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Billet de blog 15 mars 2023

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La Martinière, les ovnis et les clichés sur la « croyance populaire »

La Martinière publie un livre illustré sur l’histoire des ovnis. Sous une présentation soignée cet ouvrage témoigne de la désinvolture avec laquelle l’auteur aborde l'histoire culturelle des "cultures populaires" et la question des phénomènes collectifs.

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Un résumé de l'argument pour celles et ceux qui n'auront pas le temps ou la patience de lire l'article en entier:

Cette "Histoire illustrée des ovnis" que La Martinière vient de publier témoigne, me semble-t-il, d’un phénomène inquiétant. Derrière un effort de présentation (un album illustré avec un réel talent, bien relié et imprimé, et composé de cahiers cousus) on trouve en fait un livre où l’auteur a mis ses talents d’illustrateur au service d’une narration qui se révèle vide de tout contenu réel. Le lecteur a droit à une succession de faits remplis d’erreurs et d'imprécisions qui montrent que l’auteur n’a guère fait d’efforts pour se documenter sérieusement, le tout organisé selon une chronologie qui témoigne également d’une absence de réflexion sur la manière d’écrire l’histoire de ce genre de phénomène, surtout s’agissant d’un phénomène controversé comme les ovnis. Alors que ce qui ressort de l’histoire des ovnis, c’est précisément un travail constant de la part des acteurs pour réécrire leur propre histoire dans le but de tenter de donner un sens à ces phénomènes en l’absence de consensus sur leur réalité (voir notamment la manière dont l'histoire des ovnis a été réécrite à l'aune de l'affaire de Roswell à partir de 1995, un détail que l'auteur reprend sans se rendre visiblement compte que cela soulève un problème), ce livre se contente d’accumuler les événements en fonction d’une chronologie qui témoigne à quel point l’auteur est passé à côté de tout effort de réflexion (il n’est visiblement pas tombé sur « Comment on écrit l’histoire » de Paul Veyne. Dommage pour nous.). Evidemment certains diront que ce n’est pas bien grave, puisque cela concerne les ovnis, un sujet considéré par beaucoup comme sans intérêt. Mais comme les mêmes brandissent régulièrement les ovnis comme exemple de croyance irrationnelle susceptible de menacer notre rationalité, on pourrait justement s’attendre à ce qu’on puisse s’inquiéter face à une telle absence d’effort pour présenter le sujet de manière cohérente. Question : quand les éditeurs feront-ils l’effort de publier des livres qui aident le lecteur à comprendre ces sujets controversés au lieu de se contenter de programmer des publications en suivant un vague effet de mode (« On parle à nouveau des ovnis ces temps-ci. On n’a rien à publier ? ») Un beau gâchis, parce que oui le livre est beau, mais oui c'est dommage de mettre de telles compétences au service d'un tel contenu.

*

Les éditions La Martinière publient un ouvrage intitulé « Histoire illustrée des OVNIs », traduction d’un livre écrit et illustré par un auteur anglais, Adam Allsuch Boardman. Destiné au grand public, ce volume décrit les grands événements qui ont ponctué l’histoire des ovnis afin de les mettre en perspective et de permettre au lecteur de comprendre l’évolution du phénomène ou des croyances à son propos.

Autant le dire tout de suite : le résultat est catastrophique. L’intéressant travail d’illustration et la présentation soignée de l’ouvrage cachent un contenu qui témoigne d’un niveau d’ignorance inquiétant de la part de l’auteur.

La lecture des blocs de texte qui accompagnent les illustrations montre que l’auteur ne s’est jamais donner la peine de remonter la piste des faits qu’il mentionne. Un travail de présentation original est donc utilisé pour accumuler une collection d’erreurs, d’anachronismes à propos de l’histoire des ovnis.

