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Billet de blog 8 août 2025

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Temporalités (3/8) - Le moment anthropocène

Par les même processus qui ont mené l’humanité à excéder la capacité de charge de son écosystème, homo sapiens est devenu la principale force de changement de notre planète, la faisant entrer dans une nouvelle ère : l’anthropocène. Les rétroactions de ces processus sur l’humanité sont potentiellement dévastatrices.

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     L’anthropocène est le concept clé pour situer homos sapiens dans son parcours sur Terre et mesurer la singularité de sa place dans la biosphère. Il désigne le passage à une nouvelle ère de notre planète qui se caractérise par la prépondérance des activités humaines comme facteur de changement géologique. Pour les tenants de ce concept, la Terre est sortie de l’Holocène, période interglaciaire du Quaternaire, avec le développement des activités industrielles humaines depuis le XIXe siècle. Largement admis par les écologistes, amplement utilisé dans la littérature et la presse, il faut rappeler que ce concept reste controversé et n’a pas été reconnu par les instances officielles chargées d’établir la chronologie terrestre[i]

     Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, a théorisé et popularisé ce concept après avoir alerté sur le danger que constituait l’usage industriel des CFC pour la couche d’ozone. Si le péril qui pesait sur cette couche essentielle de notre atmosphère semble aujourd’hui en passe d’être résolu (?), c’est l’effet de serre provoqué par les rejets industriels depuis le XIXe siècle, qui explique le phénomène de réchauffement global de notre planète.

     Le mécanisme est bien connu, ne fait plus de doute sur le plan scientifique mais continue d’être minimisé, ou nié, ou dénaturé, par les différents courants climatosceptiques, souvent mus par des intérêts économiques disposant de puissants relais médiatiques[ii]. Rappelons son principe général : le développement des activités industrielles a provoqué le rejet de quantités énormes de gaz (Co2, méthane...) modifiant la composition de notre atmosphère et amplifiant l’effet de serre autour de notre planète. Cet effet de serre provoque un réchauffement global que l’Accord de Paris prévoyait de limiter entre +1.5 et +2 degrés Celsius par rapport à l’ère préindustrielle. Cet objectif fixé en 2015 est considéré par les climatologues comme hors d’atteinte 10 ans plus tard[iii] ; les instances gouvernementales françaises travaillent maintenant sur des scénarios d’adaptation à +4 degrés[iv]. Rappelons que les grands bouleversements climatiques passés ont été induits par des variations plus faibles de la température globale de notre planète[v]. La situation actuelle est que les scientifiques peinent à établir des scénarios globaux tant les changements opérés dessinent des systèmes chaotiques.

     L’étude des paléoclimats indique que les variations induites par les paramètres orbitaux se traduisent par des effets géologiques complexes. Ainsi notre quaternaire qui voit alterner schématiquement des phases de glaciation et des phase interglaciaires connaît également des variations importantes à l’intérieur de chaque phase, d’autres facteurs que les paramètres orbitaux pouvant jouer dans un système complexe d’interactions, comme les variations de l’activité solaire, le volcanisme, la rupture de glaciers...[vi]

     La conjoncture à laquelle nous faisons face est d’autant plus complexe qu’elle échappe aux cycles naturels de notre système solaire. N’en déplaise aux climatosceptiques dont l’argument ultime, après avoir reconnu – quand d’aventure ils rendent les armes devant la raison - le phénomène de réchauffement global, est d’en contester l’origine humaine. Or le réchauffement que nous vivons, aussi sûrement qu’il existe, est tout aussi sûrement lié aux activités industrielles qui produisent un forçage d’une rapidité qui défie nos capacités d’adaptation[vii].

     Les effets d’un tel réchauffement global, induit par les activités humaines, impactent déjà et impacteront de manière de plus en plus tangible la biosphère et la géologie de notre planète, justifiant l’idée selon laquelle nous sommes entrés dans une nouvelle ère qui doit être nommée Anthropocène. La configuration environnementale actuelle sera bouleversée : des parties entières du globe risquent de devenir inhabitables pour notre espèce du fait d’une hausse des températures insupportable ; une partie des littoraux – espaces étroits parmi les plus densément peuplés de la planète- seront submergés ; la rapidité de la redistribution des conditions bouleversera -c’est déjà observable - la répartition des espèces et des écosystèmes ; le réchauffement global, associé aux autres atteintes environnementales provoquées par les activités humaines, a d’ores et déjà enclenché une extinction massive des êtres vivants et une baisse de la biodiversité dont le effets retours sur l’homme sont potentiellement délétères[viii].

