Attention Travaux De Philosophie Politique Sauvage
Parfois, j'entends le cœur des gens
Ce matin je vais chercher mes clops au tabac. Mon nouveau buraliste depuis quelques temps s'appelle Samir.. C'est un mec très sympa. Il s'est très vite rappelé ce que je prenais comme cigarettes, Je sais bien que c'est un truc de commerçant mais je m'en fout. En plus, il a toujours un petit mot rigolo et un sourire communicatif. Avant, j'allais au tabac en bas de chez moi, sur la place. Samir est plus loin, cents mètres de plus peut-être, mais je préfère quant même aller chez lui. Le patron du tabac où j'allais avant s'appelle Robert. Cela faisait bien cinq ou six ans que je prenais mon tabac et quelques fois un canard chez lui. Robert au début, ne me calculait pas. Très occupé Robert. Et puis un jour, je ne sais plus pourquoi, je lui est dit que j'étais infirmier psychiatrique Le mot psychiatrique ça lui a fait drôle à Robert, comme souvent la réaction des gens lorsque je leur dis ce que je fais comme boulot. Un peu comme si on rencontrait quelqu'un qu'on aurait pu rencontrer ailleurs, dans d'autres circonstances. Un peu comme si la folie, cachée derrière le terme de psychiatrie, résonnait dans la tête des gens comme quelque chose d'étrange et de familier en même temps. Dans la tête de Robert, ça raisonnait pas mal infirmier psychiatrique. Il a commencé alors à me calculer beaucoup plus. Depuis. Il m'a eu à la bonne, et il s'est mis à me tenir la jambe presque chaque fois que j'allais dans sa boutique. J'ai eu droit aux meilleurs moments de son service militaire, à sa jeunesse perdue, à ses rêves d'outre-mer, à ses rêves envolés, à ses regrets, à ses « moi tu sais, j'aurai pu.... et ses... si seulement... » Robert est sûrement un brave type au fond, si on gratte bien, même s'il est un peu bizarre, lunatique, parfois très occupé, parfois très bavard. . Une soixantaine, petit gros avec un genre de panama vissé sur la tête tout l'été, et un cigarillos greffé aux lèvres. Lorsqu'il avait décidé de m'entretenir sur un quelconque sujet d'actualité, finissant invariablement par un avant nostalgique, cela provoquait très souvent une queue dans le magasin, queue dont Robert se moquait éperdument . Moi, je n'avais alors qu'une envie, c'était de couper court et me tirer au plus vite. Cela devenait assez pénible à force, et j'ai donc décidé de ne plus aller chez Robert, je vais désormais chercher mes clopes chez Samir et j’essaie, comme je suis un peu faut cul, de ne pas rencontrer Robert sur le chemin.
Ce matin au tabac de Samir, il y avait devant moi une petite dame d'un certain âge, avec une jolie petite robe blanche légère, et une queue de cheval toute blanche aussi, et de grosses lunette noires et un putain de masque en papier qui lui cachait le bas du visage. Moi, j'étais sur le pas de la porte, distance sanitaire de merde oblige. Elle en mettait du temps à fouiller son sac, à ouvrir son porte monnaies et à sortir son billet. « J'ai dix euros qu'est-ce que je peux avoir pour dix euros dans vos jeux ? » Mon Samir, avec son sourire espiègle et tendre (Samir, le masque, il a décidé de le porter sous le menton) lui montre tranquillement les différentes arnaques légales qu'elle peut s'offrir juste pour ses dix balles ; Astro, Bingo, black Jack et tout le toutim. Il lève la tête, me voit et me fait un clin d’œil comme si son sourire ne suffisait pas à me souhaiter la bienvenue, et puis aussi je crois, pour me dire « Elle est lente la vieille, elle radote un peu, mais qu'est-ce que tu veux, c'est comme ça quand on est vieux, c'est comme ça pour elle aujourd’hui, ça sera comme ça pour moi un jour, pour toi, pour tout le monde »
Lorsque la vieille dame a enfin emballé tous ses niques pauvres dans son grand sac noir, je me suis rapproché du comptoir. Sa petite voix fluette nous a glissé « Faut pas rêver mais on sait jamais ».. « Si, si Madame, il faut rêver » C'est ce qu'on lui a répondu à la dame Samir et moi, presque en même temps. Lui, pour continuer à vendre ses mirages à trois balles sûrement, mais peut-être aussi parce qu’il le pensait vraiment.. Moi, je ne sais pas trop au juste pourquoi, ça m'a échappé..
Et la petite dame est sortie du tabac avec un tout petit petit espoir
Parfois, j'entends le cœur des gens. C'est toujours seul et par hasard. C'est jamais au moment et à l'endroit prévu pour ça. Parfois j'entends le cœur des gens en dehors du bruit infernal que fait cette communication généralisée au service du maintient de l'ordre marchand, « Je suis Charlie », « Applaudissons les soignants » "Le migrant noir à sauvé deux enfants, Bravo, il aura droit de pointer au chômage de France. « Ah les gens vous savez, le monde est compliqué, c'est pour ça qu'il est plus simple que l'on vous désigne les gentils, les héros, les victimes dont il faut s'émouvoir, et les méchants, les coupables désignés, et surtout ceux qui oseraient remettre en question cet ordre. »
Le cœur des gens c'est leur subjectivité dont ce système capitaliste cherche à tout prix la dévitalisation. Il ne resterait alors de cette subjectivité toujours vivante, donc potentiellement subversive, que des émotions primaires manipulables à souhait.
Mais parfois, je me prends à rêver moi aussi, à rêver à un cœur de cœurs qui battraient ensemble et ferait une petite musique à la fois tragique et joyeuse, terrible et magnifique. Est-ce que la petite musique des gens peut battre quelque fois à l'unisson sans devenir une marche militaire ou être récupérée dans une soupe lyophilisée ? That is question.
« Tu es ton rêve », j'aurai bien dis à la petite mamie. Et elle m'aurait répondu « Oui, je sais, « L' Existence précède l'essence ». Et elle m'aurait expliqué qu'il n'y a pas d'autre intentionnalité au destin humain que de devenir ce qu'il projette d'être. Elle aurait pris la petite voix à la fois sèche et fluette de Jean-Paul Sartre pour me dire : « C'est ça l'existentialisme, l’existentialisme est un humanisme qui se cherche sans cesse après s'être débarrassé du divin. Dieu est mort, faut s'y faire, il n'y a plus rien à sacralisé que la vie elle-même. »
Pierre-Yves 13/09/2020