Je me permets de préciser que j’ai longuement enquêté sur l’histoire des débats sur les ovnis dans le cadre de mes études d'anthropologie. J’ai notamment enquêté aux Etats-Unis sur les circonstances au cours desquelles on a commencé à parler de « soucoupes volantes » en 1947. J’ai retrouvé certains des tout premiers participants à ces événements, notamment le journaliste qui a lancé l’affaire dans les médias que personne n’était jamais aller voir avant que je le retrouve en 1987 (et que personne n’est allé rencontrer par la suite). J’ai également passé du temps à interroger des témoins, leurs amis ou leurs familles et j’ai eu accès aux archives personnelles de figures historiques de l’histoire de l’ufologie et de groupes qui ont joué un rôle dans la construction de cette discipline marginale.

On peut donc imaginer ma déception en lisant le livre publié par La Martinière. On a l’impression d’être projeté dans Ubik, le célèbre roman de Philip K. Dick. Des morceaux de 1980 dérivent en 1947, des spéculations construites dans les années 1960 sont renvoyées à la plus haute antiquité. Et ainsi de suite.

Je propose d’examiner quelques passages représentatifs du livre. Il est évidemment impensable de lister toutes les erreurs, cela exigerait d’écrire un texte plus long que le livre lui-même.

Une collection de détails faux

Commençons par prendre quelques exemples du genre de liberté que l’auteur prend avec les faits. Page 28, Adam Boardman reconstitue la scène de l’observation qui est à l’origine du débat médiatique sur ce que les journalistes nord-américains vont commencer en 1947 à appeler des « flying saucers ». Ce débat a débuté après la diffusion par la presse du récit d’une observation réalisée par un pilote privé et homme d’affaires de l’Idaho, Kenneth Arnold, le 24 juin 1947 près du Mont Rainier dans l’État de Washington (pour les personnes intéressées par cette histoire, je renvoie à une vidéo dans laquelle je décris en détails cette histoire à partir de l’enquête que j’ai réalisée : https://www.youtube.com/watch?v=6N3dqklo9ro&t=4s). L’illustration qui accompagne le texte qui décrit cet épisode est un tissu d’erreurs.

Commençons par l’orientation de la scène. Kenneth Arnold se déplaçait dans l’autre sens par rapport aux objets. Par ailleurs, l’avion d’Arnold est un Callair à aile basse, pas une sorte de Cessna à aile haute! Les objets n’avaient pas la forme qui est montrée dans le livre. Ils étaient circulaires à l’avant et triangulaires à l’arrière et le deuxième, pas le premier !, avait selon une impression dont Arnold lui-même n’était pas certain au début, la forme d’un croissant.

Evidemment certains me répondront qu’un artiste a le droit à une certaine liberté dans la présentation des faits. Sauf que rien ne permet de comprendre en quoi les erreurs accumulées ici apportent quoi que ce soit à la présentation — ou à la compréhension — des faits.

Mais c’est surtout le texte qui accompagne les images qui pose problème. Au-dessous de l’image que je viens de décrire, l’auteur nous explique que « flairant le potentiel d’un […] scoop, le rédacteur en chef du magazine Fate, Raymond Palmer » (etc). Ray Palmer était un éditeur de pulps de science-fiction (SF) des années 1930 et 1940. Il ne peut pas être en 1947 rédacteur chef de Fate, car ce magazine n’existe alors pas. Il ne sera créé qu’au printemps 1948.

Deux pages plus haut, pages 26-27, l’auteur décrit le contexte qui serait selon lui à l’origine du débat sur les soucoupes. Son historique reprend une version de l’histoire des soucoupes qui remonte au début des années 1980 et qui a consisté, en suivant le génial (mais quelque peu « trickster ») ufologue américain John Keel à réécrire cette histoire en attribuant son invention à Ray Palmer (Keel a lancé cette rumeur dans un article publié en 1983 dans le fanzine fortéen Fortean Times, « The Man Who Invented Flying Saucers »). A partir de cette version fausse de l’histoire, l’auteur accumule les erreurs. Page 26 on peut lire une affirmation comme : « Le vif intérêt suscité par les ovnis remonte à 1944. » C’est faux. Pas plus la notion d’ovni que celle de soucoupe volante n’existent en 1944. L’auteur enchaine avec le récit de l’affaire Shaver (the Shaver Mystery), une séries de récits publiés par Palmer qui a marqué le réseau de fans de SF américains à cette époque, mais qui était inconnue du public. Il n’est évidemment jamais question du moindre « ovni » dans les histoires rédigées par Shaver (rappelons que le terme UFO, équivalent anglais d'OVNI, n'émerge dans la culture US qu'à partir de 1955).