Etc.

La litanie apocalyptique des risques engendrés par le processus de réchauffement global défie nos capacités de prévision et tétanise notre volonté. Notre propos n’est pas de lister de manière exhaustive tous les risques repérés par les scientifiques mais de dégager une idée centrale en termes de temporalités : l’humanité en est rendue au stade de son histoire où elle est devenue le facteur essentiel de l’évolution de la vie sur notre planète et donc de son propre écosystème. L’évolution de sapiens ne met pas seulement en jeu sa propre survie mais conditionne l’évolution de la biosphère planétaire dans son ensemble. D’autant que le phénomène de réchauffement global induit par les activités humaines n’est pas le seul en cause dans ce constat. Il faudrait évoquer en effet toutes les limites planétaires que l’espèce humaine a franchies et celles qu’il est en passe de franchir pour mesurer pleinement l’emprise de notre espèce sur son environnement. J’ai fait le choix de la brièveté et m’en tiens à l’idée que le réchauffement global suffit à lui seul à nous faire comprendre la position de notre espèce sur sa trajectoire.

     Cette temporalité longue entre en interaction avec des dynamiques plus courtes. Je prolonge ce billet en esquissant les impacts géopolitiques de l’entrée dans l’anthropocène. L’éducation de masse fait que nous sommes très nombreux à passer beaucoup de temps à nous informer, selon des modalités plus ou moins satisfaisantes. A l’heure où j’écris la première version de ce billet, durant la matinée ensoleillée du 17 juillet 2025, des quantités phénoménales de signes sont diffusés sur les différents médias afin d’analyser le projet de budget présenté par le premier ministre F. Bayrou, soulignant combien nous avons le nez sur le guidon de notre politique intérieure. Au moment même où j’aligne ces mots, Emmanuel Todd propose un court texte de réaction sur la plateforme Substack, d’une grande originalité, sur la situation internationale, avec une réflexion décalée sur la russophobie occidentale[ix]. Je le prends comme exemple de notre inquiétude par rapport à un environnement géopolitique en voie de décomposition accélérée.

Ces informations sont importantes, à n’en pas douter et nécessitent un traitement quotidien qui occupe une grande partie de notre attention. Le projet de budget présenté par F. Bayrou aura un impact non négligeable sur une grande partie de nos concitoyens. Il s’inscrit dans une histoire longue de problèmes structurels à l’échelle de la société française et suscite légitimement un vif débat. La situation en Ukraine est un souci naturel. Bien fou serait celui qui dirait ne rien craindre des tensions internationales qui s’accroissent dangereusement.  

L’histoire est une imbrication de temporalités. De manière méthodique, chaque événement est replacé dans un contexte plus ou moins long. Chacun comprend bien que le conflit russo-ukrainien actuel ne peut se comprendre sans retracer les grandes lignes des relations internationales entre ces deux pays et plus largement entre les blocs de puissances qui en font un champ d’affrontement. Et selon les observateurs, le temps sera remonté jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique, la Guerre froide, la conquête de la Crimée sous le règne de Catherine II, ou la constitution de la principauté de Kiev au XIIe siècle...

Jamais à ma connaissance, où pas explicitement, un événement comme celui-ci n’est rapporté à une temporalité qui engage l’histoire d’homo sapiens dans sa globalité. C’est dommage pour deux raisons.

     La première tient à ce que l’on pourrait appeler le syndrome de Game of Thrones. De la même façon que dans cette fiction à grand succès, devenue conte moral pour notre époque, les seigneurs de Westeros rivalisent dans une guerre sanglante pour savoir qui va monter sur le trône de fer alors qu’une menace existentielle qui nécessiterait leur coopération  pèse sur l’humanité avec l’avancée des marcheurs blancs ; de la même façon disais-je , les Etats qui jouent un rôle directeur dans l’organisation de l’humanité rivalisent pour savoir qui sera la puissance hégémonique dans les décennies qui viennent, sans hiérarchiser leurs priorités en faveur du risque existentiel qui pèse sur l’ensemble de la population mondiale avec le réchauffement global et la dégradation de notre environnement[x].

