Ce titre se veut tout à la fois le pendant de celui d’Edwy Plenel dans sa dernière chronique sur France Culture : « Une bonne nouvelle : le succès de Thomas Piketty », et la traduction de l’article de Didier Eribon paru dans Le Monde d’hier : « La gauche contre elle-même ».
Dans sa chronique radiophonique du 7 mai, Edwy Plenel commence par se réjouir ainsi du succès rencontré par le dernier ouvrage de Thomas Piketty : « Allez sur Internet, tapez Amazone, et regardez les meilleures ventes en non-fiction, et vous découvrirez qu’un livre pourtant paru il y a quelques mois, QUI FAIT 970 PAGES !!! », s’exclame le chroniqueur, « d’un savant qui sera peut-être un jour prix Nobel d’économie, j’ai nommé Thomas Piketty : Le capital au XXIème siècle, est en tête des ventes (…) ». Et d’en conclure, avec un brin d’optimisme : « nos compatriotes plébiscitent un livre de réflexion, de fond, qui met en évidence ce qui actuellement nous emmène dans la catastrophe. »
Mais quelle catastrophe s’annonce véritablement à nous et comment y faire face, selon Thomas Piketty ?
En résumé, nous dirons, à l’écoute de cette chronique, qu’elle tient dans la financiarisation de l’économie qui fait que « la rente est en train de dévorer le travail » et que, de ce fait, « le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques de nos sociétés démocratiques. » (c’est moi qui souligne). Et, pour ceux qui auraient lu quelque texte de l’économiste, on sait que le scandale est exclusivement conçu en termes d’inégalités de revenus et de politiques de redistribution défaillantes, tout cela figurant dans des éléments graphiques comparés en « déciles » ou en « centiles ».
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De son côté, Didier Eribon rappelle ceci :
« (…) ceux qui (applaudissent Thomas Piketty) dans les journaux français sont les mêmes qui insultaient hier Pierre Bourdieu lorsqu’il dénonçait les ravages répandus pas le néolibéralisme ».
En disant cela, le sociologue tient manifestement à rappeler quelques vérités politiques de notre histoire contemporaine même si, comme on le sait, le temps est l’allié des dénégations des vérités. Toutefois, ce serait une erreur de s’éterniser trop longtemps sur les règlements de compte car là n’est pas l’essentiel.
L’essentiel, c’est le caractère d’évidence de la « catastrophe » capitaliste, aujourd’hui dans sa version néolibérale, dont témoigne l’existence même de la chronique d’Edwy Plenel. Mais pour Didier Eribon, les pikettistes, qui parent le discours de Thomas Piketty d’atours révolutionnaires, sont sans doute les plus grandes victimes de la violence symbolique du néolibéralisme :
« La tentation est grande, dans un tel contexte, de prendre pour d’extraordinaires avancées progressistes ce que, en d’autres temps, on aurait considéré comme des concessions destinées à sauver le système, et même d’aller jusqu’à sentir un souffle « révolutionnaire » dans ce qu’il conviendrait d’interpréter comme un aboutissement et un réaménagement de ce qu’a produit la « révolution conservatrice » depuis le début des années 1980. »
Car à se focaliser exclusivement sur les inégalités entre les parts les plus hautes et les plus basses des revenus économiques, Thomas Piketty en vient à faire abstraction des inégalités sociales à l’intérieur même de la masse des 90% de la population qui se partagent les 10% de la richesse restante. Cette dernière, considérée indistinctement comme « le peuple », doit alors se soumettre, comme le note Eribon, à l’un des mots d’ordre historiques de l’esprit du capitalisme : le Mérite.
« Le regard porté sur le monde social par Piketty participe de cette problématique aronienne de l’individualisation construite contre l’idée même de classes sociales, contre l’idée de déterminismes sociaux et de reproduction et, par conséquent, contre toute approche en termes d’exploitation et de luttes, de domination et de conflictualité. C’est la démarche qui sous-tend le livre : ce qui définit la « modernité démocratique », répète-t-il, c’est que les inégalités sociales sont justes et justifiées si elles sont fondées sur le travail et le mérite individuels ».
Parler ainsi de la menace d’un prétendu recul de la méritocratie est d’autant plus surprenant que, si l’on sort des statistiques économiques pour s’intéresser un peu au réel du social, on s’aperçoit que les dispositifs gestionnaires conçus sous l’angle du mérite n’ont sans doute jamais été aussi présents qu’aujourd’hui : « le salaire au mérite » ou « l’évaluation individuelle des performances » ont envahi tous les secteurs d’activité, ceux qui concernent la masse du peuple hors du dernier décile cher à notre économiste.
« On ne s’en étonnera pas : le livre de Piketty paraît en France dans une collection dirigée par Pierre Rosanvallon, l’ancien animateur de la Fondation Saint-Simon, qui entendait réunir de manière durable des universitaires, des journalistes, des responsables politiques et des grands patrons avec pour objectif d’organiser le basculement du champ intellectuel de la gauche vers la droite, de Marx vers Tocqueville ou, plus exactement, de Sartre, Foucault et Bourdieu vers Raymond Aron. »
Pas étonnant, comme le note encore Eribon, que dans cette reconfiguration de l’espace intellectuel et politique le champ soit ouvert à la montée du Front National en France et de l’extrême droite d’une manière générale.