Le récit qui figure dans cette double page vise donc à persuader le lecteur que Ray Palmer est l’inventeur des soucoupes. En 1988 j’ai passé plusieurs jours à fouiller les archives personnelles de Ray Palmer dans le nord du Wisconsin et il est clair que Palmer n’a joué qu’un rôle très marginal dans le lancement du débat public sur les soucoupes. On ne peut pas comprendre l’histoire des soucoupes si on attribue à Palmer le travail qui a en fait été réalisé par les réseaux de presse nord-américains comme l’Associated Press ou United Press. C’est l’AP qui a lancé la polémique publique sur l’histoire de Kenneth Arnold en diffusant les détails de son observation le 25 juin 1947. Comme le reste de la population des Etats-Unis, Ray Palmer a découvert cette histoire en lisant les journaux et en écoutant la radio, pas en l'organisant lui-même. S’il a pris par la suite contact avec Kenneth Arnold pour tenter de récupérer son témoignage afin de valider certains récits qu’il avait publiés dans Amazing Stories, tout cela est passé inaperçu des médias et de l’immense majorité de l’opinion. Adam Boardman se livre à une réécriture de l’histoire pure et simple.

J’aime beaucoup le style graphique de l’auteur mais pourquoi n’avoir pas mis plus de soin dans la réalisation de ces illustrations ? La représentation de la cité lémurienne qui est donnée page 26 n’a strictement rien à voir avec les représentations qu’on pouvait trouver dans les pulps comme Amazing Stories. C’est une illustration inspirée par Blake et Mortimer dans l’Enigme de l’Atlantide et par les aventures de Tintin décrites dans Objectif Lune, très éloignée du style des pulps de 1945. L’auteur n’a visiblement jamais consulté les récits publiés par Palmer dans Amazing Stories ou Fantastic Adventures.

La suite permet de voir à quel point l’auteur est passé à côté de certains travaux intéressants dont il a entendu parler et qu’il a utilisé de travers pour construire son propos. Page 27, l’auteur nous explique qu’on trouve des récits d’enlèvements dans les pages d’Amazing Stories dès la fin des années 1940 et que ces histoires vont conduire à l’élaboration des cas d’enlèvements extraterrestres dans les années 1960. Le lecteur ressort de la lecture de cette double page avec l’idée que l’ensemble des caractéristiques des soucoupes, jusqu’au vocabulaire (ovni etc) se trouve déjà mis très précisément en forme dans la SF pré-arnoldienne. C’est une invention pure et simple. On peut évidemment comme d’autres auteurs l’ont fait, et en premier lieu l’ethnologue Bertrand Méheust (dans Science-fiction et soucoupes volantes, 1978), rapprocher la structure de certains récits issus de la culture populaire de science-fiction ; mais faire croire que ces abductions sont sorties telles qu’on les connaît aujourd’hui des pulps des années 1940 témoigne du niveau de méconnaissance de l’auteur. Celles et ceux qui ont lu les travaux de Bertrand Méheust sur ce sujet, ou les articles plus récents de l’essayiste Michel Meurger, savent qu’on trouve dans la SF d’avant 1947 certains thèmes qui vont ensuite être retravaillés par la culture ufologique. Mais Méheust a montré et insisté aussi sur les différences en aidant à comprendre comment la culture s’empare de thèmes tout en les retraduisant profondément. Adam Boardman a pris connaissance de textes reprenant semble-t-il certaines des thèses de Méheust sans être capable des les mettre correctement en perspective et en aboutissant à un récit sans le moindre lien avec la manière dont cette histoire s’est vraiment déployée.

