« Nous sommes le produit des conflits que nous avons traversés » nous dit Maurice Brasher. Nous pourrions dire aussi que « les communautés, les sociétés actuelles sont le produit des conflits qu’elles ont traversés ». Ceci est souvent oublié. Les questions de conflit occupent pourtant l’espace intime, publique, médiatique. Elles sont un champ de préoccupation constant. Mais, en même temps, nous pouvons constater qu’elles sont, de fait, ignorées dans le champ de la réflexion, de la formation initiale ou continue. Il y a une forme de séparation, de sérialisation qui est réalisée dans les universités et dans les lieux de production de savoirs entre les conflits internes aux personnes, les conflits interpersonnels, les conflits de diverses natures dans les communautés, les entreprises et ceux dans et entre les sociétés.
Rien n’est réellement expliqué, travaillé autour des conflits vécus par les enfants, par les adolescents, les adultes. Chacun, chacune se débrouille dans son coin pour faire face aux situations conflictuelles très diverses qu’ils rencontrent dans le cours d’une vie. Dans les écoles, collèges, lycées, universités on peut entendre le « leit motiv » « Connais toi toi même ? » (Socrate). Mais qu’apprend t-on à l’école, au collège, au lycée, à l’université, concernant nos ressentis, nos émotions, les situations conflictuelles dans lesquelles nous sommes impliqués. Rien n’est réellement travaillé et enseigné sur le fonctionnement humain individuel, collectif ? Rien ou très peu de chose. Il existe un véritable « trou noir » dans tous les systèmes éducatifs. Pourquoi ce grand oubli ? C’est une question qu’il me semblerait important d’approfondir.
- Est-ce la peur de toucher à quelque chose de très sensible qui pourrait se transformer dans ses formes les plus exacerbées en violences et en guerres ?
- Est-ce le fait d’aborder le domaine des désirs ? Ceux-ci sont souvent voilés, cachés, transformés en des formes diverses d’attitudes, d’actions, de réactions. La logique cartésienne étant dominante dans les lieux de savoirs et de formation, ces derniers apparaissent incapables d’aborder ces questions.
- Il me semble exister aussi une véritable faiblesse dans les sciences sociales sur ces questions.
Il y a un immense champ à explorer, à travailler afin de pouvoir partager, enseigner ce que l’on sait sur le fonctionnement humain, surtout en matière de conflit. Nous y travaillons au niveau de l’UITC (Université Internationale Terre Citoyenne)1 avec des moyens financiers et humains limités. Mais nous faisons notre part et nous désirons continuer. Dans tous les cas, les conflits internes aux humains et les conflits interpersonnels nous semblent essentiels à travailler mais en ayant conscience que ceux-ci sont en relation avec la dimensions collective des conflits.
1) les conflits internes aux personnes
Souvent, ceux-ci sont renvoyés au traitement par les psychologues, les thérapeutes, les psychanalystes. Ils sont mis dans un champ un peu séparé des conflits interpersonnels et collectifs. Pourtant, il existe toujours un lien fort entre ces différents niveaux que souligne l’Ecole Française de Processwork2. En traitant les rapports de nos conflits internes avec les relations interpersonnelles et collectives, nous pouvons découvrir des liens insoupçonnés et déterminants entre ces différents types de conflits. Un bel exemple vécu actuellement par une très grande partie de l’humanité est disponible, en ce moment, avec les conflits concernant les vaccins, les pass sanitaires en lien avec la COVID. Nous voyons bien que certaines personnes structurent leur position, avant tout, à partir de leur propre histoire et en particulier de leurs conflits internes (par exemple, s’être battu antérieurement pour ne jamais être vacciné, avoir vécu différentes situations grippales difficiles et en tirer les conséquences en matière de vaccin…). D’autre personnes peuvent construire prioritairement leur position à partir de conflits interpersonnels qui les poussent à prendre une position analogue ou inverse vis à vis d’une autre ou d’autres personnes par exemple. Des positions peuvent aussi se constituer aussi à partir de conflits en relation avec les sociétés et les responsables en place (avoir de l’aigreur vis à vis d’une société qui ne nous a pas permis de vivre ce que l’on aurait désiré, être contre tel responsable ou tendance politique, être contre le pouvoir des scientifiques, être contre tout ce qui représente l’état, ou être en faveur des politiques publiques collectives, être positif vis à vis du progrès…..) . Le plus souvent, naturellement, des liens existent entre ces trois niveaux.
