LE DEBRIEFING
I
– Qu’y a-t-il dans la salle 101 ?
L’expression du visage de O’ Brien ne changea pas. Il répondit sèchement :
– Vous savez ce qu’il y a dans la salle 101, Winston. Tout le monde sait ce qu’il y a dans la salle 101.
George Orwell, 1984
La « salle de débriefing » se situait à une dizaine de mètres du plateau, dans le hall d’entrée du premier étage. À sa gauche, un couloir menait à une porte badgée derrière laquelle on descendait, par un escalier, vers l’entrée principale du bâtiment. À sa droite, un distributeur de café. Je me souviens très bien de l’effet que produisait sur nous la vue des stores vénitiens qui emplissaient toute la surface vitrée de la salle donnant sur le hall. Lorsqu’ils étaient fermés – comme ce fut le cas après que le manager eut refermé la porte derrière Teddy – cela signifiait qu’un Entretien Individuel (EI) avait lieu, qu’un débriefing,ou un coaching,était en cours. Une sorte de gêne s’immisçait alors invariablement dans les conversations. Surtout quand l’un des interlocuteurs ressentait le besoin d’y jeter subrepticement un coup d’œil. C’était le moment où le caractère artificiel de l’espace détente – mot Managelangue censé définir le vague pourtour de la machine à café – était le plus évident. Nul doute qu’à ce moment précis chacun ruminait plus ou moins clairement certains détails de ses propres EI. Cela tournait généralement autour des « chiffres » qui n’étaient jamais totalement satisfaisants aux yeux de la hiérarchie. Le malaise tenait moins à la réminiscence des questionnements endurés sur les résultats chiffrés, qu’à l’arbitraire des indicateurs retenus par le Management pour permettre le chiffrage du travail. Tout le monde sentait bien qu’il y avait là, dans ce trouble, quelque chose de l’ordre d’un vécu commun lié à ces interrogatoires. Pourtant, impossible à mettre en mots, chacun le revivait dans l’isolement de sa vérité singulière. Pour ce qui me concernait, cela s’était passé, dans cette même salle, il y avait environ six ans…
II
Un bout rectangulaire de journal était apparu entre les doigts d’O’Brien. Il resta dans le champ de vision de Winston peut-être cinq secondes. C’était une photographie, et il n’était pas question de douter de son identité. (…).
O’Brien traversa la pièce. Il y avait un trou de mémoire dans le mur d’en face. Il souleva le grillage. Invisible, le frêle bout de papier tournoyait, emporté par le courant d’air chaud et disparaissait dans un rapide flamboiement. O’Brien s’éloigna du mur.
– Des cendres ! dit-il. Pas même des cendres identifiables, de la poussière. Elle n’a jamais existé.
– Mais elle existe encore ! Elle doit exister ! Elle existe dans la mémoire ! Dans la mienne ! Dans la vôtre !
– Je ne m’en souviens pas, dit O’Brien.
Le cœur de Winston défaillit. C’était de la doublepensée.
George Orwell, 1984
< Blanchard était alors venu me voir sur ma position de travail alors que j’étais en appel. J’avais dû dire au client de patienter un instant :
– Tu as deux minutes, Pitt, après ton appel ? Il faudrait que l’on ait un entretien tous les deux.
Je connaissais Blanchard depuis longtemps. Avant les grandes coupes sombres de l’Opérateur historique, il était « chef d’équipe » d’une dizaine d’agents des lignes. « Mes gars », comme il les appelait. Les agents des lignes, eux, le considéraient comme un homme à poigne, mais « juste et droit ». Il m’arrivait de le rencontrer lorsque j’étais en déplacement sur son site, ayant alors moi-même un autre métier qui pouvait m’y conduire.
