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Billet de blog 22 juillet 2013

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Petite chronique de la soumission ordinaire (2) : L'espoir

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L’ESPOIR

I

Pas seulement l’amour qui s’adresse à une seule personne, mais l’instinct animal, le désir simple et indifférencié. Là était la force qui mettrait le Parti en pièce.

George Orwell, 1984

Teddy avait vingt-quatre ans. Il avait été embauché huit mois plus tôt, dans le cadre d’un contrat de professionnalisation, en même temps que six autres collègues. Six « jeunes », comme on les appelait sur le plateau, à faire baisser quelque peu la pyramide d’âge de l’Opérateur historique de télécommunications pour lequel nous travaillions en tant que téléconseillers, pour la plupart encore fonctionnaires d’Etat.

Il était resté près d’une heure en ligne avec un client. L’activité principale de ce plateau technique de centre d’appels consistait à dépanner, par téléphone, des gens qui rencontraient des problèmes avec internet, ou avec la téléphonie et la TV associées à internet. En retirant son casque, à la fin de cette communication, Teddy ne put s’empêcher de pousser un soupir, usé. Puis, tout en le jetant sur la table, il s’affala sur le dossier de son siège et conclut à bout de souffle :

–      Oh putain ! Ras-le-bol !

Cela aurait pu paraître insignifiant. Mais ce geste instinctif était d’une importance capitale. Il m’apparaissait confusément comme un signe d’espoir. Surtout après que les lunettes de Claveul, quelques positions plus loin, eurent jeté sur Teddy un regard mêlé d’hostilité et d’inquiétude… Oui, c’était ça au fond que j’avais pensé sans le savoir : leurs réactions, très différentes de nature, montraient que quelque chose d’indéfectiblement humain pouvait, à certaines occasions, bousculer le consentement aux Nouvelles formes d’organisation du travail. Là se situait l’espoir, à proprement parler, révolutionnaire.

II

« Celui qui a le contrôle du passé », disait le Parti, « a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. »

George Orwell, 1984

C’est à partir de 1995 que les centres d’appels, dans leur dimension moderne qui intègre le couplage du téléphone et des Nouvelles technologies de l’information et de la communication (les NTIC), se sont propagés à tous les secteurs d’activité. Ils constituaient de ce fait l’un des instruments incontournables et providentiels du Néomanagement consistant à étendre l’Organisation Scientifique du Travail (OST) au secteur des services. Avec cette industrialisation des services de son entreprise, le capitaliste avait trouvé le moyen d’étendre son emprise sur les salariés au-delà de la production industrielle : la file d’attente des clients avait remplacé le chronomètre du contremaître de l’époque taylorienne. Sur les plateaux de tous les centres d’appels, dans des « bandeaux » à la vue de tous, étaient affichés le nombre de clients en attentes, mais aussi le nombre de téléconseillers en communication ou en pause. Autant d’indications « en temps réel » (comme on aimait à dire) qui permettaient aux « superviseurs » de rappeler à l’ordre les improductifs.

On aurait été bien en peine de dire à quand remontaient les premières conséquences de cette révolution conservatrice pour la vie des gens. Elle s’était installée de manière progressive et insidieuse, prenant la plupart des syndicats ouvriers à contre-pied. La Managelangue avait tiré profit de cette confusion en introduisant un terme pour désigner les syndicats : les partenaires sociaux. La plupart avaient depuis lors repris à leur compte cette appellation.

Mais, pour revenir aux origines supposées de la révolution conservatrice, il était communément admis qu’elle avait commencé à se faire sentir dans le monde du travail à partir du début des années 1990, soit dix ans après l’arrivée au pouvoir de deux dirigeants de l’Anglosaxonia. Ce qui n’était pas contradictoire avec le fait que beaucoup datait son démarrage, en France, aux alentours de deux ans après le recadrage économique du Sphinx (un dirigeant de l’époque ainsi glorifié par l’un de ces éditorialistes « multicartes » du PPA), disons… en 1984.