Les conflits internes à soi même, les plus forts, sont souvent ceux que nous pouvons avoir entre des valeurs que nous portons et des décisions que nous avons prises ou que nous devons prendre. Actuellement, différents auteurs, médecins, psychologues mettent l’accent sur la relation entre nos corps malades et les situations de conflits internes. Le docteur Philippe Dransart est l’un de ceux qui a le plus théorisé sa pratique et les enseignements de la science et de l’expérience médicale dans ce domaine3. Le titre de l’un de ses livres est explicite « La maladie cherche à me guérir » (de mes conflits internes). L’article d’Hervé Ott paru dans la revue Yggdrasil est aussi un très bon témoignage4 de cette problématique. Le titre de son article est éloquent « La maladie comme langage symbolique de nos conflits intérieurs ». Cette évolution de la réflexion sur ces formes de conflictualité est à prolonger, à développer.
2) Les conflits interpersonnels
Nous appelons conflits interpersonnels, les conflits concrets avec des personnes physiques. Quand ils se développent dans le cadre d’un rapport hiérarchique, nous proposons de les classer dans la catégorie des conflits impliquant des structures, des organisations de la société… Mais il existe naturellement des liens.
Ces conflits interpersonnels, sont présents ou potentiels, de manière permanente, dans nos vies. Quand nous cherchons à les éviter, ils sont alors niés. Pour chacune des personnes, dans les différentes sociétés, ils ont toujours eu, beaucoup d’importance. On les retrouve dans les grands romans, dans les pièces de théâtre.
Je formulerai une hypothèse sur certaines évolutions actuelles. Avec les processus d’individualisation des individus, avec les moyens de communication abondamment utilisés (réseaux sociaux…), avec les différentes formes de confinement, les conflits sont moins vécus en présentiel, avec une réaction directe des individus. Ils sont aussi vécus à distance à travers des écrits numérisés, des expressions orales, des photos et des images, mais sans recul, sans l’expression de toutes les dimensions physiques et émotionnelles dans ces échanges (et avec pas ou peu de possibilités de sentir les différentes expressions des personnes…). Il est souvent difficile de revenir sur ce qui a été dit ou écrit . Une information, un point de vue, un jugement peut être diffusé largement avec des effets collatéraux qui peuvent atteindre profondément les personnes. Normalement, la vie prolongée dans un groupe, dans une communauté peut constituer un des creusets possibles pour le travail des conflits interpersonnels. Mais souvent, les groupes deviennent virtuels, à distance sans offrir des espaces de vie, d’expression, de travail réel sur les conflits. Néanmoins, il faut le noter, la communication à distance, bien utilisée, peut donner aussi l’occasion de quelque rattrapage.
Il y a là, néanmoins, une grande perte d’énergie qui pourrait être utilisée pour la transformation constructive de conflits. C’est un point qui me paraît à prendre en compte.
En terme de recherche en sciences sociales, je pense qu’il faut faire le constat de la marginalisation de travaux exceptionnels sur certains éléments fondamentaux du fonctionnement humain. Je pense, en particulier, aux travaux de René Girard 5qui a été considéré par différents auteurs, scientifiques et journalistes comme le « Darwin des sciences humaines ». Le fonctionnement et les origines du phénomène de bouc émissaire sont peu repris. Le désir et la rivalité mimétique qui sont au centre des relations individuelles et collectives sont largement ignorés ou seulement mis à la disposition d’une minorité de personnes. Mais ils sont, de fait, utilisés à grande échelle, de manière quotidienne, par les acteurs de la publicité, par exemple.
