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Billet de blog 9 août 2023

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La preuve par Bernard Arnault et l’Irlande

Les actualités documentent sans pause estivale le creusement des inégalités. Deux exemples mis en avant par Le Monde et France Info illustrent la régression séculaire de nos sociétés humaines et la zone de danger systémique dans laquelle elles sont entrées. Ainsi que la place singulière de la France dans ce processus.

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Le Monde vient en effet de consacrer une série de deux articles sur Bernard Arnault, patron de LVMH, première fortune mondiale avec Elon Musk selon Forbes et « symbole d’une inversion du rapport de force entre le pouvoir politique et les groupes internationaux.[i] » Dans le même temps, France Info s’est fendue d’une chronique expliquant que l’Irlande a le douloureux problème de ne pas savoir que faire de son excédent budgétaire de 10 milliards d’euros, obtenu essentiellement grâce à son dumping fiscal[ii] et donc à la paupérisation des finances des 20 pays de l’UE en situation déficitaire[iii]. Enfin, et toujours dans le même temps, l’INSEE mesure une hausse inquiétante du taux de privation matérielle et sociale en France, en 2022[iv].  Les feux de l’actualité offrent parfois de ces raccourcis saisissants de la marche du monde.

Ces éclats d’informations illustrent en effet des mouvements de fond bien documentés et analysés par la recherche en sciences sociales. La tendance à la concentration des richesses – la valorisation boursière de LVMH est supérieure au budget français nous rappelle Le Monde[v] - a été précisément décrite dans ses tenants et aboutissants, notamment par Thomas Piketty[vi]. La vague néolibérale qui sévit depuis les années 80 a réussi à faire revenir le niveau des inégalités dans les sociétés anciennement développées à celui qu’il était au début du siècle, avant les progrès égalitaristes qui ont suivi les deux guerres mondiales[vii]. Elle a favorisé le développement des paradis fiscaux et modifié la hiérarchie des puissances économiques. Elle a rebattu les cartes de l’influence internationale à tel point que l’on peut se demander ce que valent encore les gesticulations d’un pays surendetté comme la France face à la tranquille assurance irlandaise.

Pire, le niveau de concentration des richesses est tel qu’on ne peut exclure qu’il rajoute un risque d’effondrement systémique, s’additionnant aux facteurs environnementaux. La collapsologie a bien observé le lien entre accaparement des richesses, dépenses somptuaires et destruction du milieu naturel, qui a prévalu dans l’effondrement de civilisations anciennes comme celles des Mayas ou des Pascuans[viii]. A cet égard, la mégalomanie des jets et des yachts, tant décriée durant l’été en feu de 2022, vaut bien celle des pyramides méso-américaines. Le modèle HANDY étudie plus spécifiquement le facteur inégalités dans le risque d’effondrement des sociétés. Pablo Servigne le résume ainsi : « Dans une société inégalitaire où les élites s’approprient les richesses, ce qui semble plutôt correspondre à la réalité de notre monde, le modèle indique que l’effondrement est difficilement évitable, quel que soit le taux de consommation.[ix] » D’autres chercheurs comme Hervé Kempf[x] ou Joseph Stiglitz[xi] ont souligné les effets délétères sur la société, l’économie, la vitalité politique, du creusement des inégalités vécu comme injuste par la majorité des citoyens.

A l’aune de ces éléments, on comprend la place étrange que la France, et plus particulièrement la France dans sa phase macroniste, occupe dans ce processus mondial. Sa dimension paradoxale a été maintes fois relevée : le pays de la passion égalitaire catapulte un de ses grands patrons au sommet de l’Olympe des ultra riches, certifié par le papier glacé de Forbes[xii]. On mesure aussi la tragique erreur historique que nous vivons et dont nous observons quotidiennement les effets depuis six ans. L’élite dirigeante actuelle en France ne sait définir l’intérêt général que sous les espèces anachroniques, néolibérales, thatchériennes, du « ruissellement » et des « premiers de cordées », alors que notre époque exige une égalisation des conditions dans la sobriété ; une sobriété consentie dans un projet mobilisateur, à rebours de « l’enrichissez-vous[xiii] » suicidaire et hypocrite des élites issues des grandes écoles privées[xiv]. Nos dirigeants accélèrent donc le processus d’effondrement qui se profile au lieu de promouvoir la bifurcation nécessaire[xv], sans atteindre pour autant leurs objectifs puisque les cadeaux fiscaux qui ont permis la hausse vertigineuse des grandes fortunes françaises n’est pas suffisant pour rivaliser avec le dumping fiscal radical de nos petits « partenaires » comme l’Irlande ou le Luxembourg[xvi] ;  de la même façon que la compression des salaires si rude pour les travailleurs est une politique sadique dans une course ingagnable face aux normes sociales des puissances économiques émergentes.

