Quand je pense aux soixante cinq années écoulées depuis l’ouverture du camp d’Auschwitz, j’ai le sentiment que beaucoup de questions sur cette période sont restées dormantes. On peut penser que mon interrogation est inoffensive au regard de l’horreur elle-même. J’en conviens. Pourtant, il me semble parfois que d’une explication dépend peut-être l’avenir de l’humanité. Tenter une réponse à la question « Pourquoi Auschwitz ? » n’est-il pas le plus solide remède contre un retour du barbarisme ?
Une cause unique ne suffit pas en elle-même à expliquer Auschwitz. Il aura fallu un nombre de conditions préalables sans lesquelles la décision finale d’ordonner l’extermination massive des Juifs n’aurait pu être prise. L’une de ces étapes fut l’antisémitisme engendré à la suite de la défaite de 1918 : les Juifs auraient occasionné la perte de la Première Guerre Mondiale. Peu importe que cette analyse fût tout simplement fausse et impossible (les Juifs représentaient 0,76% de la population allemande en 1933), les nazis les rendaient responsable de tous les maux de l’époque.
Certains feront remarquer qu’Auschwitz n’est pas un cas unique, que l’extermination de peuples entiers s’est déjà produite dans l’Antiquité ainsi qu’au cours de l’histoire de la colonisation et que le XXème siècle a vu s’effondrer les normes morales durant les années 1930 et 1940, non seulement dans l’Allemagne d’Hitler mais aussi dans la Russie de Staline.
Il y a une différence fondamentale entre Auschwitz et les autres génocides : Staline légitimait ses crimes comme moyens temporaires au service de la révolution ; tous les autres génocides qui ont parsemé notre histoire avaient une « justification » politique, économique ou idéologique.
Auschwitz n’avait aucune « justification ».
Alors… Pourquoi Auschwitz ?Plusieurs aspects constituent un obstacle à notre entreprise. Le vocabulaire qui ne met pas à notre disposition les mots nécessaires qui nous permettraient d’analyser un événement qui n’aurait jamais dû exister. Rendu muet, l’homme, qui n’a pu répondre à une question aussi lourde, céde à la tentation justifiée de s’exprimer par les différentes expressions d’émotions qu’il possédait. Mais toutes sont, bien sûr, inadéquates. Il y a aussi la certitude que nous ne pourrons jamais nous accommoder d’Auschwitz du fait qu’aucun homme ne pourra punir ou pardonner ce qui s’est passé à Auschwitz car les questions juridiques et morales traitent de personnes, et non de systèmes ou d’organisations. Enfin, il y a le fait qu’une explication équivaudrait à une justification. Or Auschwitz est injustifiable.
En 2010, Auschwitz s’avère donc rester un passé immaîtrisable pour le monde civilisé et la question reste vivante, obsédante : «Pourquoi Auschwitz ? »
Comment un peuple qui a offert à l’humanité Beethoven, Bach, Mahler, Schoenberg, Wagner, Schumann, Stockhausen, Brahms, Strauss mais aussi Kant, Cohen, Husserl, Hegel, Voegelin, Nietzsche, Schopenhauer, Althusius ou encore Schiller, Goethe, Rilke, Heine, Hesse, comment ce peuple-là a-t-il pu abolir durant tant d’années toutes les catégories morales de l’humanité ? Pourquoi ce peuple, à une époque où tout un ensemble de valeurs et de croyances positives sur la démocratie et les Droits de l’Homme prévalaient en Europe, a-t-il choisi de rejeter cette nouvelle perspective ? Et n’est-ce pas là le signe d’un avertissement sinistre à l’adresse de nos démocraties ?
Le Bien… Le Mal… Une tentative d’explication…Le sentiment du bien et du mal est universel et s’inscrit dans la nature humaine. En revanche, le contenu de ces valeurs est affecté par le contexte social et politique dans lequel il émerge.
Dans le contexte de la société aristocratique qui caractérise encore l’Allemagne de la première moitié du XXème siècle règnait une très forte ségrégation et hiérarchisation des groupes. L’idée de l’unité du genre humain et de l’égale dignité ne pouvait y prospérer.
Ce mécanisme d’exclusion des autres (c’est-à-dire de tous ceux qui ne font pas partie du groupe) caractérise ce type de société aristocratique. L’ennemi est alors facilement identifiable et traité comme n’appartenant pas à la même espèce, surtout si cette vision est encouragée par les autorités politiques. On voit alors apparaître au sein du groupe « aristocratique » (employé ici au sens idéal-type) une insensibilité, voire une cruauté déconcertante qui n’est pas contradictoires avec la reconnaissance des valeurs universelles du Bien : tout homme a droit au respect à condition d’être reconnu comme tel. D’où l’invention du « Untermensch », terme introduit par l'idéologie raciste nazie pour désigner les Juifs, les Slaves et les Tziganes.
Si l’on accepte de donner au mot « aristocratique » le sens idéal-type, on peut percevoir aujourd’hui l’existence de poches aristocratiques dans toutes les couches de notre société moderne. Bien évidemment, ces « poches » sont d’une toute autre nature que celles de l’Allemagne des années 1930. Mais la distinction entre le eux et le nous peut aller jusqu’à la ségrégation et donner parfois naissance à des phénomènes de violence.
Auschwitz nous éclaire sur le comportement qu’on observe dans les milieux où la femme est perçue comme inférieure à l’homme, où l’on considère comme acceptable qu’elles soient lapidées.
Auschwitz nous éclaire également sur les situations de guerre (Irak – Afghanistan…) qui crée une distinction sévère entre les groupes, où l’ennemi est facilement perçu et traité comme appartenant à une autre espèce.
Mais Auschwitz nous éclaire surtout sur les comportements politiques qui nous amènent à développer des valeurs particularistes (débat sur l’identité nationale…) alors que la fonction de l’état est de créer et d’organiser des solidarités, des convergences objectives d’intérêts, des dépendances, des coopérations afin d’harmoniser les égoïsmes pour qu’ils se supportent mutuellement.
En d’autres termes, Auschwitz nous éclaire sur les objectifs de tous ceux qui tentent de créer une distinction entre nous et eux et les dangers potentiels qui en résultent.