Je me souviens, en particulier, de l’une de mes visites où nous avions discuté longuement de sa probable reconversion sur le plateau de centre d’appels. On était alors en plein dans le maelstrom des réorganisations et son site, comme beaucoup d’autres déjà avant lui, devait disparaître. Bien qu’engagés, lui et moi, dans deux syndicats différents mais tous deux farouchement opposés à la Révolution conservatrice, nous nous retrouvions pour l’essentiel dans l’analyse de la situation : des réformes non seulement menées au bulldozer, mais dont la pertinence technique, organisationnelle et humaine n’était pas avérée ; de surcroît, elles compromettaient gravement la qualité du réseau téléphonique. C’est d’ailleurs lorsque l’on abordait ce dernier point que Blanchard s’emportait. Homme de métier, il endossait fièrement son statut de « lignard », fleuron de l’Opérateur historique que les plus anciens tendaient même à mythifier. Il ne supportait pas que des visées essentiellement financières et gestionnaires remissent en cause les investissements nécessaires à la maintenance préventive du réseau, garante d’un service-public de qualité à l’ensemble du territoire. Je le revois assis derrière son bureau, entouré des surplus d’outils et d’équipements destinés aux agents lors de leur prise de feuille de route du matin : casques empilés sur le sol, harnais accrochés sur des montants d’étagères, explosimètres, ainsi que d’autres ustensiles destinés aux interventions sur les lignes ou servant à la signalisation de la voierie. Ce qui aurait pu apparaître, vu de l’extérieur, comme un vaste fourbis, correspondait en réalité à un agencement calculé. Cet apparent bric-à-brac improvisé s’était avéré, au fil du temps, comme un agencement familier pour les agents qui saisissaient naturellement le viatique matériel dont ils avaient besoin pour leur tournée journalière. Au milieu de ce fatras de métier, au fond de son fauteuil, la masse imposante de Blanchard paraissait plus que jamais dans son élément.
– Vingt ans ! dit-il, d’abord posément, avant que le ton ne montât crescendo. Vingt ans passés à la maintenance-réseau. Des années de formations techniques. Tu sais ce que ça représente, ça : un MÉ-TIER ! Tout ça pour finir garde-chiourme sur un centre d’appels ? Mana-dgeur, comme ils disent, c’est-à-dire trou du cul qui se targue de ne rien connaître du travail et se gargarise de statistiques ? Quel gâchis ! Et qu’est-ce qu’ils vont faire, les gars, à papoter avec les clients ? C’est des techniciens de terrain, bordel, pas des standardistes ! Même sur le plateau technique ils vont en crever. Et ne parlons pas d’un plateau commercial ou, pire encore, d’une agence commerciale. Mais ça, ils s’en foutent ! », vociférait-il…
Puis, trois ans plus tard, ce fut mon tour. Moi aussi je dus changer de métier sous la menace de la fermeture de mon activité de technicien transmission sur le site où je travaillais. De plus, le Management obligeait les techniciens, de manière insidieuse, à se reconvertir vers les métiers de la « relation client ». TOUS VENDEURS était alors le slogan Managelangue le plus en vue… Après le rituel des « lettres de motivation » et « curriculum vitae » que nous étions contraints de rédiger pour notre propre employeur, j’atterris donc également sur le plateau. Et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes là, lui en tant que manager « garde-chiourme », moi en en tant que téléconseiller. Cela faisait seulement deux mois que j’avais été affecté dans l’équipe de Blanchard quand il vint me voir alors que j’étais en prise d’appels. Mais, malgré notre passé commun, ce fut avec les apparences d’un « manager hot-line », nécessairement distant et froid, qu’il s’adressa à moi.
Les stores de la salle de débriefing étaient fermés. On ne voyait pas l’extérieur mais on venait d’y distinguer le tintement d’une pièce de monnaie. Deux secondes plus tard, le vrombissement sourd du distributeur de café se fit entendre, de manière un peu plus perceptible. Sur la petite table ronde de la salle de coaching, face à moi, Blanchard prit beaucoup de temps à sortir d’une enveloppe des tableaux Excel qui devaient me concerner. Jusqu’alors, il ne m’avait pas encore adressé un seul regard. Et cela depuis le moment où j’étais venu lui dire, à la fin de mon appel, que j’étais disponible pour l’entretien.