En quoi le partage de cette compréhension du fonctionnement humain pourrait représenter une activité subversive menaçant le pouvoir des personnes en place ? Quels sont les obstacles réels à cette appropriation collective au niveau des différentes cultures et de l’humanité ?
Il me semble que ce désir et cette rivalité mimétique sont tellement ancrés dans notre quotidien, dans nos processus de changement personnel et intégrés dans une grande variété de situations et de processus, que nous avons du mal à en parler, à les travailler collectivement. L’expression de ces désirs et cette rivalité mimétiques sont souvent voilés à un niveau individuel comme collectif. Nous en avons des exemples dans l’actualité de la concurrence politique, sportive entre des personnes très proches, avec des profils similaires, des qualités analogues et qui rentrent dans des conflits qui peuvent même se transformer en violences physiques, destructrices. 6
Ces connaissances sur les questions du fonctionnement humain, sur les conflits et en particulier les apports de René Girard apparaissent actuellement, assujettis7, dominés, marginalisés, bien qu’ils proviennent de longs processus de recherche et d’accumulation. Ils m’apparaissent devoir être remis en valeur, être travaillés à tous les niveaux de la formation des enfants, des adultes, des citoyens.
3) Les conflits dans les communautés, les organisations, les entreprises.
Concernant les communautés, les organisations, les entreprises, qu’y a t il de nouveau ? Il y aurait certainement beaucoup à dire. Je me limiterai à indiquer qu‘il y a un processus de mise à distance créé par les réseaux sociaux et les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Il se forme des communauté à distance autour de multiples thèmes. Il y a un renforcement de différentes communautés autour du sentiment d’être victime, oppressé ou exploité. Les TIC donnent l’occasion que se constitue un nouveau type de communautés politiques à distance8. C’est la tendance forte du moment. Ces mobilisations peuvent donner lieu à des manifestations conséquentes sur la toile (pétitions, multiplication des échanges, tweets…) et aussi à des manifestations dans les rues qui peuvent prendre des formes spectaculaires. (cf en particulier le mouvement « occupy » ,« black lives matter », « #metoo » qui se sont diffusés dans le monde en quelques jours...). Dans certains cas, ces mobilisations ont quelquefois des difficultés pour réaliser des changements réels (« occupy » et mouvement des places, printemps arabe..). Quand les médias parlent de ces mouvements, ceux-ci se maintiennent en place. Mais quand ils passent sous les radars des médias, ils peuvent avoir tendance à disparaître rapidement. Quand les « fake news » emplissent la toile ceci peut aussi affecter fortement ces mouvements émergents. La dépendance de ces mouvements vis à vis des grandes plateformes (Face book, Twitter ou You Tube) peut les affaiblir, par la surabondance d’informations peu crédibles et non vérifiées. Des tentatives d’alternatives cherchent néanmoins à émerger.
Dans la découverte par les mouvements sociaux de ces nouveaux moyens de communication des pratiques sociales se transforment. On privilégie la manifestation avant l’organisation, avant le frottement interne des êtres, des personnes. Dans un premier temps, les débats, les « conflits » sont évités en interne de ces mouvements. Mais ces « conflits » refleurissent après, avec des polarités exacerbées par l’usage des réseaux sociaux. Ces mouvements révèlent alors leurs fragilité avec le temps. Zeynep Tukeki a bien analysé et mis en évidence les points forts et les faiblesses de ces mouvements dans son livre « Twitter et les gaz lacrymogènes, Forces et fragilités de la contestation connectée » 9.
