Dans les billets précédents, nous avons souligné que l’histoire humaine était régie par des tendances de longue durée qui peuvent s’analyser comme la réalisation de son potentiel sociobiologique, et par des cycles qui voient les groupes sociaux alterner des phases d’intégration et de désintégration. Comme surplombant ces temporalités qui encouragent la prospective, le monde des idées et de la géopolitique internationale dessinent un ciel chaotique largement imprévisible.
A l’inverse des progrès scientifiques et technologiques, cumulatifs, et dessinant une courbe à la progression exponentielle, la marche des idées philosophiques, des expressions littéraires et artistiques, pourrait prendre la forme d’un nuage de points qui défierait tout calcul d’une droite de régression linéaire. La vie des idées est faite de retours en arrière, de reformulations de pensées anciennes avec des innovations plus ou moins importantes. Je l’ai déjà dit dans le premier billet, il est toujours impossible de donner raison à Platon ou à Aristote. Les grands penseurs ont apporté chacun un système qui vaut pour sa cohérence interne mais aucun n’épuise la réalité, aucun n’établit non plus un paradigme qui structurerait la recherche des générations suivantes, comme la théorie de l’évolution pour les sciences de la vie, ou la physique quantique pour les sciences de la matière à l’échelle subatomique. La noosphère se déploie de manière buissonnante à l’instar des espèces vivantes. Chaque expérience de pensée s’inscrit en interaction avec son environnement (Platon et la démocratie athénienne, Aristote et la Macédoine de Philippe II) mais relève d’une singularité imprédictible qui en fait tout le prix. Or les idées influent sur le réel dans des boucles de rétroaction bien connues[i].
Un exemple récent (dans le cadre d’une étude sur les 25 dernières années) est le livre de Samuel Huntington sur le Choc des civilisations[ii]. La théorie de ce chercheur américain s’inscrit dans le contexte de la sortie de la guerre froide : la chute du monde communiste a fait rêver les penseurs à un monde sans guerre, voire à la Fin de l’Histoire selon le titre d’un ouvrage phare de Francis Fukuyama[iii]. Huntington prédit que le monde ne sera pas plus pacifique, les guerres changeront seulement de fondement ; elles ne seront plus idéologiques (au sens de l’affrontement entre pays libéraux et pays communistes) mais seront le résultat des tensions croissantes entre blocs de civilisation (Huntington définit 8 ou 9 aires de civilisation comme le monde occidental, le monde islamique, etc. qui ont largement prêté le flanc à la critique). Cette pensée semble avoir influé sur les décisions du gouvernement américain des années 2000, notamment le choix stratégique de la guerre préventive telle qu’elle a été menée en Irak en 2003. Je rappelle cette séquence uniquement dans le but de montrer un exemple de boucle de rétroaction [contexte géopolitique/monde des idées/décision géopolitique]. Le monde des idées n’évolue pas sans substrat mais connaît une évolution buissonnante qui a pour effet de modifier son substrat.
Le moment actuel de la noosphère peut se comprendre en utilisant les différentes temporalités envisagées dans les billets précédents. Elle est le fruit d’une tendance longue à l’alphabétisation et à l’éducation de masse. Aujourd’hui, une majorité des citoyens accède à une éducation supérieure. Un nombre jamais atteint de jeunes gens arrivent à l’âge de l’autonomie avec le bagage intellectuel nécessaire pour lire, s’informer, voire produire une analyse de la situation socioéconomique et politique. Cette massification éducative rencontre une phase de décomposition sociale des cycles turchiniens depuis les années 80. En même temps qu’un nombre de plus en plus important de jeunes obtient le bac et accède à des études supérieures, la société voit se creuser les inégalités de toute sorte, se paupériser les classes populaires et se discréditer les élites au pouvoir. Cette massification éducative converge également avec la diffusion d’outils de communication d’une puissance inégalée, les réseaux sociaux. On commence à peine à mesurer leurs effets sur la noosphère : évolution vers un modèle de plus en plus horizontal de l’information, prolifération des fausses informations et théories complotistes, développement d’une économie de l’attention, diminution du temps de concentration moyen des lecteurs, etc[iv].