– Pitt, me dit-il d’un ton faussement détaché, tout en me regardant enfin mais un peu de haut, j’ai voulu te voir, car tes chiffres ne sont pas terribles. En particulier la DMT.
– Tu sais très bien que ces indicateurs n’ont aucun sens, lui dis-je, puisqu’ils sont contradictoires entre eux : si l’on veut dépanner correctement l’abonné, ce que j’essaye de faire, on est obligé de passer du temps au téléphone, et par conséquent la fameuse Durée Moyenne de Traitement va exploser. En revanche, si l’on satisfait à la DMT, alors c’est le Taux de Résolution au premier dépannage, le fameux TR7, qui ne sera plus bon…
Je sentais que je m’étais déjà trop emporté. C’était l’épreuve que, personnellement, je redoutais le plus : garder son quant-à-soi quand on se sait d’avance pris dans les rets d’un mensonge institué, aveugle et implacable. Pourtant, certain que l’évidence du réel pouvait faire entendre raison à un procès truqué, je ne pus m’empêcher de rajouter avec rage et amertume :
– Sans parler, d’ailleurs, du caractère totalement factice de ce soit-disant « indicateur de qualité » qu’est le TR7. Pourquoi sept jours ? En quoi le rappel du client dans un délai de sept jours prouverait-il qu’il n’a pas été correctement dépanné ? Là aussi, tu sais très bien qu’il peut rappeler pour une tout autre raison que le motif de son appel initial…
Mais ma croyance dans les vertus de la vérité avait été, une nouvelle fois, battue en brèche. Comme je le craignais, Blanchard se retrancha dans la rhétorique toute prête de la communication managériale.
– Oui, je sais. Ça c’est ce que l’on dit toujours. Mais, justement, il faut trouver le bon compromis entre la DMT et le TR7.
– Le bon compromis, pour quoi faire ? Pour « tenir les chiffres », ou pour dépanner correctement l’abonné à Internet ? Tu vas reprendre, toi aussi, le refrain de la direction selon lequel « bien dépanner le client, c’est d’abord le dépanner dans sa tête », et cela pour éviter que la file d’attente des appels ne s’allonge ?
– Ecoute-moi, Pitt. Je connais tes convictions…
– …et les tiennes ? L’interrompis-je.
Blanchard avait décidément bien changé. Même physiquement : il avait maigri. Je l’avais déjà observé à plusieurs reprises à la position qui lui était dédiée, avec les autres managers, au milieu du plateau. D’abord, cette attitude que je ne lui connaissais pas – cette manière bien particulière d’avoir l’air constamment affairé, de regarder en survol le plateau, sans voir – m’était apparue étrangère à ce que je connaissais de lui, mais bien ajustée à sa nouvelle fonction. Même sa manière de marcher semblait avoir changé. De sa bonhomie d’ancien lignard, je m’étais dis qu’il ne restait plus grand-chose. Puis, j’avais fini par m’apercevoir qu’il lui était tout de même resté une sorte de bonté inadaptée à l’attitude qui devait être la sienne. Elle se manifestait dans des hésitations, des doutes... Il montrait par là qu’il n’était pas encore totalement devenu le « manager idéal », de ceux qui vous regardent, au contraire, droit dans les yeux, cyniques et sachant se protéger du moindre accès à toute forme de sensibilité humaine. Il semblait, au contraire, engoncé dans ces gestes et cette élocution que sa fonction était censée requérir.
– Moi, reprit-il en manifestant un peu d’impatience, les yeux mi-clos, j’ai pris le parti… d’accompagner du mieux que je peux… le plus humainement possible… le système… qui… s’est finalement imposé à nous. On ne peut pas revenir en arrière. C’est trop tard. Il faut faire avec. Moi, j’ai pris le parti de faire avec, Pitt. Et je suis obligé de te dire que ta DMT n’est pas bonne.