Nous pouvons remarquer, par ailleurs, que les milieux de l’éducation populaire n’ont pas encore investi réellement le champ de la formation ou de la réflexion concernant les conflits à l’intérieur des organisations, les conflits interpersonnels, les conflits internes aux personnes. Par exemple, la rencontre internationale sur l’éducation populaire et la citoyenneté organisée autour du centenaire de Paolo Freire et à laquelle nous avons participé n’a pas mis en évidence ce thème 10. Il existe des frémissements, dans les sociétés européennes, mais ils sont encore faibles. Les avancées en matière de diffusion, de formation avec la méthode/démarche « Communication Non Violente » (CNV) ont permis de mettre en évidence la question de la médiation dans les conflits constituant des alternatives aux longues procédures juridiques. Mais la CNV a montré aussi des limites réelles en mettant souvent, inconsciemment, les personnes dans une attitude voilant leurs émotions, en recherche de leurs besoins et dans une attitude de « sachant » en matière de conflit vis à vis de leurs interlocuteurs. Les démarches telles que l’ATCC11 ou Processwork/Démocratie Profonde12 qui considèrent les conflits comme des opportunités de changement, sont encore peu visibles, peu pratiquées et peu diffusées à travers le monde. Il y a d’autres démarches qui traitent ces questions de conflit de manière plus collatérale mais intéressante (Community Organizing13). Il existe aussi des proximités de pratiques avec des démarches qui sont plus focalisées sur l’intelligence collective et les processus de changement. (U process, dialogues générateurs de changement, Art of Hosting14, éducation populaire). Il y a donc un immense chantier à développer au niveau national et international. C’est un peu le pain quotidien de l’UITC (Université Internationale Terre Citoyenne) qui travaille ce thème dans le cadre d’un chantier sur la pédagogie de la résilience et du changement .
Qu’en est-il des conflits dans le monde de l’entreprise ?
Le monde bouge, change à toute allure avec les TIC. De plus, avec les impacts dévastateurs liés au mode de développement hégémonique actuel, il y a urgence pour réaliser des changements systémiques. Le changement est au goût du jour de toutes les entreprises afin d’être plus compétitives et/ou plus durables. Ce changement prend naturellement dans les deux cas des formes différentes. Mais les entreprises cherchent à faire face aux difficultés, aux freins face aux changements. De fait, elles cherchent des moyens pour le meilleur et pour le pire afin de faire face aux situations conflictuelles générées par ces processus de changement.
Dans ce que l’on peut retenir de positif, c’est la mobilisation d’un certain nombre de coachs, d’équipes promouvant l’intelligence collective afin de favoriser des transformations positives de situations tendues et conflictuelles, des changements visant des situations plus durables. Ils ou elles ont repéré des expériences, des méthodes, des démarches d’accompagnement du changement, de transformation de situations complexes ou conflictuelles. Les dirigeants et responsables d’entreprises n’aiment pas, en général, que l’on parle ou que l’on se focalise sur les conflits. Cela leur fait peur. Mais, en fait, c’est précisément de cela dont il est question dans la plupart de ces interventions.
Des pratiques inspirées de démarches comme « U process »15, des constellations, Art of Hosting et d’autres démarches d’intelligence collective sont utilisées dans ces interventions. Elles pourraient être une source d’enseignement aussi pour les milieux des associations et de l’Éducation Populaire qui dans un certain nombre de pays comme la France en sont assez éloignés.
Mais que deviennent les conflits dans les entreprises, les conflits sociaux avec le travail à distance, les TIC ? C’est aussi un autre champ important qui reste à explorer.
4) Les conflits dans les sociétés
Il y a deux entrées que l’on peut considérer :
- Le rapport que nous pouvons avoir personnellement ou individuellement avec les sociétés et ce qui s’y passe . « je suis contre le pass sanitaire ». « je ne supporte pas Trump » « je pense que la COVID 19 est aussi une invention humaine qui défend les intérêts de certains », « je ne supporte pas la droitisation de l'opinion publique qui refuse d'accepter les migrants ». Ce sont nos analyses, nos réactions, nos positionnement vis à vis de problèmes, de situations que l’on vit directement ou à distance. Je pense comme je l’ai expliqué dans un autre chapitre, que ces positions sont aussi à travailler en lien avec nos conflits internes et interpersonnels. Les uns éclairent les autres. Ce travail de relation entre ces différents niveaux est peu fait. Il est pourtant éclairant pour soi même, pour les autres quand il est travaillé dans les groupes, dans les communautés.
