Lorsqu'il est question d'évoquer des croyances particulièrement stupides que pourraient partager certains de nos contemporains, un sujet s'impose de lui-même : la croyance à la terre plate. Difficile d’imaginer un signe plus clair et indiscutable de l’absence de toute culture scientifique.
Je voudrai reprendre les arguments qui sont opposés aux platistes. Il ne s’agit évidemment pas de montrer que la terre pourrait être plate. Il s’agit juste de se demander si la défense de la science est bien incarnée par la dénonciation du platisme, si la dénonciation des platistes n’est pas elle-même une sorte de platisme historique et culturel.
Ou pour dire les choses autrement, avons-nous juste le choix entre être platiste ou dénoncer le platisme? Ne peut-on profiter de la discussion suscitée par le platisme pour montrer que ce genre de débat gagnerait à être nuancé, et que la science peut emprunter plusieurs chemins, tout particulièrement à notre époque?
Commençons par rappeler que la dénonciation du platisme est un phénomène relativement récent. Il débute au cours des années 2010. La tendance semble avoir été notamment lancée par le président Barack Obama. Confronté aux idées de plus en plus radicales d’une partie grandissante du camp républicain, Obama s’est amusé à les comparer plusieurs fois aux adeptes de la terre plate. Le platisme, qui était donc utilisé pour illustrer les blocages du débat politique, a attiré l’attention sur les "platistes". Des journalistes se sont demandés s’il restait encore des ignares d’un tel niveau et des articles et reportages ont commencé à évoquer le fait qu’il existait bien encore des clubs d’adeptes de la terre plate.
La discussion s'est alors déplacée du débat politique vers ce vieux thème si souvent resservi de la "crédulité populaire". L’occasion était trop belle d’utiliser ces cranks pour dénoncer le niveau de crédulité qui est censé régner encore au sein de la population. Les platistes sont devenus très rapidement des sortes de porte étendard de l’ignorance scientifique. Le vulgarisateur américain Neil DeGrasse Tyson s’est fendu de plusieurs déclarations pour les condamner. Un mouvement comme March for Science a repris cette histoire pour dénoncer la dérive de notre culture vers une forme d'ignorance active. Certains articles du site de France Culture ont évoqué ces zozos "qui nous renvoient au Moyen Age". Comment peut-il se faire qu'à une époque comme la nôtre, où autant d'images de l'espace et de la terre dans l'espace sans disponibles, certains puissent venir contester un fait aussi universellement établi que la sphéricité de la terre ?

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Comme si cela ne suffisait pas, quelques individus se sont ouvertement déclarés adeptes d'une telle idée. Le basketteur américain Kyrie Irving a expliqué publiquement adhérer à cette théorie. L'Américain Mike Hughes a lancé une opération de crowdfunding pour construire une fusée destinée à vérifier si la terre est ronde ou non. En 2020, une nouvelle tentative pour observer la platitude terrestre lui a coûté la vie.
Revenons au débat suscité par le platisme. On rencontre au moins deux formes de dénonciation de cette croyance. La forme basique consiste à dénoncer le fait que les platistes ignorent ou refusent le fait que la terre est ronde. Mais à ce discours beaucoup ajoutent souvent, assènent devrait-on dire, l’idée que les platistes nous renvoient au Moyen Age, à cette période de notre histoire commune où la science était absente, les âges sombres, l’époque de l’obscurantisme par excellence. Bref, cette époque où les gens, ignorants, croyaient que la terre était plate, attendaient la fin du monde pour l'An Mil etc.
Je voudrai montrer que ces deux discours, loin de régler le sort des platistes, loin d’illustrer leur degré d’ignorance, devraient nous inciter à soulever certaines questions sur notre propre ignorance et sur la manière quelque peu problématique que nous avons de résumer certaines questions scientifiques.
Le Moyen Age n’a jamais été platiste
Commençons par examiner le second argument, cette dénonciation enrichie du platiste qui nous renvoie au Moyen Age.
Au Moyen Age, on savait parfaitement que la terre était — déjà ! — ronde.
On le savait même depuis les Grecs.
Certains qui savent que la rotondité de la terre a été établie par les Grecs, pensent que ce fait s'est ensuite perdu dans les brumes de l’obscurantisme médiéval.