Je crois alors avoir vaguement pensé que l’amaigrissement spectaculaire de Blanchard était le signe d’une maladie, lié en tout cas à son consentement au système. J’en étais arrivé là en pensant aux Séminaires de cadres et autres Comités de direction qu’il avait dû endurer : on l’avait entrainé à devoir en rabattre sur ses convictions d’homme de métier. À la place de ce « savoir-faire de métier », qu’il défendait autrefois bec et ongles, il avait dû accepter, en tant que manager, de collaborer à ce découpage factice des métiers en compétences. Combien d’entretiens individuels portant sur l’Évaluation individuelle des compétences, caution de la flexibilité et de l’employabilité dont se gargarisait le Management (largement relayé en cela par le PPA), avait-il déjà dû faire passer aux salariés ? Et combien de couleuvres avait-il dû avaler pour en arriver là ?
Huit mois plus tard, nous apprîmes que Blanchard avait été arrêté pour longue maladie. Il avait un cancer.>
III
Winston était-il donc le seul à posséder une mémoire ?
George Orwell, 1984
Teddy venait de sortir de son entretien. Il était revenu sur le plateau, plus sombre qu’à son habitude. Je me décidai à aller le voir, avant qu’il ne reprenne un appel, pour lui demander comment son entretien s’était passé.
– Bah, tu sais ce que c’est, me dit-il. Tout de suite, premier truc : « Tu passes trop de temps en appel », et il me sort mes chiffres. Est-ce que j’y peux quelque chose, moi, si le vieux ne savait même pas brancher sa Box sur la prise électrique ?
J’essaye de prendre la balle au bond :
– D’autant qu’il t’a proposé cet entretien après ton ras-le-bol…
– Ouais… Mais tu sais, eux, ils sont comme ça, me dit-il évasivement.
Je savais que Teddy, comme les autres jeunes « contrats pro. », se méfiait des syndicats, et donc de moi. D’ailleurs, lorsque j’étais venu le voir, j’ai l’avais senti plus ou moins en alerte. Son statut, sa scolarité « difficile », ses années de « galère », mais aussi les promesses opportunistes de gain narcissique bien rôdées et savamment entretenues par le Management, l’avaient amené à l’idée que pactiser avec les patrons était le seul moyen de « s’en sortir ». Il n’avait jamais eu d’autre modèle que celui de la « débrouille » ; il n’avait jamais prêté attention à d’autres explications du monde que celle, rabâchée par la propagande dominante, de la « responsabilité individuelle » comme seule explication possible de son propre malheur. C’est pourquoi il avait tendance à prendre au sérieux les promesses faites par la direction de s’en sortir par « la prise d’initiative », la participation aux « challenges », aux concours de « boite à idées », etc. A contrario, en dénonçant constamment les méfaits de la direction dans une perspective de mobilisation collective, les syndicats compromettaient ses espoirs placés dans le monde enchanté de l’Entreprise. L’action syndicale ne pouvait donc lui apparaître que comme trop manichéenne et éloignée de ses préoccupations existentielles. Et puis l’individualisation du travail, même lorsqu’on était parfois amené à la subir à ses dépens, n’était-elle pas finalement dans l’ordre des choses, aussi naturelle que l’individualisation de la « galère » ?
Dans ces conditions, il n’était pas question pour moi de tenter quoi que ce soit dans le registre collectif des conflits d’intérêts entre patrons et salariés, c’est-à-dire celui de la lutte des classes. C’était par l’entrée sur le mensonge institué lié au travail que je sentais avoir quelque chance d’établir avec lui un dialogue critique vis-à-vis du système. Et, de fait, c’est lorsque nous en arrivâmes, après bien des détours, à évoquer la déconnexion des « chiffres » d’avec la réalité du travail, que je vis la mâchoire de Teddy se crisper convulsivement.