Une chronologie remplie d'anachronismes


Non seulement le texte est rempli d’erreurs factuelles mais l’auteur montre également qu’il n’est pas capable de situer les faits les uns par rapport aux autres, ce qui aboutit à un récit qui réorganise la chronologie de ces faits selon un schéma qui n’a rien à voir avec la manière dont les événements se sont organisés et succédés au fil du temps.

Un exemple. Alors qu’Arnold a eu droit à une page dépourvue des informations minimales, les deux pages suivantes (pages 30-31) sont consacrées à la désormais fameuse affaire de Roswell (l'histoire d'une soucoupe qui se serait écrasée dans le désert du Nouveau-Mexique en 1947 et qui aurait été cachée par l'armée depuis). On peut évidemment comprendre que l’auteur ait placé cette histoire après celle d’Arnold puisqu’elle est censée être survenue en juillet 1947. Le problème, et il est de taille, c’est qu’il ne suffit pas qu’une histoire soit datée de 1947 pour qu’elle se soit déroulée, c'est à dire qu'elle ait été débattue, en 1947. Et de fait il n’existe aucune « affaire de Roswell » avant le premier livre qui paraît sur cette histoire en 1980 et qui construit la structure et les détails de cette histoire. Il faut comprendre que la plupart des détails qui sont aujourd’hui associés à l’affaire de Roswell n’existaient tout simplement pas en 1947 ! Placer Roswell en1947 c’est comme mettre un kilt à William Wallace dans Braveheart, le film de Mel Gibson. Boardman confond l’histoire des ovnis telle qu’elle a été reconstruite dans les années 1990 avec l’histoire des ovnis telle qu’elle a pu s’écrire au cours de l’été 1947. (Je ne préjuge pas ici de l’authenticité ou de la fausseté de cette histoire, je me borne à expliquer que la célébrité de ce cas date de 1980 et surtout des années 1990 et que les détails considérés aujourd’hui comme centraux n’existaient alors tout simplement pas.) L’histoire des ballons Mogul par exemple est inconnue avant 1994.

Sautons les pages qui nécessiteraient un long travail si on voulait corriger les nombreux autres détails faux du récit et rendons-nous pages 51 et 54-57 à la section consacrée aux enlèvements à bord d'ovnis. L’histoire de l’enlèvement d’un paysan brésilien, Antonio Villas Boas, en 1957 est présentée page 51 avant l’aventure survenue en 1961 au couple américain Betty et Barney Hill, page 54 et suivantes. Cette manière de laisser entendre que l’histoire de Villas Boas aurait « précédé » celle des Hill est, malgré les dates respectives des cas, très discutable car cela montre que l’auteur ignore la manière dont ces histoires ont été construites et diffusées par la culture ufologique et médiatique. C’est à partir du milieu des années 1960 que les histoires d’enlèvements de témoins d’ovnis par les « pilotes » d’ovnis commencent à se diffuser aux Etats-Unis. La première histoire qui suscite un large intérêt de l’opinion est le cas des époux Hill, pas celui d’Antonio Villas Boas. Cette dernière affaire est alors connue uniquement au sein de quelques réseaux d’ufologues particulièrement proches des événements. En 1958 deux ou trois ufologues brésiliens entendent parler du cas et un médecin, Olavo Fontes, qui a examiné Antonio Villas Boas et qui est également ufologue, prévient les époux Lorenzen qui dirigent un important groupe d’enquêteurs amateurs, l’APRO (Aerial Phenomena Research Organisation). Mais ceux-ci, embarrassés par le contenu des faits (le témoin prétend avoir fait l’amour avec une créature extraterrestre à bord d’une soucoupe), ne le publient pas dans leur bulletin qui a de plus une diffusion limitée. L’affaire ne va sortir dans un bulletin ufologique brésilien à diffusion très limitée qu’en 1962 et va passer de là dans une revue anglaise, la Flying Saucer Review (FSR), en 1964. Mais c’est après la reprise du rapport de Fontes dans un premier livre des Lorenzen en 1967 que l’histoire va être largement diffusée et reprise ensuite dans un volume publié par la FSR, The Humanoids. Comprendre la place occupée par ce genre d’histoire dans notre culture implique de comprendre précisément comment les acteurs ont organisé la diffusion des informations ainsi que leur (re)construction. Tout cela est absent de ce livre.