L’humanité est confrontée à des défis planétaires mais sa division en entités politiques antagoniques empêche toute réponse concertée sérieuse, les COP faisant l’objet d’une mise en scène de plus en plus grotesque des velléités de coopération internationale[xi]. On peut à cet égard ramener ce triste constat à une spécificité sociobiologique de l’espèce humaine pointée par Bernard Lahire qui souligne la tendance des sociétés à avoir besoin d’entités antagoniques pour maintenir un certain équilibre interne.  C’est vrai à l’échelle des Etats mais aussi à l’échelle de la société internationale[xii].

     La deuxième raison pour laquelle il est dommage de ne pas inscrire un conflit comme la guerre russo-ukrainienne dans une temporalité globale de l’espèce humaine est que cette dimension, sans être exprimée ouvertement par les acteurs concernés, peut-être perçue comme sous-jacente à certaines de leurs décisions. A cet égard la rationalité géopolitique de la Russie poutinienne, mise en avant par une partie des analystes qui réfutent la diabolisation du président russe, est le plus souvent étayée sur des donnée qui couvrent une période de quelques décennies (le cycle désintégration postsoviétique eltsinien/relèvement néonationaliste russe poutinien, par exemple) , ou quelques siècles au maximum (géopolitique des puissances européennes depuis l’époque moderne), mais rarement dans une perspective qui engage la trajectoire de l’espèce dans son ensemble. Or, si la Russie n’exprime pas son intérêt pour les questions environnementales de la même façon que les Occidentaux, elle n’en a pas moins une réflexion, mieux une stratégie, sur ces données qui conditionnent sa puissance[xiii].  Elle ne nie pas le réchauffement climatique. Elle ne nie pas non plus son origine anthropique. Elle prend acte de l’impossibilité de la communauté internationale à l’empêcher et fait le calcul froid (dangereux, impossible à certifier) qu’elle a plus à gagner qu’à perdre dans le processus de réchauffement global, par rapport aux autres parties de la planète. Ceci est avéré dans les sources travaillées par Véra Nikolski. Je fais l’hypothèse supplémentaire que les élites russes considèrent leur nation comme l’avenir de l’humanité, conjointement ou non, avec d’autres nations comme la Chine. Victorieuse en Ukraine, la Russie assurerait sa sécurité dans un environnement géopolitique instable, ainsi que son autonomie en termes de ressources vitales (matières premières agricoles et industrielles). Elle conçoit sans doute son modèle de société, vertical et intégré, comme le plus apte à survivre dans un environnement profondément dégradé sur le plan écologique, grâce à son aptitude à la souffrance collectivisée et à la résilience dirigée, maintes fois éprouvée. D’où, en partie je crois, le mépris affiché pour les occidentaux et leur enlisement dans des problématiques de mœurs alors que leurs fondamentaux économiques sont en chute libre[xiv].

     L’idée que je voudrais souligner dans cette conclusion est donc que nous ne devrions jamais étudier un quelconque événement de notre histoire sans prendre le soin de le replacer dans un contexte global qui couvre l’ensemble de la chronologie de sapiens depuis son apparition sur Terre, même si cette démarche peut paraitre oiseuse en première approche. L’Homme est entré dans une nouvelle ère, l’anthropocène ; il serait funeste de ne pas prendre la pleine mesure de ce que cela signifie. Les derniers développements de l’actualité indiquent d’ailleurs que le lien entre le moment présent et la très longue durée de l’histoire humaine va être de plus en plus explicite. En témoignent la victoire de Trump et son cortège de compagnons de route dont la diversité idéologique[xv], témoigne d’un basculement dans une nouvelle ère paradigmatique, antidémocratique, réfutant l’héritage des Lumières dans une forme renouvelée d’autoritarisme qui trahit un inconscient travaillé par l’anthropocène. A la peur d’un effondrement étayé par les données scientifiques et qui nécessite une bifurcation des sociétés humaines, le trumpisme oppose des peurs plus confortables (perte de puissance et grand remplacement), qui pourraient être surmontées par des recettes éculées comme les tarifs douaniers unilatéraux et la chasse aux migrants ; elles ont le grand mérite de ne pas remettre en cause toute les formes de prédations sociales et écologiques du système capitaliste. Il faut prendre conscience que cette radicalisation sur des analyses fausses et des politiques délétères est la réaction négative, puérile, opportuniste, d’une partie des élites américaines à l’urgence environnementale qui remet en cause tous leurs fondamentaux productivistes à moyen terme. Cela veut dire que leur politique n’est pas déconnectée de l’urgence environnementale ; elle est connectée, mais de manière négative et en partie inconsciente : « je nie le réchauffement global anthropique, j’en détruis même les preuves scientifiques car je ne veux pas que l’on casse mon jouet capitaliste, mais en réalité je suis obsédé par ça ; je me construits des bunkers, j’achète des îles, je rêve d’aller sur Mars car au fond, je sais que je suis en train de tout casser avec mon jouet » (petit monologue trumpien fictionnel qui nous ramène au nihilisme du billet précédent). De la même manière que le point commun entre un antisémite et un philosémite autoproclamé est l’obsession des Juifs[xvi], il semble que le point commun entre les défenseurs du climat et les climatosceptiques soit l’obsession du climat.

