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Billet de blog 9 août 2025

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Temporalités (5/8) - Désintégration cyclique

Dans les trois premières parties, nous avons repéré les points d’inflexion de trajectoires millénaires empruntées par notre espèce. L’humanité est à une croisée des chemins et dans ce billet, nous voulons souligner que le choix de direction doit être fait alors que le monde développé est plongé dans une de ces crises cycliques modélisées par Peter Turchin.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

     Je dois avouer d’abord que c’est la lecture du livre de Peter Turchin, Le chaos qui vient, qui a largement inspiré cette série de billet en me faisant réfléchir sur la notion de cycle et partant sur celle de temporalité(s)[i]. Ce livre est le premier traduit en français de ce chercheur américain d’origine russe, issu d’une famille de dissidents de l’époque soviétique réfugiée aux Etats-Unis (cela a peut-être son importance pour saisir son acuité sur les deux pays qui constituent une partie de son identité). Il nous offre une introduction passionnante à son programme de recherche, la cliodynamique, en même temps qu’une analyse profonde du trumpisme[ii].

     Intéressons-nous dans un premier temps aux aspects méthodologiques originaux de la cliodynamique. Avant de devenir professeur d’histoire à l’université du Connecticut, Turchin a eu une première vie professionnelle comme chercheur en biologie. C’est rompu aux méthodes de modélisation des espèces et des milieux qu’il s’est reconverti aux sciences humaines et a proposé une approche mathématique de l’évolution des sociétés humaines. Pour nourrir sa modélisation, il a lancé la construction de banques de données colossales recensant les acquis historiographiques pour chaque société humaine depuis l’entrée dans l’histoire[iii].

     Au fil de ses recherches s’est affiné un cadre théorique sur les crises que traversent toutes les sociétés. Après un long travail de compilation des données, il arrive à des résultats passionnants. D’abord il repère des cycles d’intégration/désintégration affectant toutes les aires de civilisation. Ensuite, il observe que le mécanisme toujours sous-jacent aux périodes de crise associe une paupérisation des classes populaires sous l’effet d’une pompe à richesse actionnée par les élites (le capitale prélève une part de plus en plus élevée de la plus-value au détriment du travail). Cette pompe à richesse provoque une prolifération des élites dont les individus se retrouvent en situation de concurrence exacerbée du fait de la relative stabilité du nombre de postes de commandement dans la société. Paupérisation des classes populaires, prolifération d’élites concurrentes, pompe à richesses sont les trois leviers omniprésents durant les phases de désintégration sociales, pouvant aller jusqu’aux épisodes de révolution et de guerre civile. Turchin relit toute l’histoire des sociétés humaines au prisme de ce cadre théorique et donne de nombreux exemples probants, notamment la révolte des Taiping en Chine ou la guerre de Sécession aux Etats-Unis. Dans certains cas, les effets des tensions géopolitiques internationales peuvent jouer un rôle important mais ce n’est pas le plus fréquent et elles peuvent arriver en aval du mécanisme exposé (un cas typique étant la Révolution française qui à partir de 1792 ne peut plus être dissociée du contexte de guerre européenne, mais dont le déclenchement obéit au mécanisme turchinien).

     Le lecteur avisé aura sans doute anticipé la suite. Il ne lui aura pas échappé combien le cadre théorique de Turchin correspond à la phase de décomposition sociale que traverse un grand nombre de pays développés, notamment les Etats-Unis et la France. Le tournant néolibéral des années 80 a rompu avec l’équilibre social qui avait prévalu depuis le New Deal. Les élites ont pris leur revanche, ont actionné les leviers multiples de pompe à richesses, dans le contexte d’accélération de la mondialisation (délocalisations, compression des salaires, dérégulation de la finance, etc.) qui ont creusé les inégalités et paupérisé les classes populaires[iv]. La prolifération d’élites concurrentes prend une tournure ubuesque avec l’arrivée au pouvoir de Trump et de son cortège de milliardaires de la Tech. Ils ont su attiser et tirer bénéfice d’une polarisation croissante de la société américaine entre populistes et élitistes. Ce schéma, particulièrement clair aux Etats-Unis se décline en de multiples variantes sur tous les continents[v].