Même problème avec le Triangle des Bermudes qui est placé juste avant d’aborder la section du livre consacrée aux années 1950. Pourquoi placer ainsi le Triangle des Bermudes vers 1949 ? Le terme Triangle des Bermudes a été inventé par un journaliste en 1965 et il est devenu populaire aux Etats-Unis à partir de la fin des années 1960 avant le succès mondial qui lui a été assuré par le best-seller de Charles Berlitz paru en 1974 et traduit dans un grand nombre de langues. Le Triangle des Bermudes est donc un sujet des années 1970 pas de la fin des années 1940.

Idem avec les pages consacrées à l’interprétation extraterrestre des sites archéologiques. L’ouvrage débute pages 14-15 par un chapitre consacré aux théories des amateurs d’archéologie fantastique qui réinterprètent les monuments antiques en suggérant qu’ils sont pu être érigés avec l’aide de civilisateurs ET. C’est un peu comme si l’auteur avait placé les généalogie des patriarches de l’ancien testament à l’origine du monde parce que la bible reconstitue ainsi leur place dans l’histoire. Fait-il de l’histoire ou de la mythologie ? Rappelons que c’est dans les années 1960 (avec la publication du Matin des magiciens puis des ouvrages de Erich von Däniken) que débute surtout la relecture « extraterrestre » des monuments archéologiques. Mais l'auteur construit une histoire linéaire qui part de l’interprétation extraterrestres des monuments antiques jusqu’à nos modernes soucoupes en suivant la datation des faits imaginés par la littérature ufologique.

Continuons. L’auteur présente ensuite des chapitres qui sont consacrés à des observations de phénomènes aériens survenus avant 1947 en laissant croire au lecteur que lorsque le public découvre les soucoupes, il a déjà la tête pleine d’autres sujets, tels les foo-fighters de la guerre, les airships de 1897 etc. Il faut bien comprendre que lorsque l’histoire des soucoupes débute en 1947, il s’agit d’abord d’un fait divers dont tout le monde pense qu’il va passer comme le café. Tout le monde ou presque a alors oublié les observations de phénomènes aériens qui ont pu survenir à des époques antérieures, notamment les foo-fighters des années 1940 ou, a fortiori, les airships de 1897. C’est dans le cours des débats qui surviennent à partir de 1947 que d’une part le phénomène va peu à peu s’installer dans la longue durée, et qu’ensuite d’autres faits antérieurs vont être rapprochés des observations de soucoupes. C’est notamment dans la presse de l’été 1947 que certains commencent à établir des rapprochements entre les soucoupes et des observations "pré-arnoldiennes". Pourquoi ? Parce que les rédactions de presse disposaient de dossiers dans lesquels les rédacteurs ont pu se replonger. Le grand public, quant à lui, avait oublié ces situations précédentes que les médias ne passaient pas leur temps à rappeler. C'est donc la culture médiatique mais surtout la culture ufologique des décennies suivante qui ont organisé a posteriori cette chronologie.

Je pourrai prendre chaque page ou double page de cet ouvrage et accumuler des remarques similaires sur chaque affaire. Cette histoire illustrée est rédigée par quelqu’un qui ne connaît pas l’histoire des ovnis, qui ne s’intéresse pas à l’histoire culturelle, une discipline qui ne s’improvise pas, et qui ne comprend surtout pas la manière dont les acteurs des faits ont eux-mêmes sans cesse construit et reconstruit les faits (encore une fois il ne s’agit pas de mettre en cause les acteurs, ils ont parfaitement le droit d’évoluer dans leur appréciation des faits. On rencontre cela dans tous les domaines, pas juste avec les ovnis).