Pas du tout. Le savoir médiéval a parfaitement retenu la leçon des Grecs. Sans entrer dans l’histoire de l’astronomie grecque, rappelons que les Grecs ont établi ce fait dès le 3e siècle avant notre ère. Eratosthène calcule alors la circonférence de la terre. Sa démonstration est un classique des épisodes du développement de la science antique,
Le platisme attribué au Moyen Age n’est pas le seul problème.
Si on interroge les historiens et par exemple l'un des plus grands d'entre eux, Jacques le Goff (1924-2014), le vrai problème c'est le niveau d’ignorance assez impressionnant que nous entretenons collectivement sur le Moyen Age. Rappelons que le Moyen Age c’est la sauvegarde des écrits de l'antiquité par les moines copistes, la renaissance carolingienne, les cathédrales, l’invention des universités. Tout le monde a vu ces statues de rois médiévaux tenant dans la main un globe. Ce globe, ce n’est ni une boule à neige ni un ballon de foot. C’est la terre, souvent surmontée d’une croix symbolisant le règne de la chrétienté. Ce globe figure aussi sur des sceptres.
Astronomes et médiévistes face aux « dark ages »
Pourtant et c’est ici que le débat sur le platisme prend une tournure problématique, certains scientifiques, et pas des moindres, ont illustré leur ignorance en prétendant dénoncer celles des autres.
Dans son célèbre livre Cosmos, et dans la série du même nom, un astronome aussi célèbre que Carl Sagan (1934-1996) s’est permis de liquider la science du Moyen Age en deux mots. (voir ci-dessus, Cosmos, The Shores of the Cosmic Ocean, à partir de 00-49-39). Dix siècles résumés sous l’expression de dark ages. Sagan évoque les idées perdus d'Aristarque de Samos redécouvertes par Kepler. Rien entre les deux. Zéro. Nada. Sagan semble ignorer qu’un historien comme Pierre Duhem a écrit 10 volumes de plus de 500 pages chacun sur l’histoire des sciences au Moyen Age.
Gênant.

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Le plus problématique dans ce débat censé opposer l’ignorance à la connaissance scientifique, c’est cette cohabitation entre des ouvrages très documentés sur le Moyen Age et cette rumeur sur un Moyen Age platiste qui n’est même pas remise en question par les médiévistes, comme si un relai était absent au sein de la culture scientifique. On dénonce la terre plate mais on ne dénonce pas la croyance à un Moyen Age platiste inexistant. Aucune vague, ni même de mini vague, de médiévistes pour remettre cette idée à sa juste place, dans les poubelles de l’histoire, avec les fables colportées par des brutes comme Zemmour. Pourtant des livres ont été consacrés à ce sujet, par exemple par l'historien Jeffrey Burton Russell en 1991 (un livre jamais traduit, ceci dit). Tout se passe comme s’il était normal et acceptable, face au danger incarné par le platisme, de décrire et imposer un Moyen Age qui n’a jamais existé. Sous le prétexte de dénoncer l’ignorance, certains des plus prestigieux porte parole de la culture scientifique diffusent une ignorance au moins aussi grande. On raconte n’importe quoi sur une période de notre histoire commune qui couvre 1000 ans ! Une paille.
Qui délire le plus, les platistes ou ceux qui les dénoncent ?
Évidemment, au Moyen Age comme à toute époque on trouve parfois des théoriciens excentriques qui ont défendu des idées étranges. C’est le cas de Cosmas Indicopleustes. Grec syrien du VIe siècle, Cosmas Indicopleustes prétendait que l’univers avait une forme de tabernacle avec la terre plate au fond et le ciel sous le couvercle. Mais il est alors tenu pour un excentrique. Ses traités sont rédigés en grec et il ne sera pas traduit avant le 18e siècle. Il restera donc largement inconnu. C’est à partir du 19e siècle qu’on va le ressortir pour dire « eh regardez, le Moyen Age était peuplé de cranks platistes. »
L’invention du platisme médiéval
La question qu’on devrait sans doute se poser, ce n’est pas « Pourquoi croyons-nous si volontiers à un Moyen Age platiste et ignorant ? » Mais plutôt « Comment a-t-on commencé à répandre cette idée ? »
Dès le 17e siècle commence à circuler l’idée que la longue période qui a précédé les grands voyages de découvertes est une époque d’ignorance et d’obscurantisme. Ce n’est pas pour rien si l’on se met à parler de Renaissance, si on décrit ensuite une polémique entre des « anciens » et des « modernes », et si on se met à désigner les temps qui ont précédé comme "Moyen Age".