- Les situations de conflits impliquant de nombreux acteurs dans les sociétés sont aussi à examiner. Mais nous sommes confrontés à de nouveaux points de débat, de conflit que l’on retrouve au niveau international et dans les différents pays: le changement climatique , la crise sanitaire liée au à la covid, les tensions énergétiques, les migrations, les risques de pollution, d’effondrements au niveau de la biodiversité….Ce sont des questions, des problèmes qui occupent l’espace, le temps, les relations entre les hommes.
Ce sont des situations, des problématiques complexes qui créent de nombreuses polarités. Nous définissons une polarité comme l’opposition entre deux pôles, deux positions sur un sujet. Toutes ces polarités n’apparaissent pas clairement pour les acteurs qui y sont impliqués. Elles sont souvent voilées, cachées, simplifiées. Si des polarités dans un conflit restent voilées, éludées pendant des années, ceci peut créer des situations explosives de guerre civile qui peuvent perdurer pendant des décennies (Irlande, ex-Yougoslavie, Palestine/Israël, Colombie…). Il existe aussi des conflits opposant des communautés, des populations aux états, aux multinationales. C’est le cas, en particulier, des conflits autour des projets considérés comme « inutiles » et « destructeurs » par une partie des acteurs locaux comme ceci est le cas concernant différents projets de mines. Toutes ces situations complexes nécessitent qu’elles soient traitées avec l’ensemble des acteurs impliqués afin de faire évoluer les situations. Mais comment ? Les acteurs politiques cherchent le plus souvent à minorer, à marginaliser, à aplanir le plus possible ces conflits car ils sont compliqués à transformer et qu’ils peuvent être en contradiction aussi avec leurs propres intérêts personnels ou de leurs alliés. Le report du traitement réel de ces conflits créée le plus souvent, au sein des sociétés, des conflits plus aigus, plus difficiles à transformer, avec des risques de violence et aussi, au bout du compte, de possibles formes de guerres larvées ou réelles.
Concernant les conflits nouveaux qui touchent la planète : covid, changement climatique, migrations, crise énergétique, risques d’effondrements locaux ou plus globaux… nous voyons qu’il y a une tendance forte à réduire les conflits autour d’une seule polarité (ceux qui veulent la protection de la santé collective et les antivax et complotistes, ceux qui prônent la solidarité et le droit de circulation et d’installation des migrants et les racistes, ceux qui agissent et luttent de manière consciente contre le changement climatique et les négationnistes et égoïstes qui consomment ici et maintenant sans précaution pour le futur de la planète….) . La logique du fonctionnement des plateformes actuelles, des réseaux sociaux, des médias favorise l’expression d’une seule polarité, la plus extrême, en passant sous silence les autres formes de polarités parties prenantes de la situation. Nous voyons bien la limite et la dangerosité de visions et de pratiques réductrices des polarités existantes dans les conflits. Sans un travail profond des sociétés sur elles mêmes autour de ces conflits ouverts qui impliquent toutes les couches sociales et les différentes générations, incluant l’usage des TIC, les risques de dérives plus globales et violentes sont à prévoir.
Et comme nous l’avons déjà vu, ces conflits globaux impliquant de nombreux citoyens de notre planète sont en lien avec les conflits locaux, dans les communautés, les entreprises, interpersonnels, et aussi les conflits internes aux personnes. Il y a un travail de fonds à réaliser dés l’école autour de toutes ces problématiques conflictuelles ...en impliquant ces différents niveaux… Les pays qui avanceront dans cette direction en matière de formation et d’éducation, de mon point de vue, gagneront dans tous les registres (cohésion sociale, compétitivité, ambiance de vie, rayonnement international…) .