Vulgarise veut dire simplifier pour permettre au non spécialiste de prendre connaissance des faits et pour l’aider à participer à un débat collectif, cela ne veut pas dire décrire n’importe comment les faits en glissant des détails fantaisistes et en organisant ces faits les uns par rapport aux autres de manière fantaisiste. Au lieu d’inviter le lecteur à s’interroger sur la manière dont les acteurs des débats sur les soucoupes ont reconstitué l’histoire des phénomènes aériens et ont doté les ovnis d'une atériorité destinée à renforcer la matérialité des faits, le livre de Adam Boardman laisse intactes toutes les idées reçues qu’on rencontre un peu partout sur le sujet.

Pourquoi un tel livre ?

Pourquoi les éditions La Martinière ont-elles décidé de publier ce livre ? Ce livre vient après d'autres qui, ces dernières années, se sont employés à "vulgariser" l'histoire des ovnis, de manière déjà plus ou moins heureuse. On peut remarquer que ce sujet qui était très largement ignoré des chercheurs en histoire et en sciences sociales avant les années 1990 est devenu à la mode dans la foulée des débats suscités par les « croyances aux théories du complot » entre 1995 (succès de la série X-Files) et le début des années 2000 (théories complotistes sur le 11 septembre suivies par le best-seller du Da Vinci Code). Les travaux d’étudiants et d’universitaires se sont alors multipliés. Malheureusement, le mépris affiché pour ce sujet, ravalé au rang de « croyance irrationnelle » ou de « théorie du complot » a conduit de trop nombreux universitaires à penser qu’il était possible de parler de ce thème en se dispensant de fournir le moindre effort pour réaliser une véritable enquête. On a donc assisté à partir du début des années 2000 à la multiplication de mémoires, de thèses, d’articles et de livres mal faits sur le thème des « croyances complotistes » dont les médias ont souvent rendu compte de manière élogieuse car les journalistes n’avaient aucun moyen de vérifier le sérieux de ces travaux et ne pouvaient donc se baser que sur l’argument d’autorité pour juger leur contenu (ainsi, en 2016 j'ai été invité à participer à une discussion sur une web télé par ailleurs très sérieuse sur les théories du complot ufologiques en compagnie d'un zététicien dont les présentateurs citaient avec respect une vidéo sur le sujet qui était une collection d'âneries; vers la même époque j'ai été invité à participer à l'enregistrement d'une émission pour Arte consacrée à l'affaire de Roswell et les producteurs ont manipulé mes propos pour les faire coller avec la reconstitution des faits que leur avait livrée les autres invités, qui étaient parfaitement incompétents sur le sujet. J'ai publié un billet sur cette triste histoire ici: https://pulp.hypotheses.org/3066).

L'accumulation de travaux académiques pour le moins problématiques a fait que le sujet des ovnis s’est retrouvé dans le même genre de situation qui avait conduit à multiplier aux 19e et début du 20e siècle les études sur les "croyances paysannes" ou sur la "pensée prélogique" des peuples "sauvages". Au lieu de réaliser des études sérieuses, de trop nombreux universitaires ont vu dans ce sujet une occasion de disserter sur le niveau supposé inquiétant de "crédulité" de nos contemporains. Une vieille lune largement partagée par nos élites et qui contribue malheureusement aujourd'hui à entretenir des préjugés sur la population en permettant malheureusement le saccage des services publics et de notre modèle social par les adeptes du néolibéralisme. Les ovnis sont devenus un exemple de ces « croyances aux théories du complot » qui sont désormais amplement dénoncées sans avoir le plus souvent fait l’objet de la moindre analyse digne de ce nom (pour une rare exception voir le livre remarquable de Luc Boltanski, Enigmes et complots, Gallimard). Il est clair qu’Adam Boardman a puisé dans ces mauvais travaux de quoi construire son livre. Ce qui explique le niveau très faible de son contenu tant en ce qui concerne les détails précis que la capacité à mettre de l’ordre dans la chronologie du phénomène.

On ne peut que regretter que de tels livres soient proposés au public car ils risquent juste de contribuer à diffuser un peu plus les clichés qui circulent déjà sur l’histoire des ovnis, ce qui est un comble pour un travail qui s’appuie sur des auteurs qui prétendent pour la plupart d’entre eux lutter contre la crédulité.

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