Les mots ont un sens. Ce ne sont pas les hommes et les femmes du Moyen Age qui ont décrit leur époque comme médiévale, qui se sont dits qu’ils pataugeaient dans l’obscurantisme. C’est leurs successeurs qui ont considéré qu’ils étaient sortis d’un âge sur lequel il fallait tirer un trait.
Et cette idée de croyance médiévale à la terre plate alors ? D’où vient-elle ?

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L’un des premiers et sans doute le plus fameux des auteurs à avoir lancé cette idée c’est le grand romancier américain Washington Irving (1873-1859). Washington Irving publie en 1828 une vie de Christophe Colomb. Dans ce livre Irving invente purement et simplement une controverse qui aurait opposé à Salamanque le célèbre marin et les savants de son époque, savants qui lui auraient affirmé que le voyage par l’ouest était impossible car il conduisait au bord du disque terrestre. Washington Irving avait consulté les historiens spécialistes de Christophe Colomb mais il a semble-t-il purement simplement inventé cet épisode dans un élan de modernisme pour noircir le Moyen Age comme cela se faisait beaucoup depuis les débuts de l’époque moderne.
Irving est un immense auteur, son livre va connaître 175 éditions au cours du 19e siècle. Sa version de l’histoire de Colomb va se retrouver jusque dans les manuels scolaires. Quand j’étais en classe de 5e, c’était dans les manuels d’histoire.
Au 19e siècle le Moyen Age est dépeint comme Robert Howard imaginera plus tard l’époque de Conan le Barbare, une époque de gros muscles et de petites cervelles. Des culturistes portant un casque à pointes occupés à se tailler en pièces au milieu d’un peuple affamé et ignorant.
Cette idée d’un Moyen Age platiste a été largement reprise. Par exemple 1492, le film de Ridley Scott, avec Gérard Depardieu dans le rôle de Christophe Colomb, reprend cette idée. Colomb y est présenté comme une sorte de précurseur de Galilée. Si on interroge les gens ou si on consulte les réactions sur internet on constate la force de cette association entre la figure de Colomb et la démonstration que la terre est ronde.
Certains comme l’ancienne ministre de la condition des femmes Marlène Schiappa a même attribué à Galilée la démonstration que la terre est ronde.
Comment dire ? Entre Depardieu et Schiappa, les platistes sont en bonne compagnie…
La défense de la science autorise-t-elle l’ignorance historique ?
Il semble important d'insister: qu’est-ce qui le plus grave, croire que la terre est plate ou ignorer l’histoire du Moyen Age ?
Ceux qui pensent combattre le platisme en renvoyant aux « ténèbres médiévales » sont en fait bien plus proches qu'ils ne le pensent des platistes car ils partagent avec eux cette conception pour le moins étonnante d'un Moyen Age fait d'ignorance et de rejet de toute forme de savoir.
La question à poser ne concerne donc pas seulement le fait que certains puissent croire que la terre est plate, cela concerne également le fait que nous sommes unanimes à entretenir cette idée d'un Moyen Age ignorant et platiste. Si les platistes posent un problème ils posent surtout un problème commun avec ceux qu'ils dénoncent. Pour croire que la terre est plate, il faut d'abord avoir gobé le discours qui attribue cette croyance au Moyen Age. Le platisme n'est pas une forme supérieure d'ignorance c'est au contraire un discours très moderne, ancré dans la volonté de faire science et de se rattacher à la longue période qui, depuis le 18e siècle au moins, prétend s’extraire de l'ignorance médiévale. S’il n’y avait pas ce cliché du Moyen Age platiste, le discours des platistes n’aurait pas grand chose à quoi s’accrocher. Donc en croyant les dénoncer on ne cesse au contraire de les conforter. Car au moins eux sont cohérents en imaginant qu’il est pour le moins hasardeux de classer les 1000 ans de Moyen Age comme simple erreur.
Sommes nous sûr d'être du bon côté de la science lorsque nous renvoyons ainsi une partie du public dans les limbes d’un Moyen Age qui se réduit à un fantasme rationaliste ?
Derrière cette idée absurde du platisme se cache donc une autre idée absurde. Alors que les platistes sont parfaitement conscients d'être marginaux (et jouent d'ailleurs sans doute un peu sur le fait que leur marginalité leur permet de se faire remarquer), ceux qui les dénoncent sont persuadés d'être dans leur bon droit, d'être du bon côté de la science.
