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Billet de blog 14 mai 2023

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Morts en Méditerranée : l’installation à bas bruit d’un régime d’inhumanité

Beaucoup de morts et peu d’informations, l’Europe s’installe de toute évidence dans un régime d’inhumanité en Méditerranée. Tentons une analyse historique et une prospective (quelque peu désespérée).

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Les données du premier trimestre 2023 indiquent que le nombre de migrants ayant perdu la vie en Méditerranée a battu un record depuis 2017[i]. Sur les 441 victimes recensées – un bilan nettement sous-estimé – 127 sont décédées à cause de retards dans les opérations de sauvetage[ii]. Cet événement qui en d’autres temps aurait pu occuper une place centrale dans l’information n’a fait l’objet que de faibles signaux, intermittents comme des lumières de phares dans une mer agitée. Il est pourtant crucial de réfléchir au paradigme dans lequel nous sommes en train de nous installer.

L’historien est habitué à repérer les séquences qui mènent d’un ensemble d’erreurs évitables à une situation inextricable, une fois un point de bascule franchi, ce blog leur est même dédié. L’indifférence et le régime d’inhumanité dans lequel l’Europe est en train de s’installer à l’égard des migrants qui traversent la Méditerranée au péril de leur vie en est un triste exemple.

Comment ne pas voir qu’ils sont la résultante, entre autres éléments d’un modèle multifactoriel, des politiques néocoloniales et néolibérales qui ont ruiné tout espoir de développement et de transition démocratique dans la plupart des Etats du continent africain[iii]. Dans l’avenir, ces flux vont de plus en plus être motivés par les changements environnementaux qui vont rendre la vie impossible pour une partie des populations vivant dans les régions les plus exposées aux effets du dérèglement climatique[iv], suite logique du « pollutions au Nord, dégâts au Sud », créant une dette des pays riches à l’égard des pays pauvres qui ne sera – encore une – jamais remboursée[v]. Bref, les occidentaux ont multiplié les erreurs de jugement et les politiques prédatrices qui ont favorisé l’émergence de la situation migratoire actuelle.

Conséquence de quoi, l’Europe est aujourd’hui dans la situation du criminel qui pour échapper à la justice doit cacher le cadavre. Plus grave, l’invisibilisation des morts de la traversée se fait dans un consensus tacite qui instaure un régime général d’inhumanité. Les responsables / coupables trouvent le silence complice ou les encouragements d’une population elle-même maltraitée par les politiques néolibérales, acculée à l’antienne « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Et il est vrai que passé un point de bascule, les effets négatifs d’une politique pluri décennale ne sont plus réversibles. Le silence des médias ne trouve plus alors que de faibles résistances pour les interpeller sur leurs manquements.

Le point de bascule à isoler est peut être celui des 1.5 ou 2 ° des accords de Paris que la communauté scientifique est d’accord pour qualifier aujourd’hui d’intenables[vi]. L’idée d’un grand désordre, inéluctable et planétaire, s’installe alors plus ou moins profondément dans l’inconscient collectif. A bord du Titanic planétaire, il n’y aura pas de canots de sauvetage pour tout le monde. Les riches doivent endurcir leur cœur afin d’être prêts à mettre des coups de rame fatals sur les pauvres qui auraient la prétention de vouloir survivre avec eux[vii]. La situation actuelle est moins exigeante pour la plupart des citoyens : elle ne nécessite même plus de détourner le regard puisque les images insoutenables d’un petit garçon gisant dans l’eau semblent avoir épuisé leur potentiel émotionnel et donc leur intérêt pour les médias mainstream.

La crainte d’un désordre climatique contre lequel l’impuissance organisée semble devenir la réponse réelle sinon revendiquée, semble déboucher sur une acceptation fataliste des victimes engendrées.  Entendons par « impuissance organisée» l’idée qu’au-delà des discours de circonstance débités lors des COP, il semble patent que les pays riches ont renoncé à lutter efficacement contre le réchauffement au profit de politiques d’adaptation, puisqu’après tout ils ne seraient pas - dans l’état actuel des connaissances -  les plus sévèrement touchés et que s’adapter reviendrait moins cher, dans un calcul coût / bénéfice douteux et cynique, que d’œuvrer à un nouvel ordre mondial plus harmonieux ... et subséquemment de rembourser la dette accumulée à l’égard des pays pauvres.

Voilà le régime d’inhumanité dans lequel nous semblons nous installer en guise de realpolitik face aux tempêtes qui viennent. Il n’est peut-être pas trop tard pour nous en extirper. Chaque dixième de degré compte comme le rappelait récemment la glaciologue Heidi Sevestre[viii]. Chaque pas vers une solidarité internationale effective peut nous emmener sur une autre voie comme le répètent inlassablement les associatifs de bonne volonté. Chaque vie sauvée nous redonne foi en un monde qui ne serait pas irrémédiablement voué à la barbarie.

[i] Traversée de migrants en Méditerranée : le 1er trimestre 2023 est le plus meurtrier depuis 2017 | ONU Info (un.org)

[ii] Ibid.

[iii] Voir la veille opérée depuis des décennies par l’association Survie sur la Françafrique (survie.org)

[iv] (748) Comment le réchauffement climatique va bouleverser l’humanité (ft. Le Réveilleur) - YouTube

[v] COP27 : la dette climatique du Nord envers le Sud, sujet brûlant des négociations (lemonde.fr)

[vi][vi] Voir mon autre billet de blog : « 1.5° ? ».

[vii] En Méditerranée, les gardes-côtes libyens ouvrent le feu pour faire fuir l’« Ocean Viking » | Mediapart

[viii] Sentinelle du climat, Harper et Collins, 2023.

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