Concernant l’évolution des conflits dans les sociétés, je soulignerai quelques autres points d’évolution :
- Nous pouvons penser que la manière d’aborder les situations conflictuelles (conflits internes, conflits interpersonnels et conflits dans les groupes, dans les sociétés) peut prendre des formes différentes au Japon, en Chine, en Afrique, en Europe, en France en particulier. Le rapport aux conflits comporte une dimension culturelle liée à l’histoire des sociétés et de la manière dont elles ont traversé et vécu les conflits. Ce qui paraît nouveau, dans la période actuelle, c’est que ces formes différentes de rapport aux conflits se confrontent les unes aux autres dans différents registres : dans le rapport toujours présent des forces militaires mais surtout aujourd’hui dans le registre de la concurrence économique, culturelle, informationnelle. De plus, avec l’augmentation des phénomènes de migration à longue distance, des populations porteuses de cultures très différentes, en particulier concernant leur rapport aux conflits, se trouvent confrontées entre elles, dans la vie quotidienne. Il est souvent négligé le travail considérable à réaliser pour créer de la communauté, « du vivre ensemble » avec des composantes des sociétés présentes, très différentes. Ce sont donc d’autres motifs de conflit qui peuvent apparaître. Mais nous devons être très attentifs sur ce sujet. Il renvoie à notre préoccupation de formation et d’éducation nécessaire en matière de conflits. Nous pourrions dire, comme le souligne Arnold Mindell, que chaque personne est porteuse d’une culture différente par la singularité de son itinéraire de vie. Le fait de classer une personne dans telle ou telle catégorie culturelle peut aussi constituer un obstacle à la prise en compte de la diversité des personnes.
- Par ailleurs, nous pouvons noter qu’au niveau international, grâce aux moyens de communication actuels, des thèmes nouveaux apparaissent comme la question du rapport entre hommes et femmes et des abus de certains hommes. La campagne «# metoo » au niveau international a eu un énorme impact. Elle constitue une onde de choc, forte et rapide qui a changé tout à coup « l’air du temps », le « timespirit »16 du moment diraient les praticiens de la démarche Processwork. Le « timespirit » «# metoo » est maintenant présent dans beaucoup d’endroits dans le monde, dans beaucoup d’entreprises, d’ong…. David Bodinier, un des animateurs de l’UITC et de l’atelier d’urbanisme populaire à Grenoble notait par exemple que la dernière Université d’été des mouvements sociaux avait été très marquée par la dénonciation d’un abus d’un homme vis à vis d’une femme dans une grande ONG française. Il avait été organisé durant cette université d’été un bureau permanent pour recueillir la parole de participants qui désiraient échanger, parler de leurs préoccupations, craintes, peurs...Ce bureau n’a pas désempli durant toute cette université. L’attention portée sur la qualité des relations en particulier entre hommes et femmes est devenue une question de société majeure. On peut faire l’hypothèse qu’émerge une nouvelle attention sur la qualité de la relation entre les membres de différentes communautés humaines. Ce serait une bonne chose.
- Internet, les TIC structurent l’information et prennent une place monumentale dans nos relations, dans les dynamiques de nombreux mouvements sociaux. La constitution des GAFA et la place dominante qu’ils occupent, constituent des changements fondamentaux dans la structuration des sociétés. François Soulard dans un autre texte de contribution au débat interne de l’Université Internationale Terre Citoyenne « Conflits, connaissances et monde en transition » souligne fortement ce point 17. On ne perçoit pas tous les changements qui sont en cours. Ils sont très importants. Les acteurs de la société civile ont une grande place à y jouer . Il existe un point de conflit majeur concernant la domination, le contrôle des humains via ces outils de communication. Comment faire face ? Nous avons vu les faiblesses et limites des mouvements qui se structurent uniquement via les réseaux sociaux . Ils sont néanmoins très utiles. Mais un mixe de l’usage de différentes formes de démarches me semble efficace et même indispensable.
5) Que faut il développer ? Trois formes de pratiques me semblent utiles à développer, à mixer dans cette période au-delà de l’usage des TIC qui sont maintenant de plus en plus présents.
Les dialogues générateurs de changement peuvent constituer des outils subversifs à pratiquer en présentiel ou en distanciel. Nous ne développerons pas ici les conditions pour créer ce type de dialogues et de rencontres. C’est la qualité des relations dans ces dialogues, entre les personnes, qui peut créer la raison existentielle de continuer à participer à une lutte qui se prolonge, par exemple. La qualité de ces dialogues et rencontres peut recréer de la communauté, du partage, de l’intelligence collective, de la vie. Tout ceci peut créer des éléments fondamentaux plus importants à défendre pour chacun et pour la communauté que la vie antérieure très sérialisée. David Bohm a souligné l'importance de la création de conditions de « dialogues » dans son livre qui prend encore plus de relief dans les temps actuels18 .