Bien sûr, le terme même de « Révolution conservatrice » était banni du langage officiel. Proféré par un intellectuel abominé par le PPA, il constituait un outrage à la pensée orthodoxe de cette époque. Il suggérait que les Réformes-de-Modernisation, comme on les appelait, et qui se succédaient à un rythme effréné (notamment celles des services publics), visaient à revenir à un état antérieur du progrès social. Le fait que les politiques néolibérales pussent être ainsi mises en cause sur le terrain même de leur justification idéologique, à savoir celui du Progrès et de la Modernité, n’était pas acceptable. Il contrariait l’entreprise médiatique de stigmatisation des acquis culturels et sociaux du passé (lesquels étaient systématiquement taxés d’archaïques et d’irresponsables), cela afin de présenter les décisions du présent comme salvatrices, et donc indiscutables. La Managelangue avait d’ailleurs trouvé un mot pour donner à penser ainsi les choses en termes d’inéluctabilité : elle parlait de mutations. Commencer une phrase en disant : « Dans un monde en constante mutation, nous devons tous… », était devenu un lieu commun. Cela suggérait que l’organisation des hommes en société ne relevait plus de décisions politiques mais d’évolutions naturelles, comme quand on parle de « mutation génétique ». De là découlait l’utilisation répétée, dans les discours des dirigeants, du mot adaptation. Généralement dévolu à l’ajustement de l’individu au milieu naturel, il était alors logiquement convoqué pour naturaliser la question sociale :

Nous devons nous « adapter » aux « mutations » « inéluctables » et « nécessaires »

de notre société de « progrès ».

Et pour cela nous comptons sur l’esprit « responsable »  des « partenaires sociaux ».

  Tel pourrait être, résumé en deux phrases, l’archétype du discours dominant. C’est ainsi que l’on pouvait comprendre cet extrait d’éditorial d’un grand quotidien national de l’époque :

"Nous vivons une nouvelle ère de l'économie mondiale. En France, en Europe, les dirigeants politiques le savent, mais ils cultivent la nostalgie des "trente glorieuses" quand la croissance était garantie et, avec elle, l'emploi. Ces temps ne reviendront pas. De même qu'on ne reviendra pas sur la mondialisation des échanges.

L'économie est l'affaire de tous. Elle n'a jamais autant façonné notre quotidien. Il n'a jamais été aussi urgent de la comprendre, de la décrypter. Il n'a jamais été aussi important, pour contrer les slogans populistes, de donner au citoyen les clés des transformations à l'œuvre."

Natalie Nougayrède, Le Monde du 30 avril 2013

D’un point de vue psychologique, on pouvait sentir, dans cette phraséologie de « grandes plumes » interchangeables qui se pensaient néanmoins comme uniques et singulières, toute la jouissance que l’on éprouve parfois à se faire plus royaliste que le roi, comme on dit. C’est cette jubilation insatiable à remettre en cause les acquis sociaux et la culture que voulait dénoncer le terme « révolution conservatrice ». Mais au-delà de ces ego, il n’en demeurait pas moins que le néolibéralisme était alors le seul à avoir, en termes de propagande, les moyens d’interpréter le passé pour justifier ses politiques. C’est en cela que l’on peut maintenant considérer le néolibéralisme comme une forme de totalitarisme.

III

– Votre réintégration comporte trois stades : étudier, comprendre, accepter. Il est tant que vous rentriez dans le second stade.

George Orwell, 1984

Là était donc l’enjeu de cette époque charnière : interpréter le passé dans le but de donner sens à l’avenir. Teddy était contemporain de cette époque et n’en avait pas connu d’autre. Enfant de « l’adaptation nécessaire et inéluctable », il aimait s’identifier à cette idéologie du progrès, quasi militante et déconnectée de la raison politique. Les dispositifs de surveillance du centre d’appels, les objectifs et les évaluations individuelles des performances, les indicateurs entre eux contradictoires de quantité et de qualité du travail, les aberrations dues aux ventes forcées, la baisse des activités de maintenance du réseau téléphonique (cause, pour une bonne part, des appels des clients mécontents qui n’avaient plus internet), tout cela lui semblait secondaire au regard de la jouissance immédiate proposée par la gadgétisation du monde. Et pourtant, ce jour là, une lassitude, un doute radical l'avait envahi. Aussitôt, un superviseur avait accouru :

–      Alors, qu’est-ce qu’il t’arrive Teddy ? Viens, on va faire un « débriefing»…

*     *     *

Dans une suite à venir : Le débriefing

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