Sans nous laisser de pause estivale, l’actualité nous rappelle qu’il n’y a guère d’issue envisageable à moyen terme hors l’option d’un éco-socialisme apte à réduire les inégalités sociales en même temps que l’empreinte écologique de notre économie. Bizarrement, ce « en même temps » ne fait pas partie du catalogue, pourtant étoffé, du locataire de l’Elysée.

[i] Bernard Arnault et les politiques, la puissance d’un groupe au cœur de la République (lemonde.fr)

Comment Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, étend son empire au-delà du luxe (lemonde.fr)

[ii] L'Irlande a un problème : elle a trop d'argent ! (francetvinfo.fr)

[iii] « En 2022, vingt États membres affichent un déficit. Les déficits les plus élevés ont été enregistrés en Italie (-8,0%), en Hongrie et en Roumanie (-6,2% chacune) et à Malte (-5,8%). Onze États membres affichent un déficit supérieur à 3% du PIB. Six États membres affichent un excédent, les plus élevés étant enregistrés au Danemark (+3,3%), à Chypre (+2,1%) et en Irlande (+1,6%). Les Pays-Bas ont indiqué que leur secteur des administrations publiques était à l’équilibre » e356ba06-8772-1aa5-671a-175d608cc81b (europa.eu)

[iv] Pauvreté : un taux de privation matérielle et sociale en hausse en 2022 | vie-publique.fr

[v] « Tout aussi inédit, le fait qu’une entreprise atteigne une valorisation supérieure au budget de l’Etat, entre 400 et 500 milliards d’euros. ‘Pour la première fois en France, où il n’y a rien au-dessus de l’Etat, un particulier est plus puissant que le roi ‘, résume l’économiste et philosophe Jérôme Batout ».

[vi] Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Seuil, 2021.

[vii] Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019.

[viii] Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2009.

[ix] Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015, p. 160.

[x] Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, 2009.

[xi] Joseph Stiglitz, Le prix de l’inégalité, Les Liens qui Libèrent, 2012.

[xii] Cette schizophrénie profondément ancrée dans notre pays ne peut guère se comprendre sans l’apport de l’anthropologie historique. Emmanuel Todd a largement documenté et analysé la diversité des populations circonscrites dans les limites de notre hexagone, où la passion égalitaire du Bassin parisien a historiquement été en butte aux tendances différentialistes des périphéries du royaume. Voir notamment La nouvelle France, Seuil, 1988.

[xiii] « Sous le mandat d’Emmanuel Macron, la richesse des 500 plus grandes fortunes de France a doublé. 500 milliards d’euros en 2017, 1 170 milliards d’euros en 2023 : du « jamais vu », abonde l’hebdomadaire Challenges. Cette somme correspond presque à la moitié du PIB du pays : 45%. Une somme folle. En 2009, leur fortune culminait à « seulement » 194 milliards d’euros, soit 10% du PIB. » La fortune des 500 ultra-riches a doublé sous Macron pour atteindre 1 170 milliards d'euros en 2023 - L'insoumission (linsoumission.fr)

[xiv] « Tissés quand Emmanuel Macron est secrétaire général adjoint de l’Elysée, leurs liens se renforcent grâce à leurs épouses, qui se croisent à Franklin, le très chic lycée jésuite dans l’ouest de Paris, où Brigitte enseigne à deux des cinq enfants Arnault, Frédéric et Jean. En 2017, le chef d’entreprise, qui déteste pourtant s’exposer, appelle à voter en faveur du candidat d’En marche ! Et ne cesse de le défendre depuis. » Bernard Arnault et les politiques, la puissance d’un groupe au cœur de la République (lemonde.fr)

[xv] Voir l’entretien enthousiasmant de Philippe Descola et Baptiste Morizot paru récemment dans Le Monde : Philippe Descola et Baptiste Morizot : « Face aux bouleversements écologiques, il est temps de bifurquer et d’aménager le monde pour la vie »

[xvi] OpenLux - Actualités, vidéos et infos en direct (lemonde.fr)

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