Les processus non linéaires constituent des pratiques intéressantes pour éclairer des situations complexes et conflictuelles, pour faire émerger de nouvelles idées d'action, pour faire bouger les situations, pour créer plus de conscience collective et de possibilités d'agir. Nous parlons de processus non linéaires quand nous ne cherchons pas à suivre un ordre logique ou cartésien qui est souvent défini par : analyser la situation, se mettre d'accord, se fixer des objectifs et des sous objectifs communs, choisir des moyens et établir un calendrier pour obtenir ces résultats… et évaluer les résultats en fonction des objectifs fixés et de critères établis. Ces processus linaires sont utiles dans une situation connue et maîtrisée, mais ils sont problématiques quand les situations se complexifient et qu'ils sont uniquement privilégiés. Les processus « non linéaires » sont ceux qui doivent permettre l'expression des personnes, de toutes les personnes, du maximum des parties du système sous différentes formes (orale, physique, par différents canaux d'expression...). La réalisation de temps de « processus ou de forum ouverts » comme dans la démarche Processwor19 en est un des exemples les plus marquant. Un « processus » essaye, dans un temps limité, de favoriser l'expression des parties du système et de de créer des éléments de conscience commune concernant la réalité d’une situation (conscience des différentes polarités en place, des influences extérieures qui jouent sur la situation, révélation du rôle de personnes qui ne sont pas présentes mais qui jouent un rôle important….). Naturellement, mettre les personnes debout dans une salle et favoriser toutes les expressions possibles avec l'accompagnement de plusieurs facilitateurs « Processwork » n'est pas réalisable dans de nombreuses situations vécues par des associations ou des entreprises. Mais il est possible d'introduire des éléments de philosophie et de pratiques « Processwork » dans ces situations difficiles 20. En tous les cas, dans de nombreuses situations complexes, tout ce qui peut permettre de sortir, à un moment donné, des processus linéaire est bon à prendre et à pratiquer. C’est ce type de démarche qu’il faudrait expérimenter à grande échelle, dans les écoles, les collèges, les lycées, les universités, dans les lieux d’éducation populaire.
«Une démarche de coopérations variées et d’alliances en tension ». Dans beaucoup de conflits sociaux il existe souvent une démarche cherchant à réunir les personnes les plus concernées et à établir une alliance avec les partenaires les plus proches et les plus en accord idéologiquement afin de créer un rapport de force, voir un rapport d’opinion. C’est une forme classique de conflictualité développée par les mouvements marxistes, influencée par le mouvement ouvrier et défendue par les les syndicats, les mouvements d’éducation populaire. Ceci peut créer les conditions de négociation dans des conflits autour de l'augmentation des salaires ou autour de conflits où la revendication est claire et négociable directement avec un détenteur de pouvoir qui a la capacité de négocier. Mais dans les conflits plus complexes, impliquant de nombreux acteurs, touchant à des dynamiques complexes (changement climatique, covid, migrations…) cette vision et cette pratique rencontrent beaucoup de limites. La résistance est toujours une base première de ces mobilisations. Elle est indispensable. Mais d’une part, la création d’une communauté ouverte pratiquant des dialogues profonds, des moments créateurs d’intelligence collective, générateurs de changements concrets me semble une voie importante. Mais d’autre part, La capacité aussi à s’ouvrir, à pouvoir travailler, à faire des petits pas avec d’autres acteurs « dont on se méfie, que l’on aime pas, dont on a pas confiance et qui peuvent paraître comme des ennemis » me semble aussi une voie intéressante de travail. Adam Kahane insiste, à la lumière de son expérience dans des conflits difficiles, (Sortie de l’apartheid en Afrique du Sud, conflit en Colombie...) sur ce type de démarche impliquant différents acteurs 21. Cette manière de travailler alliant la confrontation, le frottement et des formes d’alliances très ouvertes visant à réaliser de petits pas concrets, constitue une voie importante pour créer des avancées déterminantes dans les situations complexes et conflictuelles et devrait nous rappeler comme le dit Arnold Mindell créateur de la démarche Processwork/Démocratie profonde que « tout ennemi est un allié potentiel » !
