Les tendances de longue durée ont amené sapiens à dépasser la capacité de charge de son système. On peut douter de la date précise du pic pétrolier, de la pénurie de métaux rares, etc. mais pas du fait que ces événements auront lieu. Notre modèle global de développement thermo-industriel, capitaliste, productiviste, n’est pas durable, n’est pas même amendable, il nécessite une bifurcation. Ces mêmes tendances de longue durée ont fait muer sapiens en la principale force géologique, à l’origine du dérèglement climatique qui risque de déboucher sur des bouleversements majeurs pour les sociétés humaines et le vivant dans sa globalité. L’intelligence biologique caractéristique de sapiens donne naissance à une intelligence artificielle dont une des propriétés émergentes risque d’être une autonomisation incontrôlable si elle n’est pas utilisée auparavant à des fins délétères. La phase cyclique de décomposition entamée depuis le tournant néolibéral des années 80, la recomposition géopolitique majeure en cours avec le déclin de l’Occident, l’effervescence d’une noosphère devenue délirante, dessinent un cadre historique bien peu propice pour que l’humanité fasse sereinement face aux défis majeurs qui l’attendent.
Les effets de ces tendances de longue durée nécessitent des réactions politiques vigoureuses et coordonnées. L’embryon de communauté internationale mis en place à partir de 1945 n’est pas dimensionné ni pensé pour de tels défis. Cette communauté internationale paraît d’autant plus fragile qu’elle est constituée d’Etats entrés, pour une grande partie d’entre eux et non des moindres, dans une phase de décomposition cyclique. Les chefs de gouvernement doivent dépenser la majeure partie de leur énergie à trouver les solutions, le plus souvent des pansements sur des jambes de bois, aux dégâts sociaux qu’ils ont le plus souvent contribué à causer en enclenchant le mécanisme délétère [paupérisation des classes populaires / pompe à enrichissement des classes supérieures / prolifération d’élites concurrentes] décrit par Peter Turchin.
Ces tendances de longue durée et ce cycle socioéconomique alimentent les turbulences chaotiques de la noosphère et des relations internationales. La fenêtre d’Overton a été explosée tant à l’échelle des Etats où la parole raciste et xénophobe s’est libérée comme aux plus mauvais jours, qu’à l’échelle internationale où les propos les plus outranciers permettent des passages à l’acte d’une violence inouïe (projet de riviera au Proche-Orient et purification ethnique de la bande de Gaza, attaque préventive sur l’Iran...) L’heure est aux replis identitaires, à l’exacerbation des processus dissociatifs, alors que le moment nécessiterait un sursaut de solidarité. Le syndrome Game of Thrones se présente dans une phase aigüe.
Comme nous venons de le voir, les effets de ces différentes temporalités forment système par des boucles de rétroaction négatives. La surexploitation et l’épuisement en vue des ressources alimentaires, minières et énergétiques, créent un climat d’angoisse propice à la polarisation des sociétés, enclenchée avec la phase de désintégration néolibérale. Au discours écologiste radical, fondé scientifiquement, s’opposent des formes de radicalité conservatrice, de néofascisme suprémaciste et de délire transhumaniste.
La prospective ne peut être qu’effrayante. Des formes d’effondrement localisées, géographiques ou sectorielles, sont déjà visibles : destruction du peuple gazaoui, Etats faillis, asthénie des valeurs morales fondatrices dans les pays leaders, extinction massive des êtres vivants... La possibilité d’un effondrement global de notre système planétaire intégré est documentée, théorisée, modélisée depuis le rapport Meadows en 1972[i]. Le risque d’une conflagration nucléaire doit être pris très au sérieux à l’aune d’une histoire, peu connue, qui montre que l’humanité a eu beaucoup de chance d’y échapper en maintes occasions[ii].