Malheureusement, lorsqu’on dit aux debunkers du platisme qu’ils racontent des bêtises sur le Moyen Age ils ne tiltent même pas. Ils ne réalisent même pas qu’il y a un problème. Les journalistes et des vulgarisateurs sur France Culture ne réagissent pas non plus. On se croit tellement du côté du savoir que ce n’est pas grave si on dit des énormités sur le Moyen Age. Et on identifie tellement le savoir à une certaine représentation du cosmos et de l'histoire que la tâche consistant à vérifier ce qui est vrai est considérée comme tout à fait secondaire.
Alors que les platistes sont peu nombreux, des millions de personnes leur tombent sur le dos en assénant l'idée totalement délirante d’être restés bloqués au Moyen Age. S'en prendre aux platistes au nom de l'obscurantisme médiéval, c'est à peu près aussi malin qu'imposer la 5G en menaçant d'un retour à la lampe à huile et aux Amish…
À l’heure de la crise écologique, la terre ne se contente pas d’être une planète ronde.
Penchons-nous maintenant sur le discours de base qui consiste à accuser d’ignorance ceux qui ignorent ou rejettent l’idée que la terre est ronde.
Est-ce que le problème posé par les platistes se réduit à leur ignorance de la rotondité de la terre, est-ce que le débat se réduit à l’alternative entre le platisme et la conception sphérique de notre planète ? Ou est-ce que la question pourrait être posée autrement ?
Plusieurs arguments peuvent être avancés. Mais je propose d’aller à l’essentiel. Est-ce qu’aujourd’hui la spécificité de notre planète tient dans le fait d’être un globe ou bien est-ce que ce qui est important c’est de décrire l’ilot de biodiversité qu’elle représente ? Est-ce que notre planète est un astre rond ou un monde pluriel ? Est-ce que la science est mieux illustrée par le fait de renvoyer la terre à sa forme géométrique ou à sa biodiversité ? Est-ce que la volonté de réduire la terre à un globe, à une sphère parmi d’autres, ne soulève pas également une série de problèmes en raison de la manière dont cela banalise un monde dont nous devrions au contraire souligner le caractère exceptionnel ? Est-ce que ce discours, et le fait de l’opposer comme « science » aux platistes, n’illustre pas le refus de prendre en compte un savoir scientifique au moins aussi important sur le fait que notre planète n’est pas quelque chose de trivial mais que c'est un astre très particulier en raison de la pluralité de formes de vies qu’il abrite ?
Mieux (ou pire): en réduisant l’opposition entre science et ignorance au fait d’accepter ou de nier le caractère sphérique de la terre, nous renvoyons directement à un modèle de science qui a consisté à déloger la terre du centre pour mieux renvoyer l’idée d’autres formes d’intelligences à des mondes lointains, une excuse en or qui a permis de livrer notre globe aux appétits féroces des Occidentaux en conduisant au saccage des autres peuples et des sociétés animales et végétales.
Entre Galilée et Darwin il y aurait donc une question à soulever sur ce qui constitue le discours scientifique le plus important : renvoyer la terre au fond d’un cosmos ou déployer la terre comme un monde très particulier digne de l’attention la plus soutenue ?
Il y aurait un long article à consacrer au fait que le discours moderne a détrôné la terre du centre de l’univers pour en faire un simple stock de ressources en renvoyant l’idée de pluralité des mondes aux autres planètes, mais il est important de noter qu’en limitant la terre à être ronde on passe surtout à côté de son caractère proprement exceptionnel.
La volonté de renvoyer les autres à l’ignorance au lieu de reconnaître le caractère politique de ces débats
Récapitulons : il y a au moins deux arguments importants pour refuser de continuer à utiliser la dénonciation du platisme pour défendre la science : le platisme ne renvoie pas à l’obscurantisme médiéval et la caractéristique de notre planète est moins d’être ronde que d’être un formidable lieu de déploiement de la biodiversité, c’est-à-dire aussi de la diversité culturelle — car les sociétés animales, non-humaines, sont aussi des cultures.