     L’accélération de l’Histoire, symbolisée par les exponentielles statistiques de Meadows, érige un mur où risque de se fracasser notre système global, à l’horizon de quelques décennies. Une exponentielle qui ne figurait pas dans le rapport de 1972 a surgi en l’espèce de l’Intelligence artificielle, qui sera le sujet de notre prochain billet.

[i] Cyril Langlois, « L'Anthropocène n'existe pas », ou la collision de la rigueur scientifique et de l'urgence écologique et médiatique », article de l’ENS Lyon, 2024, « L'Anthropocène n'existe pas », ou la collision de la rigueur scientifique et de l'urgence écologique et médiatique — Planet-Terre

[ii] Premier bilan croisé pour "Climat médias" et "Quota climat" - Par Loris Guémart | Arrêt sur images

[iii] Limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C est désormais impossible

[iv] Climat : les 52 mesures pour adapter la France à + 4 °C de réchauffement prêtes à être mises en œuvre

[v] C. Chamussy et L. Pacotte, La grande histoire du climat. Comment les humains s’adaptent aux changements climatiques depuis 3 millions d’années, Seuil, 2024. Une synthèse très précieuse.

[vi] Chamussy et Pacotte, op. cit., « L’événement 8200 BP. La rupture d’un glacier au Canada a-t-elle provoqué l’arrivée des premiers agriculteurs en Europe ? » ; p.89-105.

[vii] « L’origine humaine du réchauffement fait officiellement consensus depuis au moins 15 ans » | CNRS Le journal

[viii] Comment le réchauffement climatique va bouleverser l’humanité (ft. Le Réveilleur)

[ix] Emmanuel Todd, « La Russie est notre rorschach », sur la plateforme Substack, 17.07.2025.

[x] Une littérature abondante s’est emparée de la série Game of Thrones, mais pas dans le sens où je viens de le faire, à ma connaissance.

[xi] « Cop » : aux origines de la mascarade

[xii] Bernard Lahire, Les structures profondes sociétés humaines, op. cit., chapitre 21.

[xiii] Véra Nikolski, « La Russie est-elle vraiment climatosceptique ? La stratégie russe face au climat », sur le site Elucid.com, 2024.

[xiv] Voir Véra Nikolski, Féminicène. Les vraies raisons de l’émancipation des femmes, les vrais dangers qui la menacent, Fayard, 2023.

[xv] « Qu’est-ce que la pensée néoréactionnaire ? Hypothèses et définition d’une idéologie radicale trumpiste », sur le site legrandcontinent.eu, 2025, Qu’est-ce que la pensée néoréactionnaire ? Hypothèses et définition d'une idéologie radicale trumpiste | Le Grand Continent

[xvi] J’emprunte cette phrase à Emmanuel Todd qui souligne la proximité qui relie souvent certains extrêmes. Dans le contexte actuel où tous les repères sont brouillés, les philosémites affichés d’aujourd’hui sont souvent issus des courants les plus antisémites d’hier. Leur nouveau philosémitisme n’est en rien rassurant ; il relève d’une obsession pour les Juifs aussi inquiétante, en tant que phénomène global, que l’antisémitisme. Voir cette vidéo d’Elucid (de1’03 à 2’06) : POURQUOI PERSONNE N’EN PARLE ? Ce qui est peu connu, mais devrait être connu de tous

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