Il en résulte une production exponentielle d’idées, souvent frappées du sceau d’un anticonformisme autoproclamé qui n’est pas sans rappeler l’ambiance intellectuelle des années 30. Pour employer un vocabulaire plus actuel, la conjonction des temporalités débouche sur l’explosion de la fenêtre d’Overton que nous observons depuis quelques années, grandement encouragée par les médias détenus par des milliardaires d’extrême droite. Rappelons que la fenêtre d’Overton désigne les limites du champs des idées admissibles dans le débat public. La partie la plus voyante est la réintégration des idées véhiculant le racisme et toutes les formes de discrimination dans les médias. D’abord réintroduites, non sans condamnations pénales, par les médias détenus par des milliardaires d’extrême droite (que ce soit Murdoch dans le monde anglo-saxon ou Bolloré en France, pour les plus connus) elles se diffusent comme un venin dans toute le système médiatique[v]. Deux exemples parmi les plus frappants : le plateau réuni par France Info après l’annonce de Trump expliquant son projet de faire de Gaza une riviera du Proche-Orient, et discutant sérieusement de sa praticabilité avec des experts immobiliers, nonobstant son fondement de purification ethnique[vi] ; ou bien Grok (!) l’IA de X passé sous le commandement d’Elon Musk et développant un discours purement néonazi, faisant l’éloge d’Hitler[vii]... La phase actuelle de dépression et de prolifération d’élites concurrentes connaît une expression paroxystique dans le délire intellectuel, totalement flippant, brassé par toute les tendances de l’extrême droite américaine. J’ai cité dans un autre billet le recensement qui en a été dressé par Grand Continent ; grâce soit rendue à ce média d’avoir réalisé ce travail nécessaire d’égoutier des idées[viii].
Cette prolifération de discours explosant la fenêtre d’Overton nourrit une régression de l’humanité en termes d’axiologie et de droit international qui n’est pas sans lien avec le concept de nihilisme développé par Emmanuel Todd[ix]. Envisagée dans des séquences pluriséculaires, la géopolitique internationale peut s’articuler aux tendances de très longue durée de l’humanité. Ainsi, la dynamique de l’Occident peut être reliée à des bases anthropologiques, les systèmes familiaux notamment, tels que définis par Emmanuel Todd, qui ont favorisé son décollage technologique et lui ont donné un avantage concurrentiel, de la Renaissance au tournant des années 2000, se traduisant par des formes de domination, notamment coloniales, à l’échelle planétaire[x]. Un point de bascule qui n’a pas encore été souligné dans ces billets doit être maintenant exposé, celui qui voit la fin de la domination de l’Occident et l’émergence d’un nouvel ordre international dont les contours – sino-centré ? multipolaire ? – restent flous. Mais toujours est-il que le déclin de l’Occident, et singulièrement des Etats-Unis, ajoute une nouvelle couche d’incertitude à un tableau déjà bien sombre. Les puissances déclinent ou meurent rarement sans que leur effondrement ne produise des ondes de choc meurtrières. Songeons au génocide arménien lors de l’effondrement de l’Empire ottoman. Dans le cas des Etats-Unis, nous devons observer comment la grande puissance hégémonique du XXe siècle gèrera son déclin face à la montée du concurrent chinois.
Si des séquences longues de géopolitique internationale peuvent être articulées à des tendances longues de l’humanité, le déroulement précis de ces phases apparaît obéir à une temporalité chaotique qui n’est pas sans relancer le débat sur l’agentivité des acteurs dans l’histoire. L’étude du déclenchement de la Première guerre mondiale par exemple ne laisse pas d’étourdir l’observateur, tant les acteurs de l’époque ont agi en « somnambules », pour reprendre l’expression de C. Clark, alors qu’à chaque étape des déclarations de guerre, il eut été encore temps d’enclencher une contre dynamique de paix[xi]. Faut-il en vouloir au président Poincaré, par exemple, d’avoir donné carte blanche au bellicisme russe, ou faut-il voir dans le déclenchement de la Première guerre mondiale le résultat d’une dynamique qui a échappé en grande partie aux acteurs qui en sont les responsables directs ? Depuis au moins Tolstoï, cette question est san fin et apparaît largement indécidable.