Ce n’est pas tout. Derrière cette dénonciation unanime du platisme se cache un autre problème inséparable de la construction de notre société, le fait que l’Occident et au sein de cet Occident une petite élite, n’a cessé de se percevoir comme seul détentrice de la vérité face à une nature « sauvage » et face à d'autres peuples réduits à l'état de "hordes de brutes" également qualifiées de sauvages, d’ignorants, de pseudoscientifiques, de crédules et j’en passe. L’Occident et ses élites n’ont cessé de se démarquer à tout prix des autres en expliquant sans cesse à quel point ces autres étaient stupides et irrationnels.
Faut-il rappeler ici la longue et terrible histoire des massacres organisés par le colonialisme au nom de la civilisation et du progrès ? Ce colonialisme ne concerne pas uniquement les relations entre l’Occident et les sociétés non occidentales. Cela concerne aussi les relations entre les hommes et les femmes, entre les élites et le peuple, entre les citadins et les paysans. Ceux qui croient incarner le savoir n’ont cessé de justifier leur savoir en dénonçant la prétendue ignorance des « autres ». Sans doute le mythe le plus tenace susceptible de caractériser la société occidentale, loin devant les soucoupes et l'astrologie.
On pourrait multiplier les exemples de croyances qui ont été dénoncées alors qu’elles n’avaient pas le moindre début de justification : les fausses peurs de l’an mil, la prétendue croyance à Roswell qui aurait débuté en 1947, la fable selon laquelle Galilée aurait été emprisonné, la prétendue panique attribuée aux auditeurs de l’émission d’Orson Welles en 1938 annonçant une invasion venue de Mars, etc. La liste des "erreurs" et "croyances" qu’on attribue aux autres pourraient remplir plusieurs livres. Pourtant on ne cesse de multiplier les livres qui dénoncent encore et toujours ces prétendues erreurs et croyances… Et les zététiciens ont pignon sur Youtube…
Avant le platisme, le pré-copernicianisme
La dénonciation actuelle du platisme n’est qu’une variante d’un discours plus ancien et plus répandu. Prenons un précédent, aujourd'hui oublié mais qui a fait beaucoup de bruit au début des années 1980. Un sondage réalisé avec l'appui financier du CNES avait alors affirmé que près d'un tiers des Français étaient « pré-coperniciens », c'est-à-dire que près d'un tiers de nos concitoyens pensaient que la terre occupait le centre de l'univers et que c'était le soleil qui tournait autour de la terre et non le contraire.
La révélation de ce sondage avait suscité à l’époque un très grand nombre de commentaires effarés dans la presse et de la part de toutes sortes de porte parole de la connaissance. Un préquel de la polémique sur les platistes. Beaucoup s'étaient demandé comment il pouvait se faire qu'un tiers des Français soient aussi ignorants. Ce sondage portait aussi sur d'autres questions, concernant par exemple la vie sur Mars, l'existence d'une vie extraterrestre ou sur les ovnis, ou sur le caractère militaire des programmes de recherche spatiale. Là aussi les auteurs du sondage s'étonnaient de constater que beaucoup de Français accordaient foi à des idées fausses en croyant qu'il y avait de la vie sur Mars (alors que les scientifiques ne cessaient de débattre du sujet, c'est dire) et en confondant même la science et le militaire ! Pensez donc : quels naïfs ! Alors qu’une bonne partie des programmes de lancement d’engins spatiaux étaient financés par l’US Air Force ou la CIA.
Les auteurs du sondage n'avaient alors pas pensé à demander aux personnes interrogées si elle croyaient que la terre était ronde ou plate.
Cette idée qu'une partie de la population est prête à croire aux représentations du monde les plus allumées n'est donc pas une nouveauté mais en passant du pré-copernicianisme au platisme, elle a connu une deuxième jeunesse. L’histoire de la croyance à la terre plate a donc envahi les réseaux sociaux et les médias en 2016 et 2017.
Une vision "platiste" de la société et de ses différences
La dénonciation de la croyance à la terre plate soulève quelques problèmes supplémentaires. La volonté de réduire les platistes à des crétins illustre le fait que souvent ceux qui prétendent parler au nom de la science exigent que les « non scientifiques » comprennent spontanément ce qu’eux-mêmes ont mis tant d’années à comprendre. Cela revient surtout à exiger que le public comprenne les sciences sans jamais demander aux sciences de faire l’effort de comprendre le public.