Pierre Vuarin
Le 28/12/2021
NB : Ce texte a été écrit comme contribution au thème de l’évolution des formes de conflictualité dans le cadre de la préparation de l‘assemblée générale/ colligence de l’Université internationale Terre Citoyenne (UITC). Pierre Vuarin est l’un des co-fondateurs de cette communauté internationale de travail, qui associe une vingtaine d’organisations très variées. Un des axes centraux de travail est autour des actions et formations transformatrices et de la pédagogie du changement. Pierre Vuarin, ingénieur agronome, a participé à de nombreuses luttes sociales (cf le Larzac), à différents réseaux internationaux (Terre Citoyenne) et créations sociales, culturelles et politiques. Il est le président du Conseil de l’UITC. Il est formateur en ATCC (Approche et Transformation Constructives des Conflits), facilitateur en Processwork / Démocratie Profonde et socio-créateur.
1https://uitc.earth/
2https://mauriceprocess.wixsite.com/processwork
3Différents livres dont Philippe Dransart « La maladie cherche à me guérir » . Le Mercure Dauphinois.
4 Revue Yggdrasil n° 10 . Hervé Ott. La maladie comme langage symbolique de nos conflits intérieurs.
5Pour avoir une vision globale de l’ensemble de son œuvre, lire le très bon « Que sais je ? » de Christine Orsini sur René Girard
6De nombreuses affaires actuelles. Une très connue de concurence/agression entre Harding et Kerrigan https://www.francetvinfo.fr/sports/jo/patinage-artistique-l-affaire-harding-kerringan-le-coup-de-baton-qui-a-glace-les-etats-unis_2597054.html
7Dans le sens de Michel Foucault p 8-10 "Il faut défendre la société", Michel Foucault, Cours au collège de France - 1976, Gallimard - Seuil, 1997, Paris
8p.407 Zynep Tufekci Twitter et les gaz lacrymogènes. Cet F éditions.
9https://cfeditions.com/lacrymo/
10https://www.facebook.com/paulofreirevive/
11Approche et Transformation Constructives des Conflits ATCC http://atcc-institut.fr/
12https://mauriceprocess.wixsite.com/processwork https://youtu.be/RL1EdsWmWbA https://processwork.info/ et le livre " Introduction à la pratique du Processwork " Du conflit à la coopération Sophie de Bryas (Auteur) Denis Morin Philippe Bazin (Auteur) Résorber tensions et conflits ; pacifier pour coopérer vraiment.
13https://www.centres-sociaux.fr/files/2012/12/Livret-ECHO.pdf et Saul D. Alinsky, Être radical : manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Aden, 2011
14https://artofhosting.org/fr/quest-ce-que-lart-daccueillir-des-conversations-qui-comptent/en-pratique/communautes/
15la Theorie U Otto Sharmer Editions Yves Michel
Théorie U : Changement Émergent Et Innovation - Modèles, Applications Et Critique - Mahy Isabelle .Ed Presses Université du Quebec.
16Influence invisible, non locale qui traverse le temps et l’espace, sans être freinée ou arrêtée par des obstacles.
17https://dunia.earth/conflits-connaissances-et-monde-en-transition/
18 David Bohm, le dialogue, editions Eyrolles. 2021
19Introduction à la pratique du Processwork - Du conflit à la coopération. Sophie De Bryas, Denis Morin, Philippe Bazin. Inter-éditions.
20Témoignages sur l’usage de processwork https://uitc.earth/temoignages-processwork/
21 Adam Kahane Collaborating with the Enemy: « How to Work with People You Don't Agree with or Like or Trust » et aussi dans son dernier ouvrage « Facilitating Breakthrough »