Nous sommes en tout cas dans une séquence historique où tout peut arriver, le pire n’étant pas exclu. Points de bascule, phase de décomposition cyclique et déclin historique de l’Occident dessinent une configuration temporelle particulièrement chargée de périls existentiels pour l’humanité. Les prospectivistes les plus talentueux ne peuvent qu’émettre des gammes de scénarios qui vont d’un extrême à l’autre sur l’échelle de la gravité, comme un météorologue qui ne peut prédire à plus de cinq jours avec plus de 50 % de chances d’avoir raison, si le temps sera à l’orage où la haute pression atmosphérique sur telle portion de territoire[xii]. Le réarmement de l’Europe entraînera-t-il une généralisation du conflit européen au reste du continent, voire au reste du monde ? La menace nucléaire doit-elle être rangée dans la boîte des éventualités trop irrationnelles pour se produire réellement ou bien être considérée comme inéluctable, un peu comme une arme qui apparaît dans un polard doit être forcément être utilisée ?[xiii] Le caractère erratique de la politique internationale de Trump, plus ou moins théorisé comme instrument de pression par l’intéressé, est l’expression la plus claire d’une géopolitique internationale entrée dans une phase particulièrement chaotique[xiv]. Mais de la même façon que cette politique erratique produit des décisions déjà monstrueuses sur le plan intérieur (enfermement de migrants dans des camps), elle se montre complice au sens le plus fort du terme du génocide gazaoui[xv]. Partant, plus aucune limite ne saurait être intellectuellement pertinente dans la fabrication de scénarios apocalyptiques alors que tout converge sur l’émergence d’un imaginaire guerrier, à l’échelle planétaire, fantasmant sur la toute-puissance d’industries d’armement à l’imagination sans limite et aux moyens décuplés. Cet imaginaire est d’autant plus dangereux qu’il est engrené dans une noosphère totalement désinhibée.
Articuler les différentes temporalités de l’histoire permet donc de mieux comprendre le temps présent et sa singularité. L’humanité est à une croisée des chemins dans son rapport à l’environnement ; elle est au pied du mur face à la disruption potentielle de l’IA ; elle doit gérer un bouleversement des rapports de force géopolitiques avec le déclin de l’Occident ; les dirigeants doivent administrer ces dossier dans un contexte où de nombreux Etats leaders sont confrontés à une phase cyclique de décomposition de leur société et à la prolifération idéologique d’une noosphère dopée aux réseaux sociaux.
Il reste à déplier cette combinaison temporelle sur le planisphère. Ce sera l’objet du prochain billet.
[i] Edgar Morin, La vie des idées, op. cit.
[ii] Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997 (édition originale : Simon & Schuster, 1996).
[iii] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Odile Jacob, 1993.
[iv] Voir les travaux de Bruno Patino, notamment La civilisation du poisson rouge : petit traité sur le marché de l'attention, Grasset, 2019. Je ne saurais trop conseiller la veille opérée sur ces questions par le site de critique médias Arrêt sur images.
[v] Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la république, La Découverte, 2019.
[vi] Débat sur Gaza : France info mis en garde par l’Arcom après une séquence qui imaginait l’enclave en Riviera du Moyen-Orient – Libération
[vii] Eloge de Hitler et injures: l’IA Grok de Musk enchaîne les polémiques | Mediapart
[viii] Qu’est-ce que la pensée néoréactionnaire ? Hypothèses et définition d'une idéologie radicale trumpiste | Le Grand Continent
[ix] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, op. cit.
[x] Emmanuel Todd, La diversité du monde, op. cit.
[xi] C. Clark, Les somnambules, Flammarion, 2013.
[xii] Voir la série de vidéos « Le monde selon Todd. Comprendre le chaos », sur la chaîne You Tube de Fréquence populaire média.
[xiii] Voir cet excellent entretien, déjà cité, de Benoît Pelopidas : Les armes nucléaires sont hors de contrôle (et nos dirigeants ne sont pas prêts) - Élucid
[xiv] Voir : L'Iran, une menace nucléaire ? Le cynisme d'Israël, des USA et de leurs complices... - Élucid
[xv] Voir : Pascal Boniface, Résister pour les droits humains. Avec Agnès Callamard | Entretiens géopo sur sa chaîne YouTube