     Peter Turchin étudie aussi les modalités d’un retour à l’équilibre d’une société qui vient de connaître une phase décomposition. Longtemps les cycles démographiques ont pu se superposer aux cycles socioéconomiques et politiques[vi]. Dans les économies anciennes à dominante agricole, les crises avaient pour effet d’occasionner des baisses drastiques de la population par les famines, guerres et épidémies, les trois fléaux bien connus des historiens des périodes médiévale et moderne. Il s’ensuivait une raréfaction de la main d’œuvre, un marché du travail plus favorable aux classes populaires, une mise à l’arrêt de la pompe à richesses et un retour à un partage plus équitable de la valeur, garant d’une meilleure harmonie dans les rapports sociopolitiques. Dans les sociétés industrielles, à la complexité croissante, les élites jouent un rôle plus important. On n’observe plus de mécanisme naturel de retour à l’équilibre. La fin de crise doit être impulsée par des politiques volontaires qui mettent les élites au pied du mur. C’est ce qui s’est passé avec le New Deal dans les années 30[vii]. Cela suppose des élites qui acceptent tant bien que mal de mettre un terme elles-mêmes à la pompe à richesse dont elles bénéficient, jusqu’à ce qu’une nouvelle configuration internationale (choc pétrolier, ouverture du marché chinois...) ne vienne justifier à leurs yeux le retour à des politiques libérales qui auront surtout pour effet de rétablir leurs privilèges (il n’est que de constater la baisse du prélèvement fiscal sur les riches depuis les années Reagan). Le moment trumpien a été anticipé par Peter Turchin dès 2010. L’épisode de l’invasion du Capitole apparait à cet égard et avec le recul, comme la réalisation d’une prophétie permise par la cliodynamique[viii].

      C’est donc dans une phase de désintégration sociale que la plupart des Etats doivent prendre des décisions structurelles afin de s’adapter aux bascules décrites dans les billets 2, 3 et 4 (dépassement des limites planétaires, entrée dans l’anthropocène, mur de l’IA). Le moment requiert le sens des responsabilités, du sacrifice même, mais nous nous trouvons dans une phase de notre histoire où rien ne fait consensus ; le mécanisme [pompe à richesse / paupérisation des masses populaire / rivalités des élites proliférantes] s’accompagne d’un discrédit profond, symptomatique, des dirigeants et une remise en cause du système de décision. Le vote de la loi Duplomb en donne un exemple saisissant. La société française – prise comme système unitaire- n’arrive même pas à se mettre d’accord pour empêcher le retour de pesticides qui empoisonnent notre environnement et notre santé. Que peut-on espérer sur les choix qui nécessitent de véritables bifurcations, une mobilisation générale des citoyens, et sans doute l’acceptation de sacrifices  ? Le syndrome Game of Thrones joue pleinement à l’intérieur même des sociétés mais il serait démesurément optimiste de parier sur un happy end.

     La phase cyclique de décomposition sociale que nous vivons entretient des liens étroits avec les turbulences chaotiques de la noosphère (le monde des idées) que nous allons observer dans le prochain billet.

[i] Peter Turchin, Le Chaos qui vient. Elites, contre-élites et la voie de la désintégration politique, Le Cherche Midi, 2024.

[ii] Voir cet entretien dans Télérama : “Le système américain peut s’effondrer à n’importe quel moment”

[iii] Crisis Databank – Peter Turchin

[iv] Parmi une bibliographie abondante, voir notamment les ouvrages de Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019 ; Une brève histoire de l’égalité, seuil, 2021.

[v] Voir, par exemple, Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020.

[vi] « La théorie structuralo-démographique est un élément majeur de la cliodynamique (...) Une théorie formulée pour la première fois par le sociologue et historien Jack Goldstone (...) » ; Peter Turchin, op. cit., p. 152.

[vii] La politique américaine et singulièrement le New deal, occupe une place importante dans le livre de Turchin. L’exemplarité de cette expérience n’est pas originale, on la trouve communément ; dans cette tribune de Jean-Claude Worms, publiée dans le journal Le Monde  par exemple : Le New Deal de Roosevelt éclaire « sur ce qui peut être fait lorsque des gouvernements décident de s’attaquer aux problèmes du monde ». Ce qui est original chez Peter Turchin, c’est le fait de replacer l’expérience du New deal dans l’histoire longue des cycles d’intégration / désintégration des sociétés.

[viii] Turchin, P. (2010). “Political instability may be a contributor in the coming decade”. Nature, 463, 2010.

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