Cela montre aussi que la science ne peut pas se limiter à notre époque aux seules sciences faussement dites exactes. Sans les sciences sociales qui sont des sciences à part entière (désolé pour la secte sokalienne), sans la volonté de comprendre les différences culturelles, et mêmes les différentes manières de concevoir le rapport au monde, la science court le risque de se réduire à une forme d’autoritarisme et il est particulièrement regrettable de voir des sociologues participer à ces discours de haine contre "les foules" et la société souvent réduire à un simple obstacle sur le chemin de la connaissance. Certains sociologues ont bâti leur carrière et leur fortune sur cette haine de la société, obtenant ainsi d’être bien vus par certains dirigeants qui partagent cette même haine des citoyens qu’ils sont censés représenter. L’ignorance sociologique et politique incarnée par Emmanuel Macron et Gérald Bronner, dont on a pu constater la complicité lors du triste débat entre le président et les intellectuels en 2019, illustre cette dérive de la sociologie vers la dénonciation de la société et vers l’autoritarisme.
Autant le répéter, mon but n’est pas de justifier le platisme mais de ne pas abandonner la sociologie dès qu’on est confronté à la moindre difficulté au sein de notre société. Or si on fait l’effort de comprendre les platistes on constate qu’ils ont des tas de bonnes raisons d’agir comme ils le font. La bizarrerie c’est presque de passer son temps à se demander si la terre est ronde alors que les gens ont tant d’autres questions à se poser et à résoudre, dans un monde où ils sont de plus en plus poussés vers la sortie, vers la marginalité, vers l’exclusion même par des dirigeants qui prétendent résoudre les problèmes collectifs en détruisant toujours plus, notamment, les services publics qu’une forme d’ignorance particulièrement active ne cesse de faire passer pour de la « bureaucratie » et de l’« inefficacité ». Il se trouve que malgré l'insistance de certains à colporter toutes sortes de fables sur cette "bureaucratie", on n’a jamais rien trouvé de mieux que la société, que les collectifs d’êtres humains et que leur incarnation sous forme de services publics pour participer à la construction du monde commun. Il serait gravissime de l’oublier.
Ce n'est pas tout. La science elle-même ne peut se passer de la société. Ceux qui dénoncent les « croyances » en mettant en cause la société témoignent d’un mépris stupéfiant pour les opérations sans lesquelles les sciences elles-mêmes, n’existeraient tout simplement pas. Sans ce travail constant visant à relier humains et non humains par le biais des instruments et des laboratoires, sans l’extension des réseaux sociotechniques aux débats de société, sans les liens constants entre science et politique, des savoirs comme ceux qui ont permis de caractériser la terre auraient été impossibles à obtenir et à enrichir. Comme Bruno Latour l’a souvent dit, la société fait du bien aux sciences. Il ne peut y avoir de sciences sans collectifs, sans démocratie, sans société.
Pourtant il arrive trop souvent que les mêmes qui exigent que les gens prêtent attention aux résultats établis par les sciences soient les premiers à traiter ces savoirs avec mépris en les réduisant à une collection d’idées ou d’évidence (rien n’est évident en science, tout est construit et reconstruit en permanence, même les faits acceptés depuis longtemps) et en réduisant les citoyens à des caricatures de ce qu’ils sont en réalité.
Le fait pour quelqu’un de croire que la terre est plate n’invite pas à vider cette personne de sa complexité, de sa richesse. Ses idées ne nous plaisent pas, les bêtises qu’il énonce sont peut-être horripilantes, voire dangereuses, mais cela n’autorise pas, surtout lorsqu’on se réclame de la démarche scientifique, à réduire les platistes à une collections de caricatures qui ne correspondent à rien de ce que la sociologie ou l’anthropologie nous apprend sur la complexité humaine.
La science n’est pas une série de processus neutres
Allons plus loin encore. Cette manie de concevoir la science comme la dénonciation de l’ignorance attribuée aux autres peut nous conduire à des situations très problématiques. Ceux qui attaquent les platistes se rendent-ils compte qu’ils défendent à leur tour une conception de la science et de la société que l'on pourrait qualifier de platiste ? Ils réduisent l’histoire des sciences à une pure histoire des idées, à une marche inexorable vers la vérité, ils renvoient les époques précédentes à l'ignorance, sans décrire les manières très concrètes dont les pratiques scientifiques ont conduit à transformer à la fois les savoirs et la société et donc à recomposer les relations entre humains et non humains, notamment entre une partie des humains et la biodiversité.