Notre vie physique est engrenée dans un système économique globalisé qui nous fait consommer des produits venant de tous les continents. Notre vie psychique est maintenant reliée à un vaste système cognitif global qui nous permet, sur tout sujet, de poser une question complexe à une IA via nos terminaux numériques et de recevoir une réponse instantanée, le plus souvent d’une qualité bluffante. Ce très haut niveau d’intégration et de performance se paie par une fragilité croissante due à ses besoins exponentiels. Nous comprenons tout cela, mais nous sommes incapables de prévoir précisément comment un effondrement pourrait se produire. Nous comprenons le système, nous l’avons même créé, mais nous sommes incapables de prédire précisément comment il va évoluer, c’est le propre des systèmes chaotiques, sauf qu’il va vers un effondrement car il est essentiellement non durable. Quelle sera la carte qui fera s’écrouler le château ? à peine pouvons-nous esquisser des débuts de scénarios
Quelles leçons politiques tirer de ce tableau ? A l’échelle des Etats, seul un programme de nature éco socialiste correspond aux défis à relever. J’entends par là un programme qui vise à enrayer le creusement des inégalités, la polarisation de la société et les séparatismes de toute nature (celui des ultra riches au premier chef), dans une mobilisation générale du corps social pour une bifurcation de notre système vers un modèle durable, sobre donc, et solidaire. Je ne crois pas en sa venue à brève échéance. Je pense que la plupart des sociétés attendront - au mieux d’être au pied du mur, confrontées à des formes partielles d’effondrement, pour réviser leurs orientations. Il est donc urgent d’écouter les spécialistes en résilience comme Arthur Keller[iii] qui nous font comprendre que nos ratiocinations, nos débats inutilement polarisés, ne seront bientôt plus de mise face aux urgences qui vont devoir être gérées. Il y a fort à parier que la plupart des sociétés individuellement, et la communauté humaine dans son ensemble, seront incapables d’empêcher des formes plus ou moins globales d’effondrement d’advenir ; il leur reste à apprendre à absorber au mieux les chocs qui se profilent pour se donner le temps de réinventer une humanité réconciliée avec son environnement terrestre.
La politique des Etats, singulièrement de la France, est engrenée dans de multiples instances de gouvernance internationales, dont l’UE et ses carcans. Rien de nouveau ne peut advenir :
- sans le recouvrement d’une souveraineté en grande partie aliénée à différentes échelles dans le grand mouvement d’intégration global ;
- sans la redéfinition de nos partenaires et de la nature de nos partenariats ;
- sans la promotion d’un droit international à reformater qui, forcément imparfait, oscillant entre prétentions universalistes et respect de la diversité du monde -reste préférable à la loi pure et simple du plus fort[iv].
J’aimerais esquisser un programme avec plus de précision. Mais le futur est incertain, chaotique, il défie toute prospective à la ligne claire. Ce que je crois, c’est qu’il nous faut nous préparer, et préparer nos enfants, à des mutations brutales[v]. Il faut renforcer nos capacités d’adaptation et de résilience, or la conclusion principale de cette série de billets de blog est le non-alignement entre les défis qui nous attendent et l’enlisement de la partie dirigeante de l’l’humanité dans une phase cyclique de décomposition sociale et sa perte dans les turbulences chaotiques de la noosphère et de la géopolitique. Renforcer nos capacités d’adaptation et de résilience face aux chocs qui arrivent suppose que l’on renforce tous les mécanismes de solidarité à toutes les échelles ; que l’on revienne à des certitudes ancrées dans notre sociobiologie : nous sommes des êtres vivants, notre capacité d’entendement ne nous permet pas de percer les mystères de notre origine mais nous devons accepter que le sens immédiat de notre vie et de reproduire la vie dont nous sommes dépositaires[vi], d’aimer nos enfants, et de renouer une relation saine avec notre environnement.
