUARIN

Socio créateur. pdt de l'université Internationale Terre Citoyenne (UITC)

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Billet de blog 21 novembre 2022

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Epibrer toujours épibrer

"Epibrer" a pour origine symbolique la démarche du paysan pour comprendre l’état d’un épi de maïs et envisager ce qu’il va faire dans les jours à venir. J'en ai déduit et créé un concept pour aborder les situations complexes. Edgar Morin a repris ce concept en précisant "qu'épibrer est exactement la connaissance complexe qui considère tous les aspects d'une même chose".

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« EPIBRER toujours EPIBRER »

Histoire d’un concept

Le verbe "épibrer" a pour origine symbolique, le geste et la démarche du paysan pour observer, comprendre l’état d’un épi de maïs dans un champ et envisager ce qu’il va faire dans les jours et les semaines à venir.

Celui-ci observe la couleur de l’épi et des feuilles qui peuvent l’entourer. Ceci peut constituer un moyen d’appréciation de sa maturité. Le paysan regarde l’épi sous ses différentes faces. Il regarde aussi sa forme et sa grosseur. Il observe l’ensemble des grains mais aussi particulièrement certains, afin d’apprécier l'état général de l'épi. Il touche les grains de l’épi afin de sentir leur fermeté. Il utilise son odorat afin de percevoir l’état de fraîcheur de la plante et de son fruit. Il regarde le rachis sur lequel se répartissent les grains. Il observe l’ensemble de la plante de maïs, sa taille, les feuilles, leur état d’humidité ou de sécheresse. Il compare la situation de cet épi à celle des autres épis qu'il a observés dans d'autres champs qui ont une qualité de sol différente et où il est intervenu avec un travail de la terre réalisé différemment. Il se rappelle à quel moment il a semé ce champ en comparaison aux autres années. Il se remet en mémoire le niveau de pluviosité de ce début d’année. Il apprécie la différence de rendement apparent par rapport aux résultats des autres années qui avaient été confrontées à des conditions climatiques différentes. Il essaye de comparer l’état actuel de cette variété de maïs par rapport à celles qu’il a utilisées les années précédentes. Le paysan est aussi particulièrement attentif à tous les éléments nouveaux qui peuvent apparaître : couleur, état particulier de la plante, de la terre...tout cela en faisant le lien avec ce qu'il a observé chez ses voisins, ce qu'il entendu et lu sur les tendances actuelles. C'est aussi une manière d'être attentif à ce qui émerge de nouveau dans cette situation pour le prendre en compte dans son action future.

Il se demande en fonction de tous ces paramètres et avec l’avancée du calendrier de l’année, s’il va attendre les pluies du début de l’automne ou s’ il va arroser ce champ. Il désire voir les prochains bulletins météo, pour prendre sa décision. Il envisage la date où il pourra récolter son maïs. Mais cela dépendra aussi du temps futur et du réchauffement climatique qu'il a aussi perçu ces dernières années. Il envisage aussi son temps de travail disponible dans le futur et les choix qu'il aura à faire.

Cette action, cette démarche de compréhension montrent bien de manière symbolique la nécessité d’observer, sur plusieurs aspects, sous différents angles, de sentir en mobilisant ses différents sens, un végétal mais aussi toute une situation, en prenant en compte les actions et rétroactions de différents acteurs et facteurs dans le temps passé, présent et aussi possiblement dans le futur. C'est une démarche de compréhension mais aussi d'action (sentir, presser l'épi.) qui permet d'accéder à certaines connaissances.

Cette attitude d’épibrage du maïs est commune à beaucoup de paysans dans le monde quand ils sont confrontés à la conduite d'une ou plusieurs cultures et aussi à de nombreuses situations complexes qui combinent de nombreux facteurs à prendre en compte. Plusieurs noms, expressions dans différentes langues du monde expriment cette attitude, cette pratique.

 En 1987, Pierre Vuarin a créé et élargi l'utilisation de ce concept « d'épibrage » parce qu'il a trouvé qu'il faisait sens pour désigner la démarche intellectuelle, d'analyse active d'une situation, d'un problème sous ses différentes facettes et dimensions afin d'apprécier la complexité d'une situation préalable à une action plus conséquente, transformatrice de la situation. Il a utilisé  ce  concept dans le cadre du Ministère de l'Agriculture en   l'introduisant dans différentes lettres et notes de service. Maxime Gotesman, un autre chargé de mission du Ministère de  l'Agriculture, a aussi travaillé à la promotion de ce concept dans cette institution et en différents autres lieux.

En décembre 2001, à Lille, à l'occasion de l'Assemblée de l'Alliance pour un Monde Responsable et Solidaire, ce concept a été proposé et réutilisé par Pierre Vuarin et Koliyang Palebele (responsable paysan du Tchad). Il a été réutilisé en différentes occasions depuis.

Aujourd'hui, dans un temps de mondialité, de mondialisation, d'interdépendance et de grande complexité des situations, il nous paraît important de reprendre ce concept afin de désigner la nécessaire démarche de rupture par rapport aux approches réductionnistes découpant les  réalités en petits bouts, sans en relier les parties, sans en voir non plus le tout. Ces démarches ignorent aussi souvent les actions multiples et variées des différents facteurs et acteurs qui peuvent intervenir dans ces situations.
Pour désigner cette démarche intellectuelle et d'action afin de connaître une situation, le verbe "analyser" même "de manière approfondie" ne peut pas exprimer cette rupture au niveau de la « praxis » et de la sémantique. Utiliser le terme "analyser de manière complexe" rend paradoxalement compliquée la compréhension de cette démarche intellectuelle qui cherche aussi à garder l'action comme moyen d’accès à la connaissance. L’utilisation du verbe "épibrer" permet de marquer une rupture sémantique. Elle permet le questionnement sur ce concept, sur cette idée.

Nous avons proposé de reprendre l'idée développée par Edgar Morin dans  son livre "La voie" (page 156). Il insiste sur le rôle de l'enseignement qui doit aider l'esprit à s'engager dans ce
 type de démarche intellectuelle. Nous avons repris l’idée développée en huit lignes dans son livre pour en déduire pratiquement,  la définition suivante pour le verbe épibrer :


Epibrer: Démarche intellectuelle mais aussi active visant à situer les objets dans leurs contextes, leurs complexes, leurs ensembles. Elle s'oppose à la tendance à se satisfaire d'un angle de vue partiel, d'une vérité partiale. Développer une connaissance à la fois analytique et synthétique qui relie les parties au tout et le tout aux parties. Chercher à saisir les relations mutuelles, les influences réciproques, les inter-rétro-actions.

Edgar Morin a repris ce concept (11/7/2022) en précisant "Qu'épibrer, c’est exactement la connaissance complexe qui considère tous les aspects d'une même chose".
On peut donc épibrer sur ou autour d'un thème, d'une question, d'une situation. Pour le nom désignant cette démarche d’épibrer, nous utilisons « l’épibrage ».

 Concernant la traduction dans les différentes langues européennes et internationales, nous avons adopté les traductions suivantes :

 Epibrer en français

Epibrar en espagnol

To epibrate en anglais  (epibration exprime la démarche)

Epibrieren en allemand

Epibrien en esperanto

  Pierre Vuarin

10/07/2022

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