A l’heure de la crise écologique, il ne s’agit plus simplement de choisir entre le savoir et l’ignorance, entre le platisme et le « rondisme », entre la science et la fausse science, mais de choisir entre la science au service de l’intérêt général des vivants et la science au service de quelques très riches qui font sécession avec le monde commun. Cette idée que le savoir autoriserait à opposer des élites savantes à des peuples ignorants ou à une nature sauvage conduit, à l’heure du néolibéralisme, à un retournement stupéfiant où des firmes industrielles et des dirigeants autoritaires se permettent d'affirmer leur supériorité en se permettant même, carrément, de nier la réalité. Comment oublier que, dans cette inversion totale des faits et des mensonges, une grande partie des scientifiques et ingénieurs travaillent encore pour des firmes industrielles et participent donc à imposer une conception de la science au service d’un capitalisme écocidaire et négationniste qui nous conduit vers une planète de moins en moins habitable. Le tout servi par des dirigeants de plus en plus autoritaires (et il n’est pas besoin d’aller chercher Trump, Poutine, Orban, Netanyahou ou d’autres pour décrire cet autoritarisme. Emmanuel Macron en France est un parfait exemple de cette conception de la science au service de l’ignorance néolibérale.)
Vraiment, le problème urgent à dénoncer aujourd’hui, ce sont les platistes ?
Face à la crise écologique, n’est-il pas plus que temps non seulement de cesser de croire que le monde se distingue entre nature et culture, ou entre ignorance et science, mais aussi de s’interroger sur le type de science que nous devons pratiquer ? En dénonçant les platistes comme incarnation de la négation de la science, n'oublie-t-on pas de s'interroger sur certains projets parfaitement scientifiques susceptibles de soulever de réels problèmes? Ainsi, faire progresser la connaissance autorise-t-il à monter des projets dont la conception même revient à nier des faits scientifiques parfaitement établis — avec d'autres conséquences que les croyances des platistes?
Deux exemple tout récents. Les physiciens du CERN, qui ont apparemment manqué les débats suscités par l’A69, voudraient faire construire un anneau plus grand que l’accélérateur de particules dont ils disposent déjà en bouleversant pour cela une vaste zone de biodiversité et de terres agricoles. Je fais partie des gens qui sont fascinés par la recherche scientifique et par la beauté de bien des instruments construits par les chercheurs, je pense par exemple au James Webb Space Telescope qui est une merveille d’optique et d’action à distance. Mais pouvons-nous faire de la science en ignorant le monde sur lequel cette science se fait ?
Autre exemple : une recherche largement diffusée sur les réseaux sociaux nous apprend que les souris se préoccupent de venir en aide à leurs congénères en détresse. Mais on apprend au détour d’une note que pour montrer l’altruisme et l’empathie chez les souris, les auteurs de la recherche ont sacrifié au moins une de ces souris. Bref, cette recherche nous en apprend-elle plus sur les souris ou sur l’absence de toute forme d’empathie chez les chercheurs ? (1)
L’idée que la science consisterait à décrire une réalité extérieure, sans rapport avec les décisions que nous pouvons prendre, est une idée qu’on retrouve souvent. C’est une idée fausse et dangereuse. Avant de prétendre décrire le monde il est important de décrire la manière dont on occupe ce monde. Nous avons une influence forte sur la réalité extérieure et même si la terre est ronde, ce n'est plus la même terre depuis que nous l’avons recouverte de réseaux sociotechniques qui ont rendu possible le progrès des connaissances mais aussi la mise de ces connaissances au service d’un modèle de société qui soulève aujourd’hui de sérieux problèmes.
N'est-il pas temps de comprendre que la réalité ne peut pas être décrite en ignorant les relations que nous entretenons avec le monde? Et que cela concerne au premier chef les scientifiques car leur évolution récente sur les questions écologiques permet de comprendre les raisons du désamour qui marque leurs relations avec les dirigeants, après des décennies de collaboration attentive? En acceptant de nous interroger sur la manière de concevoir la science à l’heure de la crise écologique, nous aurons, je crois, de bien meilleurs arguments à opposer aux platistes — tout particulièrement ceux qui dirigent nos sociétés.
NOTE
(1) j'ai trouvé cette information mais n'ai pas pu la vérifier précisément. Merci aux lecteurs-trices qui pourraient m'apporter plus d'information.