Face aux différentes formes de chaos qui nous attendent, il y a fort à parier (on l’observe déjà à vrai dire) que les aires anthropologiques cartographiées par Emmanuel Todd offriront une géographie contrastée des capacités de résilience. Pas sûr que la France, l’Angleterre ou le Etats-Unis, ces pionniers de la modernité, soient bien classés, tant la décomposition de leurs systèmes est avancée. Je parierais davantage sur des populations qui ont su garder des systèmes d’une grande sobriété et une altricialité secondaire restreinte, si l’impact direct du réchauffement global ne leur est pas fatal ; sur des pays de taille moyenne, dépourvus de nostalgie de puissance ou de lests postcoloniaux[vii], comme le Danemark, qui montrent la possibilité d’un équilibre social fondé sur la décarbonation ; ou sur les systèmes à forte intégration verticale comme l’Allemagne, la Russie ou la Chine, qui ont montré leur capacité à persévérer dans leur essence, vaille que vaille[viii].
A moins que l’humanité ne soit emportée dans son entièreté dans une forme d’apocalypse, quel que soit le sens que l’on donne à ce joli mot, de destruction totale ou de révélation mystique[ix].
[i] Sur la notion d’effondrement, je réitère mon, conseil de lecture : Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015.
[ii] Sur la menace nucléaire et son histoire, voir l’entretien de Benoît Pelopidas, également sur le site d’Elucid : Les armes nucléaires sont hors de contrôle (et nos dirigeants ne sont pas prêts) - Élucid
[iii] Sur la nécessité de se préparer aux chocs, cet entretien d’Arthur Keller sur le site d’Elucid (à retrouver également sur la chaîne YouTube de ce média) : Face au chaos qui se profile, repenser fondamentalement nos méthodes - Élucid
[iv] Voir cet entretien de Bertrand Badie sur Elucid : L'humiliation et l'impunité : les causes ignorées de la guerre qui aggravent tout - Élucid
[v] Dans le système éducatif français, la dernière tentative de réforme du lycée date de l’ère Blanquer qui nous semble déjà étrangement lointaine alors qu’elle commence à produire ses effets : éducation intellectuelle hors-sol par rapport aux défis de notre temps, renforcement des inégalités et tri social, entrisme du privé dans la plateforme Parcoursup, productions d’élites concurrentes et déconnectées... Voir ce programme dont le titre offre un bel exemple d’antiphrase : Loi école de la confiance du 26 juillet 2019 (loi blanquer) | vie-publique.fr
[vi] Je ne voudrais pas que cette phrase soit prise comme une sentence réactionnaire. Elle doit s’entendre comme réalité collective au sein d’une société. Mais je suis persuadé qu’une société qui fonctionne bien doit accepter les choix individuels qui n’iraient pas dans ce sens. Je crois que la vocation d’une société est de se reproduire mais que les individus doivent y rester libres de leur rôle, libres individuellement de procréer ou non, libres de leur orientation sexuelle, etc.
[vii] Avec mon ami Sébastien Jahan, j’ai travaillé sur la Françafrique et ses effets négatifs tant sur les anciennes colonies que sur l’ancienne puissance coloniale. La volonté de garder un statut de puissance, via des mécanismes néocoloniaux après les indépendances, a contribué à pourrir la vie politique française et à maintenir un haut niveau d’extraversion économique qui est maintenant un handicap pour la bifurcation nécessaire. Voir notamment le numéro des Cahiers d’Histoire que nous avons coordonné : 157 | 2023 La Françafrique, un néocolonialisme français
[viii] Au moment où j’écris ces lignes, Peter Turchin publie un billet sur Substack qui les étaye : The Deep Roots of Geopolitics II
[ix] Sur la notion d’Apocalypse qui semble hanter aussi bien les collapsologues que les barons de la tech comme Peter Thiel, voir cet entretien d’Emmanuel Todd, sur la chaîne YouTube de Fréquence populaire : Emmanuel Todd - APOCALYPSE NOW : Des États-Unis à l'Europe